Chapitre 32 - Suhua

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15 octobre – 16 heures 18

Kyoto

J'entre dans la chambre d'hôpital. Felix est allongé sur le lit, endormi. Lentement, en silence, je m'approche de lui et m'assois sur le tabouret mis à son chevet. Ça fait maintenant une heure trente qu'il est à l'hôpital, et ses cheveux décolorés sont encore légèrement humides de la pluie battante. Sur ses paupières fermées, je distingue de fines veines, violettes pour la plupart. Ses joues d'habitude rosées sont pâles, un petit peu plus creuses. Sous la blouse horriblement laide de l'hôpital, je devine son torse aux muscles fins, mais aussi ses côtes saillantes. Elles ressortent plus, ces derniers jours.

Je déglutis. Pourquoi est-ce que je ne me suis rendue compte de quasiment rien ? Pourquoi ça ne m'a pas alarmée plus que ça qu'il refuse de manger ? Il disait qu'il était malade, et je le croyais. J'étais suspicieuse, mais je ne disais rien. Seulement, c'était juste son excuse pour sauter des repas. J'étais trop obnubilée par son rapprochement avec Judith et ses disputes avec son père pour comprendre qu'il souffrait. J'ai été égoïste.

Je pose ma main sur sa joue. Elle est gelée. Timidement, j'approche mes doigts de ses lèvres entrouvertes. C'est stupide. Je vois sa poitrine bouger, je sais qu'il n'est pas mort. Pourtant, sentir son souffle chaud sur la pulpe de mes doigts me rassure.

Alors que j'éloigne ma main, ses doigts agrippent mon poignet. J'ai un léger mouvement de recul, avant de me rapprocher. Felix gigote un peu puis ouvre les yeux. Ses prunelles noisette croisent les miennes, et on se fixe un moment. Je finis par baisser les yeux et mon petit ami tire légèrement sur mon poignet.

- Sunshine... Qu'est-ce que tu fais là ?

Je hausse un sourcil et pince un peu les lèvres.

- C'est moi qui ai appelé les pompiers. Je me suis retournée et je t'ai vu agrippé au poteau, alors j'ai commencé à t'appeler mais tu ne répondais pas. Et tu t'es effondré. J'ai paniqué, et je suis restée dans un état second un petit moment, avant qu'un homme me hurle d'appeler les secours. J'ai pu monter dans la camionnette avec les pompiers, et je suis arrivée ici.

- Viens.

- Où ?

Felix soulève les draps et écarte les bras du mieux qu'il peut. Je l'observe un instant.

- Je n'ai pas le droit.

- Je m'en fiche.

Hésitante, je m'avance un peu avant de m'allonger à ses côtés. Felix serre ses bras autour de ma taille et me presse contre lui.

- Je suis désolé.

- Moi aussi.

Felix me regarde dans les yeux, un sourcil haussé.

- Tu n’as rien fait de mal, dit-il, la voix tremblante.

- Si. J’ai cru que tu me trompais, je n’ai pas eu confiance en toi. Et je n’ai rien fait alors que je voyais que tu ne mangeais pas, et pourtant je savais que tu avais déjà eu des problèmes de santé… Je suis désolée. À partir de maintenant, promets-moi que tu mangeras correctement. Tu es déjà mince, Felix, tu n’as pas besoin de l’être plus…

Je lève la main et la passe sur sa joue.

- Tu as perdu du poids. Et… c’est grave… Tu es censé peser soixante-dix kilos, tu dois en faire soixante, voire moins. Je… Tu me fais peur… Alors, je t’en supplie, dis-moi que même si c’est compliqué, tu vas recommencer à manger…

- Sunshine…

Felix soupire et réajuste sa position. Lorsque j’entends des pas dans le couloir, je me dégage de ses bras, me redresse et sors du lit rapidement, sous l’œil amusé de mon petit ami.

Un médecin entre dans la pièce et nous sonde un instant, avant de me prendre à part. Je jette un regard inquiet à Felix, puis obtempère et suis l’infirmier.

- Votre… compagnon est victime d’un trouble du comportement alimentaire, il est en carence. Il va suivre un traitement pour aller mieux et comprendre que la nourriture n’est pas une ennemie, mais une alliée précieuse. Savez-vous s’il suivait un régime particulier ou s’il se contentait de sauter des repas ?

Je sens l’accusation dans la voix du médecin. Est-ce que j’y suis réellement pour quelque chose ?

- Il me disait qu’il n’avait pas faim… Ça dure depuis environ un mois et demi…

L’infirmier hoche la tête et note quelque chose.

- Quand pourra-t-il sortir de l’hôpital ?

- Demain soir au plus tard. Savez-vous environ quel poids pesait votre compagnon avant d’adopter des comportements malsains ?

J’ai envie de le taper quand il dit « comportements malsains ». Oui, ok, c’est malsain pour son corps, mais je l’interprète comme s’il le jugeait. Ce qui est probablement faux, par ailleurs.

- Environ soixante-cinq kilos. Adolescent, il… il a été boulimique, mais ça n’a pas été traité… et… Même s’il ne présentait aucun comportement… malsain, il faisait quand même un peu attention à ce qu’il mangeait.

Le médecin opine à nouveau du chef puis tourne la tête vers Felix.

- Il va aussi avoir besoin de vous. L’aide des psychologues et autres professionnels de santé ne suffira pas. Essayez de rester présente à ses côtés, et de l’encourager quand il le faut. Je pense qu’il a besoin d’être valorisé parfois. Évitez de lui préparer des plats trop gras au début, ou de lui proposer trop de sucre. Restez sur des repas légers, sains, mais complets.

- D’accord.

Je remercie l’infirmier, m’incline puis retourne au chevet de mon petit ami. Il me lance un petit regard et soupire.

- Regarde-moi ça, je perds tout mon charisme à cause de leur blouse moche…

Je tapote sa tête.

- Mais non.

- Suhua… Tu sais que je ne te trompe vraiment pas, n’est-ce pas ? Si ce n’est pas assez clair, je pourrais aller tout expliquer à Judith, et peut-être même m’éloigner d’elle s’il le faut.

Je le regarde un instant. Ses yeux semblent peinés, il me fixe avec une certaine inquiétude. Je me penche un peu en avant et presse mes lèvres sur les siennes, froides et un peu sèches.

- Je te crois, c’est bon. C’est juste que comme tu étais un peu distant à cause de tout ce qu’il s’était passé avec ton père, et qu’en plus de ça tu te rapprochais de Judith, j’ai eu un peu peur. Là où j’ai été le plus jalouse, c’était quand tu étais dans ta mauvaise phase et que tu jouais du piano jusqu’à te détruire les doigts… C’est là où tu t’es le plus rapproché de ta belle-sœur, alors quand tu lui as parlé sèchement la dernière fois… C’est un peu horrible, mais j’étais contente.

Felix entrouvre les lèvres puis il sourit et ferme les yeux.

- Je comprends. Après tout, j’ai été jaloux de ton ancien voisin juste parce qu’il t’a parlé alors que toi et moi étions au téléphone.

Je repense à la petite tension dans sa voix lorsque Lionel m’a interpellée dans la rue.

- Approche, Sunshine.

Je m’exécute, me penchant à nouveau vers lui. Felix attrape la baguette chinoise qui maintient mes cheveux, même si mon chignon a été un peu défait par ma course puis quand je me suis allongée, et tire dessus. Mes cheveux retombent dans mon dos et sur ma poitrine, et mon petit ami en attrape une mèche, ses doigts venant frôler le bas de mon ventre nu, étant donné que mon corset bleu s’arrête au-dessus de mon nombril. Même si mon jean noir est un taille haute, une partie de ma taille est à l’air libre.

- Tu veux manger un peu ? demandé-je. Je peux demander à un médecin, si tu veux.

Réticent, il secoue la tête.

- Je te fais confiance pour me préparer quelque chose de bon à mon retour à la maison.

Je grimace.

- Ça va être compliqué, je sais pas cuisiner… Mais ok, j’essayerais.

Felix remonte tout mon corps avec sa main pour glisser la mèche de cheveux qu’il tient derrière mon oreille, laissant traîner ses doigts sur ma joue.

- Parfait.

- Tu veux que je prévienne Karina que tu es à l’hôpital ?

- Comme tu veux. Je… Oui, en fait. S’il te plait.

Je lui souris puis attrape mon portable pour taper un message à sa sœur.

- Et… Tu veux que je le dise à Judith ? On est quand même partis en courant, elle doit s’inquiéter… Et… puisqu’elle… t’aime…

Je bute un peu sur le mot.

- Et que tu l’as repoussée parce que je suis arrivée… elle doit s’en vouloir…

Felix fronce les sourcils et enfonce sa tête dans l’oreiller plat du lit.

- Je ne sais pas trop. En même temps… Je n’ai aucune raison de ne pas vouloir la voir, mais j’ai peur que ça lui fasse mal de nous voir en mode petit couple alors que je viens de la recaler… Au pire, dis-lui et elle viendra si elle veut… Précise-le bien, s’il te plait.

- Ok.

Je m’exécute, tapant un message où j’explique à Judith la situation, où je m’excuse de m’être enfuie de chez elle, et où je lui dis de me rejoindre seulement si elle s’en sent capable.

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