Chapitre 33 - Felix

7 minutes de lecture

16 octobre – 17 heures 08

Kyoto

Karina est passée me voir dans l’après-midi, et elle m’a parlé sérieusement, inquiète. Elle s’est même énervée contre moi, mais je la comprends : j’aurais fait pareil.

Je devrai bientôt pouvoir quitter l’hôpital, la blouse moche, la chambre aux murs blancs qui pue l’antiseptique et les médecins qui m’observent en parlant de potassium, de carences et de traitements.

Suhua est partie il y a quelques minutes pour aller aux toilettes et se chercher un café, et je me retrouve seul dans cette pièce. Ma perfusion a été retirée, et j’ai maintenant un petit pansement à l’endroit où l’aiguille rentrait dans ma veine.

La porte s’ouvre sur une jeune femme rousse, dont le mascara a coulé et tâche le dessous de ses yeux. Elle s’avance lentement vers moi et se laisse tomber sur le tabouret.

- Felix…

- Judith, je suis sincèrement désolé…

- Ce n’est pas de ta faute. Je n’aurai pas dû t’en parler, mais sur le moment j’étais tellement touchée que tu m’aies aidée, et j’ai… j’ai craqué. Alors que je sais que tu aimes Suhua, et c’est ok. Il y a juste que je me demande comment je vais faire puisque je suis persuadée que dans la vie, on ne tombe amoureux qu’une fois.

Elle rit légèrement en disant ça, mais ses épaules se mettent à trembler et elle se prend le visage entre les mains.

- Tu disais qu’on ne tombait amoureux qu’une fois, de la personne qui nous est destinée, sinon c’est juste de l’attirance plus ou moins forte. Je ne peux pas t’être destiné, puisque je suis amoureux de Suhua. Donc… c’est que tu n’es pas amoureuse de moi. La personne qui t’est destinée t’attend encore… Enfin, si on suit ta théorie… Mais je l’aime beaucoup, alors j’y crois. Tu devrais y croire aussi.

- Pourquoi c’est moi qui me fais consoler alors que c’est toi qui es à l’hôpital ? sanglote-t-elle.

- Ne t’en fais pas.

Judith opine du chef et relève la tête, séchant ses larmes du dos de sa main. Je lui souris puis tourne la tête vers la fenêtre, à ma droite.

- Et donc… tu as quoi ?

Je soupire.

- Un trouble du comportement alimentaire.

- C’est pour ça que tu ne mangeais pas, réalise-t-elle. En fait… Je m’en doutais.

Je pince les lèvres et hoche un peu la tête, gêné. J’ai l’impression d’avoir eu tort de me priver de nourriture, tout ce temps. Ce n’est pas parce que je mange moins que je serais une personne meilleure. Je vais juste me détruire la santé, je risque même de mourir. Peut-être que quand je m’en serais rendu compte, il aurait déjà été trop tard. J’ai de la chance de ne pas encore ressembler à un squelette, simplement à un homme un peu trop mince.

Je sens quand même que ça va être dur de recommencer à manger. Y repenser me donne un peu envie de vomir, pourtant il va falloir que je me réhabitue.

* * *

Suhua a quitté l’hôpital pour aller préparer à manger il y a deux heures, et maintenant, Judith a accepté de me raccompagner jusqu’à chez moi. Au début, j’étais un peu hésitant, je ne voulais pas la mettre mal à l’aise, mais ça ne la dérangeait pas.

Je suis donc en train de traverser le jardin central dans la pénombre de la soirée, afin de rejoindre le pavillon principal, et donc la cuisine. Je m’arrête un instant pour regarder le lac, calme, sans remous, avec toutes les feuilles qui flottent à sa surface, avant de reprendre ma marche.

Une odeur d’épices se dégage de la cuisine. Quand j’y entre, je vois Suhua servir dans des assiettes une poêlée de poivrons rouges, des émincées de poulet ainsi que du riz à sushi. Elle lève les yeux vers moi, et elle me sourit.

Je m’avance jusqu’à elle, lui prends la cuillère des mains, la pose sur le rebord de la casserole, puis j’attrape ma petite amie par la taille et je l’attire à moi pour un câlin.

- Je vais en avoir besoin de beaucoup, Sunshine, soufflé-je.

- Tu m’en fais déjà toutes les dix secondes…

- Il va falloir vivre dans cette position, alors.

Suhua rit légèrement et lève son visage vers moi. Elle se hisse sur la pointe des pieds et pose ses lèvres sur les miennes. Je glisse une de mes mains dans ses cheveux et me penche un peu pour approfondir le baiser.

- On va pouvoir manger, murmure-t-elle contre mes lèvres.

Elle se décale lentement, puis elle me demande de l’aide pour apporter les deux assiettes jusqu’à la salle à manger. Je m’exécute puis nous nous asseyons, prêts à prendre le repas. J’observe la nourriture. Il n’y a presque rien dans mon assiette, honnêtement on servirait la même portion à un enfant de six ans, mais je me demande quand même si je réussirais à tout manger. Ça me semble… énorme.

- Prends ton temps, indique ma petite amie.

La gorge serrée, j’opine du chef. J’attrape mes baguettes et pince un bout de poulet, et, tremblant, je le porte jusqu’à mes lèvres. Je grimace tandis que je le mâche, puis je l’avale. J’ai l’impression d’avoir déjà le ventre plein, mais je sais que c’est faux. Même si c’est désagréable, je prends une seconde bouchée, lentement. Je picore les poivrons et les grains de riz à la vitesse d’un escargot, puis je repose mes baguettes.

À la fin, il reste trois morceaux de poulet, un peu de riz mais il n’y a plus de poivrons. Suhua me lance un petit regard puis termine mon assiette, avant de se lever pour débarrasser. Avant de partir, elle tapote mon épaule.

- C’est bien.

Je souris et lève les yeux au ciel, faussement excédé.

Je me lève et la suis jusqu’à la cuisine, pour l’aider à faire la vaisselle et à ranger tout son bazar. On ne parle pas, mais ça me va. Sa présence me suffit, et de toute façon, je ne saurais pas quoi dire.

Je l’observe tandis qu’elle se fait un chocolat chaud. Elle le mélange ensuite à du caramel, avant de rajouter au-dessus de la crème Chantilly et des petites guimauves multicolores. Suhua fouille dans les placards, sort un cookie qu’elle coupe en deux. Elle mange la première moitié et plante l’autre dans sa crème.

J’hésite à faire comme elle. En même temps, ça me donne envie et je sais que ça ne me fera pas de mal, mais… Il reste quelque chose en moi qui m’empêche de le faire. Suhua surprend mon regard et sourit :

- Tu en veux un ?

Je sens l’espoir dans sa voix. Son optimisme me donne envie de lui répondre « oui », alors c’est ce que je fais, ne contrôlant plus vraiment ce que je raconte.

Ses yeux pétillent et un sourire encore plus large illumine son visage. Déterminée, elle s’affaire à reproduire sa petite boisson, mettant une cuillère de caramel en moins, diminuant la quantité de guimauves… La voir adapter un peu sa recette pour moi me touche profondément. Alors qu’elle plante la moitié d’un cookie dans la crème Chantilly, je l’attrape par le poignet et l’attire dans mes bras.

Je pose ma main sur sa joue et passe mon pousse sur le coin de sa bouche, où des petites miettes de cookies se sont déposées, puis je dépose un baiser sur son front.

- Sunshine, tu es beaucoup trop mignonne…

- Je…

Je la fais taire en l’embrassant, trop impatient de goûter ses lèvres au goût de cookies. Suhua se serre contre moi et se met sur la pointe des pieds, ses mains agrippées à mes pectoraux.

- Tu m’as coupée alors que j’allais te dire « je t’aime ». Tu ne fais aucun effort, souffle-t-elle.

- Mince… Tu as raté l’occasion de prendre l’initiative, et maintenant c’est moi qui vais le faire.

- Je n’ai rien compris à ce que tu as…

- Je t’aime, coupé-je.

- Je t’aime aussi.

Je dépose un baiser sur ses lèvres puis je la relâche. On porte nos tasses à travers les jardins pour rejoindre le pavillon avec le mini-cinéma, et on s’assoit entre les couvertures et les oreilles. Je passe une couverture autour de mes épaules et souffle sur le chocolat chaud.

Hésitant, je trempe ma langue sur la crème Chantilly. Le goût sucré, la texture légère, tout se mélange sur mon palais et je pousse un petit soupir. C’est bon. Ça fait du bien.

* * *

Il est minuit passée. Suhua s’est endormie, sa tête sur un des coussins, ses cheveux en bataille, sa tasse posée à ses côtés. Je la fixe un moment, puis me lève pour fouiller dans les étagères autour de nous. Je sors une feuille et un stylo, et j’utilise ma cuisse comme support pour écrire :

Sunshine,

Tu m’as donné envie de manger hier, bravo.

Bon, c’est un peu aléatoire de te dire ça, mais je voulais surtout te dire que tu me donnes envie de faire des trucs que j’ai jamais voulu faire… Je te donne un exemple : avant de te rencontrer, j’étais très heureux célibataire. Maintenant, ce n’est même plus une possibilité envisageable.

Je suis content de t’avoir avec moi. Vraiment. Tu m’aimes (enfin, je crois), tu as une tête de tarsier… Bref, tu es parfaite ! Je sais que t’auras envie de me tuer en lisant ça, désolé…

PS : je t’aime plus que les cookies

Je pose ensuite mon petit mot à côté de sa tasse, et je viens m’allonger derrière elle, passant un de mes bras autour de sa taille. Suhua pousse un soupir, se blottit contre moi, et je souris.

- Je t’aime.

Elle ne répond pas, logique puisqu’elle dort, mais elle bouge de façon à se mettre face à moi, et j’aime penser que c’est sa façon inconsciente de me dire qu’elle aussi.

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