Épilogue - Felix
12 juillet – 14 heures 06
Tokyo
Suhua et moi venons d’atterrir à Tokyo. Ma grande sœur a accouché il y a trois mois d’un petit garçon du nom de Ryūji, et donc je viens voir mon neveu pour la première fois. Je n’étais pas retourné à Tokyo depuis le road-trip avec Suhua, soit il y a quatre ans.
Je lui jette un regard à cette pensée.
Quatre ans. Quatre années que l’on passe ensemble.
Parfois je repense à ce que m’a dit Judith sur l’amour, et je réalise que même après autant d’années, je suis toujours amoureux de Suhua.
- Attends, ta sœur habite là ?! hurle ma petite amie en désignant l’immense penthouse qui s’étend sous nos yeux, avec un jardin moderne, une immense piscine et des palmiers.
Elle observe ensuite la maison, qui est sur deux étages, avec une façade blanche. Une grande baie vitrée révèle l’intérieur du salon du rez-de-chaussé, avec des murs rose poudré, un canapé gris et une table en verre.
- Tu te doutes bien que si je vis dans une villa, Karina n’habite pas dans un petit taudis en bord d’autoroute.
Suhua grimace puis me donne raison.
Nous sonnons à la porte, attendant que Robin ou Karina vienne nous ouvrir. C’est le blond qui s’en occupe. À peine avons-nous passé la porte blanche que des cris retentissent. Ma grande sœur apparaît, les cheveux en bataille et un peu plus longs que la dernière fois que je l’ai vue. Elle tient dans ses bras un petit bébé tout mignon, qui régurgite sur elle tout en hurlant. J’aperçois une petite dent qui pousse, mais elle est seule dans sa bouche minuscule et pleine de lait non-ingéré.
- Ah, il a sali ma robe ! s’énerve Karina. Robin, tu… Où est passé Robin ?
En effet, le mari de ma sœur a disparu. Je me retiens de rire, tandis que Suhua cherche le disparu du regard.
- Prends Ryūji, Felix.
- Quoi ?!
- Deux secondes, c’est bon ! Juste le temps que je me change et que mon pu… mon mari réapparaisse.
Ma sœur a l’air à bout, et ça me décourage encore plus d’avoir des enfants. Elle me fourre délicatement le bébé dans les mains, qui arrête aussitôt de pleurer et me fixe avec ses grands yeux bleus qu’il tient probablement de son père, bordés de longs cils noirs et épais. Je souris au bébé et penche la tête en avant pour frotter mon nez contre le sien.
- Coucou, soufflé-je.
- Euh… Felix ? Tu vas bien ?
Je me tourne vers Suhua et la regarde d’un air coupable.
- Chut, je m’occupe de mon neveu !
Je fixe le petit duvet blond qui pousse sur sa tête, puis mon regard glisse sur sa bouche dégoûtante. J’observe ensuite son body, qu’il n’a pas taché.
Il a tout envoyé sur ma sœur, le coquin ! Lui, je l’aime.
Ryūji continue de me fixer comme une poule qui aurait trouvé un couteau, puis il lève lentement une de ses minuscules mains. Je crois d’abord qu’il va me caresser la joue, alors je lance :
- Oh, c’est trop mignon…
Mais en fait, l’imbécile qui me sert de neveu me met une grosse claque, avant d’éclater d’un petit gazouillement qui doit être son rire.
- Tellement mignon, c’est clair. Recommence, Ryūji, je crois que tonton Felix adoooore quand tu le frappes.
Je fusille ma petite amie du regard avant de secouer la tête avec énergie.
Je m’apprête à soulever le bébé un peu plus haut pour faire le Roi Lion, mais Karina arrive à ce moment-là.
- Mais qu’est-ce que tu fais avec mon bébé ?! s’exclame-t-elle. Tu n’as aucune, mais je dis bien aucune, maturité ! J’y crois pas, rends-moi ça avant que tu ne le lâches et qu’il fasse un trauma crânien !
- « Ça », c’est ton fils, Rina, s’amuse Robin qui est réapparu comme par magie.
- Alors, un : tu étais où quand on avait besoin de toi ? Deux : je t’ai dit d’arrêter avec ce surnom !
- Passe-moi mon fils, Felix.
Je repose Simba…. Euh, Ryūji, oui, bien sûr, dans les bras de son père. Le bébé observe son paternel avant de froncer les sourcils, prêt à pleurer. Il agite les bras comme une pieuvre bougerait ses tentacules, puis il me lance un regard paniqué.
- En plus de ça il t’aime, déclare ma sœur sur un ton exaspéré.
Suhua s’approche de l’enfant et l’observe de près, en marmonnant « c’est fou ce que c’est moche un bébé », ce qui lui vaut un regard noir de ma sœur.
- Alors toi, ne deviens jamais maman ! s’exclame Karina.
- C’était pas dans mes projets, répond ma petite amie.
- Moi non plus, figure-toi… ajoute ma sœur.
Un grand sourire apparaît sur le visage de Ryūji.
- Il parle déjà ? demandé-je.
- Idiot, à cet âge-là, ils ne sortent que des syllabes aléatoires. Genre, il fait des vocalises.
Je m’approche de lui et lui répète mon prénom, même si ma sœur et Robin n’arrêtent pas de me dire que ça ne sert à rien puisqu’il prononcera son premier mot vers seulement neuf mois.
- Felix, Felix, Felix, Felix, Felix, Felix… Ok ? Tu retiens, hein ? Comme ça, ça sera ça ton premier mot. Felix, Felix. Fe-lix. Fe. Lix. Felix.
Le bébé gazouille à nouveau en souriant, avant de faire une tête bizarre. J’attends, me demandant si ça peut vraiment marcher de lui bourrer le crâne avec mon prénom. Il entrouvre les lèvres…
Et il me lâche un rot qui pue le lait en pleine tête.
Je vais aller le noyer dans la piscine.
Je me détourne en clignant plusieurs fois des yeux, dépité. Suhua se moque ouvertement de moi, tandis que Karina sort « Je te l’avais dit ».
- En anglais, pour imiter le bruit d’un rot, on dit « burp », ajoute Robin en faisant semblant de roter. Je pense qu’on a un nouveau prénom pour Felix.
- Quoi ?! Mais !!!
Ok, je vais aller me noyer dans la piscine.
J’ai littéralement perdu Suhua, elle est morte de rire, pliée en deux. Karina a décidé de reprendre son bébé des bras de son mari et elle le fixe dans les yeux.
- C’est bien. Tu n’as pas dit « Felix ». Tu sais déjà ce qu’il faut éviter de faire, au risque de grossir son ego monumental. Ça mérite un bisou.
Ma sœur approche son visage de celui de Ryūji. Au dernier moment, le bébé baisse la tête et gobe le menton de Karina, qui s’éloigne. Un filet de bave s’étire entre eux, puis le bébé gazouille, avant de régurgiter à nouveau, cette fois sur la tête de ma sœur, et non pas sur sa robe.
- Bonne chance, hein…
- Ça va durer encore quelques mois, ajoute Suhua entre deux rires.
- Ok, ok ! Viens, Robin. Tu vas laver Ryūji pendant que je me lave le visage, ordonne Karina.
Docile, son mari la suit. Ils disparaissent dans la salle de bain, me laissant seul entre du lait régurgité et Suhua.
- Karina a l’air épuisée… Entre son mec qui disparaît quand elle a besoin de lui et le bébé qui ne la respecte pas…
- C’est pour ça, je ne veux pas d’enfant. Je préfère celui des autres, au moins dès que j’en ai marre je peux arrêter de m’en occuper.
Suhua rit légèrement puis s’avance vers moi. Je me recule immédiatement et croise les bras.
- Quoi ? Tu ne veux pas de câlin ?
- Non. Tu ne le mérites pas.
- Sérieux ?
- Tu t’es moquée de moi !!! J’y suis pour rien si le bébé me frappe, rote, et… et… et il est chiant, voilà !
- Felix.
- Quoi ?
- Dans un mois tu as trente ans.
- Mais c’est pas le sujet ! explosé-je.
Suhua repart dans un fou rire et je continue de bouder, m’asseyant sur le rebord du canapé. Est-ce que je suis réellement vexé ?
Non. Évidemment.
Mais bon, entre le bébé qui me rote en pleine face et Suhua qui se moque de moi…
- Non, mais je suis désolée… Felix !
- C’est bon, j’ai compris, je suis vieux, les bébés m’aiment pas…
- Mais non, je plaisantais… Attends, tu vas pas vraiment faire la tête pour ça ? Bientôt trente ans, mais dans ta tête t’en as toujours cinq !
- Même quand tu t’excuses tu te moques de moi.
- Toi aussi.
- Oui, bon, j’avoue.
- Voilà.
- Mais moi, en plus de m’excuser, je te fais un câlin.
- T’as refusé tout à l’heure.
Elle vient s’asseoir à côté de moi, les yeux plissés, faussement exaspérée.
- Bah, j’ai changé d’avis.
Suhua marmonne que je suis « vraiment énervant à être indécis », puis elle accepte que je la prenne quand même dans mes bras, et je la serre avec force. Parce que je l’aime, même si elle se moque de moi, qu’elle ressemble parfois à un tarsier et qu’elle ne sait pas cuisiner.
C’est ma Suhua. Ma Sunshine.
FIN

Annotations