Chapitre 10

10 minutes de lecture

À la descente du train, Paul vit la tête affolée de sa mère découvrant son visage contusionné. Que lui était-il arrivé ? Pourquoi n’avait-il pas mis son écharpe avec un froid pareil ? Son père les attendait, impassible, dans la voiture sur la bande d’arrêt minute du parking de la gare. Paul rassura ses parents comme il put. Il ne fallait pas dramatiser, il avait juste glissé sur une plaque de verglas, après avoir percuté un réverbère qu’il n’avait pas vu à temps. Oui, il avait vu un médecin. Tout allait bien. Il leur demanda quand même de s’arrêter à la pharmacie pour récupérer des comprimés contre la douleur et une lotion apaisante à appliquer sur ses côtes.

Son père savait que Paul ne lui disait pas la vérité. Il le laisserait venir à lui s’il en ressentait le besoin, sans poser plus de questions. Être là, disponible, c’est tout. Il avait toujours adopté cette attitude avec ses enfants. Quant à sa sœur Ariane, elle chambra son frère et ne put s'empêcher de répéter qu’il s’était pris un bon coup de poing dans la figure de la part d’un mec jaloux. Elle avait changé depuis septembre. La jeune collégienne taciturne qu'il avait quitté à la fin de l'été dernier était devenue une belle lycéenne souriante, heureuse de le retrouver. Ce qui ne l’empêcha pas dans l’après-midi de s’enfermer dans sa chambre, après avoir tiré le fil du téléphone pour y passer des heures avec ses copines.

Le lendemain du jour de Noël, dans la salle de bain, Paul se regarda nu dans la glace. Un hématome violacé s’était formé sur ses côtes quelques jours auparavant. Aujourd’hui, il était encore visible, mais ne lui faisait presque plus mal. Le visage collé au miroir, il s’assura que son nez avait repris ses proportions et ses couleurs habituelles.

De retour dans sa chambre, il entendit le son de l’aspirateur que sa mère passait au rez-de-chaussée. Il augmenta le volume du poste à cassettes de son père (il avait laissé le sien à son appartement). Il aimait travailler avec de la musique. Elle l’aidait à se concentrer. Mais aujourd’hui, rien à faire. Une foule d’images défilaient dans sa tête : la vision de Tom avec son gant à la main, son doigt qui parcourait ses lèvres, sa main chaude sur la sienne, ses yeux verts si pétillants, la douleur inouïe qu’il avait ressentie au premier coup qu’il avait reçu, lui en slip dans le lit de Tom. Son instinct lui avait dicté de s’enfuir de chez ce garçon, qui avait dû veiller sur lui une grande partie de la nuit. Et pourtant, il regrettait de n’avoir pu lui raconter son agression. Tout s’était enchaîné si vite. Il avait beau se repasser le fil des événements dans la tête, impossible de reconnaître le visage ou la voix de son agresseur.

Paul posa son stylo-bille sur le sous-main de son bureau et regarda les nombreux souvenirs punaisés au mur. Un porte-clés en forme de lapin rose en scoubidous offert par Marianne pour ses dix-huit ans. Une photographie qu’un touriste espagnol avait prise de lui, ses parents et sa sœur lors de leurs dernières vacances d’été en Dordogne, au gouffre de Padirac. Son sourire niais et figé qu’il maudissait, les doigts en v de sa sœur derrière sa tête, le sourire ravi de sa farce, le bras de son père sur l’épaule de sa mère, un sac à dos à la main. Des tickets de cinéma alignés sur le côté. Un autocollant écorné de son personnage de dessin animé préféré, Cobra, dans sa combinaison moulante rouge, le cigare aux lèvres. Combien de fois s’était-il imaginé à bord de son vaisseau spatial futuriste, vivre les aventures dangereuses du corsaire contre les pirates de l'espace ! Aussitôt, il se leva, poussa sa chaise de bureau et enleva son bras gauche factice laissant apparaître dans son esprit la fameuse arme secrète, le rayon delta. Il regarda droit devant lui, imita la pose de son héros et poussa un cri de fureur mimant le coup de feu dévastateur, anéantissant d’un seul coup la demi-douzaine d’ennemis venus l’encercler. C’est ce moment que choisit la sœur de Paul pour passer sa tête à travers la porte.

— Et bien, je vois que ça révise dur par ici !

Paul se retourna d’un bond. Il lui fit les gros yeux, l’avisa qu’elle ne survivrait pas à son psychogun et tira sur elle. Ariane referma aussitôt la porte et lui cria qu’il fallait qu’il l’aide à vider le lave-vaisselle. Paul lui répondit qu’il viendrait plus tard. Il n’avait pas encore fini de réviser. Il se laissa retomber sur sa chaise, poussa un soupir de découragement face à l’ampleur du travail qui l’attendait. Mais son regard s’illumina en tombant sur sa photo préférée. Celle de lui et de son meilleur ami, Tristan. Elle datait de la fin de leur première année de lycée. Avec la toile de tente orange de ses parents derrière eux, on les voyait, torses nus, leurs visages rapprochés, radieux et un sourire plein de dents. Il ne se souvenait que trop bien de ce moment. C’était fin juin, il faisait déjà chaud. Alors que ses parents avaient passé une soirée barbecue sur la terrasse avec leurs voisins, tous les deux avaient emporté leurs brochettes et leurs saucisses sur une assiette en carton ainsi qu’un paquet de chips, au fond du jardin, à l’abri des regards. Paul avait même réussi à dérober en douce quelques bières dans le garage. Qu’est-ce qu’ils avaient pu rire cette nuit-là ! Ils avaient sorti leurs sacs de couchage et avaient finalement dormi à la belle étoile.

Tous les deux s’étaient rencontrés en arrivant au lycée et ne s’étaient plus jamais quittés. Très vite, ils avaient compris qu’ils étaient sur la même longueur d’onde. Leur amitié s’était renforcée de mois en mois. Bien souvent, il n’était même plus nécessaire de parler. Tout passait par le regard. Une telle complicité ne manquait pas de déstabiliser certains de leurs amis, sûrement jaloux de leur relation. Paul appréciait aussi qu’ils puissent parler de sexe sans avoir honte de se faire charrier, ce qui était impossible lorsqu’ils étaient en groupe avec d’autres copains, où la performance et la virilité étaient de mise. Tristan avait été le premier à qui Paul avait présenté sa première “vraie” petite amie, Sarah. Même si leur relation n’avait duré que le temps d’une idylle d’été. De sa première expérience sexuelle, il n’avait rien caché à Tristan avec qui il avait tout partagé. C’était d’ailleurs réciproque. Ils se disaient tout… Jusqu’au moment où Paul ressenti ce sentiment étrange et nouveau qui s’était emparé de lui, suite à sa rupture avec Sarah. Son attirance envers les garçons s’était dessinée en quelques mois sans qu’il ne sache réellement pourquoi. Peut-être était-elle en lui depuis toujours et lui apparaissait-elle seulement maintenant comme une vérité évidente ? Pourtant cette vérité, il n’avait pas envie de la partager, même avec son meilleur ami, de peur de le décevoir ou de se faire rejeter. Il s’était promis d’attendre la faculté pour approcher cet univers inconnu, essayer de rencontrer d’autres garçons avec qui il pourrait partager ce qu’il considérait comme un fruit défendu, un secret inavouable. Mais les semaines avaient passé et il avait été trop timide pour se jeter à l’eau, ne sachant ni par où commencer, ni quel lieu fréquenter, sans compter la honte qui rôdait de se sentir différent.

*

La faculté lui avait servi d’excuse pour repousser à plus tard ses velléités d’explorations sentimentales. Pour l’heure, ses révisions l’obsédaient. Il commençait sérieusement à douter de lui.. Elles n’avançaient pas comme prévu. Impossible de faire entrer quoi que ce soit dans son cerveau. Était-il en train d’étouffer chez lui malgré la bienveillance de sa famille ? Comment pouvait-il passer dix jours chez ses parents sans péter un câble ? Plutôt mourir, lui aurait dit sans hésitations Tristan, à propos des siens. Pourtant, il ne pouvait absolument pas se plaindre. Il était reconnaissant de toutes les petites attentions qu’ils avaient eues avec lui afin qu’il passe le plus agréable des séjours. Contrairement à ce qu’il avait imaginé, sa mère, malgré son regard soucieux des premiers jours, ne l’avait pas pressé de questions comme elle avait pu le faire au téléphone les premières semaines de son emménagement. Elle lui avait donné des nouvelles des membres de l’association de quartier, dans laquelle elle s'était engagée à la rentrée scolaire. C’était une femme sociable et entreprenante qui débordait d’énergie dès qu’il s’agissait d’organiser une sortie ou de recevoir des amis. Entre mon travail au laboratoire d’analyses, les devoirs de ta sœur, et mon association, je n’ai plus une minute à moi lui avait-elle répété. Son père, de nature plus posée, s’était gentiment plaint auprès de son fils que, lui parti, il subissait la tyrannie de ses deux petites femmes. D’où l’obligation pour lui d’avoir repris son adhésion à son club de tarots, le jeudi soir. Paul avait été rassuré de voir que la vie de sa famille continuait au mieux. Non, décidément, son esprit était ailleurs. Après tout, les vacances étaient aussi faites pour se reposer lui avait rappelé sa mère. Une vraie coupure lui ferait le plus grand bien. Autant se l’appliquer dès aujourd’hui et surtout sans culpabiliser.

Le déjeuner se déroula dans une ambiance légère. Ariane raconta ses dernières aventures rocambolesques avec son nouveau groupe de copines. Paul rit de bon cœur, avec une certaine bonne humeur retrouvée, le temps du repas. Sa mère avait fait une tarte aux pommes dont il raffolait. Il attendit qu’elle lui apporte son café et lui demanda si, demain, elle ou son père pourrait le conduire à la gare pour prendre le train de la mi-journée. Sa mère se crispa quelques secondes, mais ne montra pas sa déception. Son père continua à boire son café tranquillement. Il le déposerait à la gare et en profiterait pour passer faire des courses par la même occasion. Paul les remercia. Il termina son café, se leva, mais avant de quitter la table, il leur proposa d’aller faire une promenade en forêt, le lendemain matin, comme ils avaient l’habitude de le faire, le dimanche, quand il était au lycée. Sa mère retrouva son sourire. Arrivé dans sa chambre, il commença à faire sa valise et rajouta, dans son sac à dos le roman qu’ils lui avaient offert : Sur la route de Jack kérouac. Son professeur de français de terminale lui en avait conseillé la lecture en fin d’année scolaire. Il lui avait avoué que ce livre lui avait donné le goût de la liberté. En ouvrant son cadeau, le matin de Noël, Paul avait été ému. Ses parents s’en étaient donc souvenu ! Il passa l'après-midi en famille autour d'une partie de Monopoly (où il perdit lamentablement) avant d'honorer la promesse faite à sa sœur.

Pour sa dernière soirée à la maison, il lui avait juré de la passer avec elle, en tête à tête, entre frère et sœur. Il lui fit la surprise de l'emmener dîner à la pizzeria du village. Leur père les déposa en les informant qu'il reviendrait les chercher deux heures plus tard. Ariane était heureuse et toute fière d'avoir son grand frère pour elle toute seule. Ils passèrent commande, leur traditionnelle pizza quatre fromages qui fut à la hauteur de leur attente. Après s'être plaint gentiment de leurs parents, Ariane bombarda son frère de questions sur sa nouvelle vie d'étudiant qu'elle n'avait pas osé poser devant eux.

— Alors tu sors souvent le soir ?

— Ouais, bien sûr, ça m’arrive, qu’est-ce que tu crois ?

— T'as rencontré des filles ?

— Ca te regarde pas.

— Ca veut dire oui. T'as pas couché avec ?

— Très drôle.

— T'as déjà fumé un pétard ?

— Ça va pas, non !

— À moi, tu peux me dire ce qui s'est passé avant que tu n'arrives, j'y crois pas une seconde à ton histoire de réverbère que tu t'es pris en pleine figure.

— C’est bien dommage, parce que c’est la vérité.

Paul taquina sa sœur par ses réponses lapidaires, observant sa frustration. En ce qui concernait son agression, il était hors de question de l'aborder avec elle. Il en était surtout incapable. Elle ne s’avoua pas vaincue et continua malgré tout à lui poser d’autres questions auxquelles il répondit cette fois-ci plus longuement. Malgré sa déception de réaliser que son frère avait une vie d'étudiant des plus banales, elle l’écoutait véritablement. Elle semblait heureuse pour lui. Il réalisa à ce moment-là, dans son attitude, qu'elle avait vraiment changé. Pourtant cela ne faisait que trois mois qu'ils s'étaient vus. D'un côté, elle restait l'adolescente qu'il connaissait avec son côté incontrôlable et d'un autre côté, son regard semblait plus mature. Il s'étonna de se livrer à elle plus qu'il ne l'aurait imaginé en lui racontant sa rencontre avec Tom. Il lui avoua qu'il pensait s'être fait un nouvel ami alors qu'il ne le connaissait pas. Cette rencontre l'avait bouleversé et le remplissait de joie. Il avait rougi quand il lui avait parlé de certains clients extravertis du Petit Marcel. Ariane fut captivée devant ce qu'elle considérait être de vraies révélations. Surtout, elle y décela les hésitations inédites d'un frère qu'elle croyait connaître par cœur. Elle le regardait intensément comme si elle comprenait parfaitement ses sentiments sans qu'il n'ait à en dire davantage.

— T'as de la chance, ça doit être merveilleux de se sentir compris et à l'aise avec un inconnu lui avoua-t-elle.

Paul ne s'attendait pas à une telle réponse de sa part et en fut totalement troublé. Ému, il lui rendit son sourire en lui ébouriffant les cheveux. Aussitôt, elle se dégagea vivement, il lui avait défait sa coiffure. Paul ne put s'empêcher d'avoir un grand fou rire. Il continua à se moquer d'elle en l'imitant se recoiffer. Elle s'apprêtait à se mettre en colère, mais elle céda elle aussi à un éclat de rire.

Une fois de retour à la maison, Paul tomba rapidement de sommeil. Inutile de lutter plus longtemps. Il se mit en pyjama et se coucha. Il s’endormit tout de suite.

Annotations

Vous aimez lire Tom Ripley ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0