Chapitre 15

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Paul ouvrit les yeux avec un mal de tête atroce. Ses mains endolories lui faisaient un mal de chien. Heureusement, il pouvait quand même les plier, presque normalement. Dans quelques jours, il n’y penserait plus. Il faisait déjà jour dehors. Il se fit couler un café, le temps d'aller prendre une douche rapide, pour se réveiller.

N’imagine même pas un instant de réviser dans cet état. Toi qui voulais faire une pause durant tes vacances, te voilà servi se dit-il amèrement. Autant reprendre son roman et rejoindre Sal Paradise sur les routes infinies des États-Unis. Mais là encore, impossible de se concentrer. Malgré ses mains douloureuses, il se lança dans le ménage de son appartement qu’il repoussait depuis trop longtemps. Au moins, cela lui éviterait peut-être de penser à cette course invraisemblable, dans ce parc.

Peu avant midi, il essuya les quelques gouttes de sueur sur son front, plutôt satisfait du résultat : un appartement propre et rangé. N’ayant pas très faim, il décida de prendre l’air. Au moment où il descendait les escaliers, il entendit la sonnerie du téléphone. Marianne attendrait bien une fois de plus.

Il se rendit au vidéo club, déposa sur le comptoir la cassette VHS qu’il aurait dû rapporter avant Noël et paya les pénalités de retard en grimaçant. Il traîna un long moment dans les rayonnages pour choisir son prochain film. Mais rien ne lui faisait réellement envie. Il ressortit les mains vides. Il continua tranquillement à pied en direction de l’université et s’efforça de faire le vide. Tu as eu ta dose d’adrénaline et de surprises, alors maintenant, fini les conneries ! Il s’arrêta bientôt devant la librairie dans laquelle il avait l’habitude d’acheter ses ouvrages universitaires. En entrant, il tomba nez à nez avec Barbara, vêtue de son habituelle longue cape noire. Décidément, ce n’est plus une coïncidence à ce niveau-là ! En même temps, il se trouvait dans le quartier où elle habitait, alors… Elle réglait un ouvrage et avait demandé à le faire emballer. Un livre de photographies pour un ami, lui dit-elle avec enthousiasme. Le papier cadeau terminé, elle l’avertit qu’elle l’attendait à l’extérieur. Paul récupéra le livre sur la révolution française qu’il avait commandé début décembre. Quand il sortit, Barbara lui proposa de venir chez elle, partager une soupe. Il accepta avec joie.

*

Lorsqu'il monta l'escalier, entraperçu le soir de sa rencontre avec Tom, Paul eut un pincement au cœur. Barbara le précéda et le fit entrer dans une pièce conforme à ce qu'il avait imaginé. Elle était mansardée et chaleureuse. Barbara prit son bonnet et le débarrassa de son manteau. Une odeur épicée de soupe parfumait la petite pièce. La lucarne y formait une charmante ouverture. Paul regardait la rue.

— D’ici, on voit très bien l’amphithéâtre de l’université, surtout les soirs d’hiver, quand il est éclairé.

— Oh, mais c’est celui où j'ai une bonne partie de mes cours, dit-il sur un ton faussement détaché.

— Tu vas me prendre pour une fille bien curieuse, mais il m'arrive parfois de regarder les étudiants. Je vois ceux qui s’ennuient, dit-elle avec un sous-entendu équivoque en clignant de l'œil.

Paul s’écarta de la lucarne, gêné, ne sachant pas si elle était sérieuse ou non.

Ils se mirent à table et humèrent l’odeur de la soupe épaisse que Barbara venait de leur servir.

— Attends un peu avant de la goûter, c’est encore très chaud. J’espère que tu aimes le bortsch.

Paul n’en avait jamais mangé. Les yeux allongés de Barbara s’ouvrirent de joie. Il y avait autant de recettes de Bortsch que de Russes ! Une base de bœuf, de chou et de betterave, à laquelle on pouvait ajouter au choix des carottes, des poireaux, des navets ou bien encore des pommes de terre. Elle regretta de n’avoir pas pensé à y ajouter des champignons cette fois-ci. Après avoir goûté une première cuillère, elle était assez fière du résultat.

— Bienvenue à Saint-Pétersbourg le temps d’un repas ! Et sinon, laisse-moi te demander, tu vas souvent au Petit Marcel ? Je ne t’y ai jamais vu.

— Non, c’était la première fois... répondit-il réservé.

— Oh sorry, Paul, je ne voulais pas te rappeler ton agression. Ça n'est jamais arrivé un événement pareil. Les clients de ce café sont des habitants du quartier, des habitués et des étudiants. Il y a des Erasmus aussi, avec qui j'ai sympathisé. Il faudra que je te présente ma copine Maggie à qui je donne des leçons de russe. Elle est un peu spéciale, mais on rit beaucoup. Le Petit Marcel est l’endroit idéal pour refaire le monde dans un esprit bon enfant. C’est comme ça qu’on dit en français “bon enfant” ?

Paul opina du chef.

— Lorsque je suis arrivée en France, j’avais vingt ans, il y a plus de trois ans déjà. Mon père est diplomate en Angleterre. Alors imagine-toi que pour l'anglais, j'avais intérêt, dès petite, à bien le parler, car sinon, mon père, il est très sévère. Mais apprendre le français, c'est une langue plus difficile pour moi. Alors je sais, on me le dit souvent, je suis la russe qui roule les "r" en parlant un anglais-français original.

Paul eut un petit rire nerveux.

— J’ai découvert ce café par hasard. J’y ai rencontré des gens formidables, avec le cœur sur la main, qui n’ont pas hésité à venir me proposer leur aide pour m’installer. Je me suis vite sentie bien alors que j’avais le mal du pays. Ici, je t’assure Paul, tu rencontreras des personnes ouvertes d’esprit, tolérantes avec qui tu peux vraiment discuter et échanger. Alors, tu vois, je suis vraiment triste de ce qui t’es arrivé l’autre soir. Le Petit Marcel, c’est comme ma seconde famille. J’y ai aussi rencontré celui qui est devenu mon meilleur ami, Rickie. J’étais avec lui le soir où tu t’es fait agresser. C’est lui, Lucas et ton ami qui ont pris soin de toi quand tu as perdu les esprits… Heu, pardon désolé, je ne sais plus comment vous dites… Ah oui ! Quand tu as perdu connaissance...

Rickie ? Encore lui ! Une foule de sentiments se bousculait, de nouveau dans sa tête. Il n’aurait jamais dû accepter cette invitation.

— En ce moment, sa vie est compliquée… Je parle, je parle et je ne te laisse pas dire un seul mot. Excuse-moi, again, mais je crois que j’ai pris l’habitude de beaucoup parler comme vous les Français. Non, je plaisante, je suis comme ça depuis toute petite…, dit Barbara, confuse et amusée à la fois.

Paul réussit à sourire comme si de rien n'était devant la sincérité de la jeune femme.

— Non pas du tout Barbara, je t’en prie. Merci pour cette soupe, elle est vraiment délicieuse. Je veux bien te croire quand tu me dis que les gens qui fréquentent le Petit Marcel sont de belles personnes. Je venais d’en rencontrer une justement... Enfin, je croyais. Je ne sais plus...

Barbara fut émue de son regard troublé. Elle en profita pour lui proposer d’aller y faire un saut justement, histoire de ne pas rester sur une mauvaise impression. Paul hésita. N’était-il pas sur le point de retourner dans la gueule du loup ? Et si au contraire, c’était un prétexte, tout simplement pour remercier Lucas ?

*

Lorsqu’ils franchirent la porte du café, en milieu d’après-midi, Paul fut surpris de son ambiance calme. C’était si différent de la première fois où il y avait mis les pieds ! Le ronronnement rassurant de la machine à café, le chuchotement des conversations. Près du radiateur, sur le côté de l’entrée, un couple entre deux âges, assis l’un à côté de l’autre, avec leur tasse de chocolat chaud. À l’autre bout du comptoir, un client reposait avec soin le journal du jour, dans un tourniquet en fer blanc écaillé, où étaient rangés d’autres magazines, brochures et autres cartes postales en tous genres. En face du bar, un groupe d’étudiants fumait en jouant aux cartes. Un peu plus loin, une mère et son fils, elle, plongée dans un livre épais, indifférente à son jeune garçon qui peinait à réussir une face de son rubicube, tout en sirotant sa menthe à l’eau.

Ils s’installèrent sur les tabourets usés du bar.

— Tiens, voilà notre rescapé, accompagné de la plus belle Russe du pays, dit Lucas qui contournait le comptoir pour venir prendre Barbara dans ses bras. Il regarda Paul de la tête aux pieds.

— Ah, je vois que ça va mieux !

Paul le remercia de sa sollicitude et de son aide, apportées ce fameux soir, ne sachant comment se comporter face aux étudiants qui s’étaient soudainement retournés dans sa direction.

— Pour fêter ton rétablissement, je te paye à boire Paul. On saura tous ici qui t’a fait ça et rapidement, j’en suis persuadé. J’ai déjà mis mes espions sur le coup, affirma-t-il d'un ton convaincu en lui adressant un clin d’œil.

Paul se sentit tout à coup soulagé. C’était comme si des gendarmes étaient venus en personne lui annoncer qu’ils avaient arrêté le coupable.

— Tout va rentrer dans l’ordre, ne t’inquiète pas. Et puis entre nous, tu es entre de bonnes mains ici, surtout dans celles de Tom.

Barbara écarquilla les yeux et recommanda à Lucas d’arrêter de dire des âneries, sans quoi elle l’enverrait elle-même au goulag. Lucas mima l’offusqué, en réponse à l’humour noir de sa cliente. Paul se mit à rougir et en profita pour boire le café que Lucas venait de lui servir.

Barbara et Paul écoutaient à présent le récit de la dernière soirée au Petit Marcel. Lucas finit de nettoyer les derniers verres qui restaient dans l’évier. Il suspendit son torchon et s’adonna à son numéro habituel, avec un plaisir non dissimulé, celui d’imiter, avec de grands gestes, des clients du Petit Marcel. Paul ne les connaissait pas, mais il les imaginait tout à fait. En regardant attentivement le serveur, il comprit que c'était juste un peu de moquerie, laquelle n'excluait pas la gentillesse.

— Je te l’avais bien dit Paul, ici, on n’a pas le temps de s’ennuyer ou de déprimer. Lucas a l’art et la manière de tout tourner en dérision.

— Pour mieux vous servir ma chère, ajouta-t-il en terminant son imitation par une révérence exagérée.

Paul, ragaillardi, commanda deux parts de gâteau au chocolat qu’il avait vu, en arrivant, sous une cloche, sur le comptoir. Il offrit également à Barbara une tisane. Dégustant sa pâtisserie, elle le bombarda de questions. Stressait-il pour ses examens ? Avait-il le temps de sortir un peu ? Avait-il une petite amie ? Paul s’étonna de répondre avec décontraction et franchise. Au fil de la discussion, il réalisa que, malgré la peur panique de ces derniers jours, il venait aussi de rencontrer deux nouvelles personnes. Avec elles, il avait eu envie de tout partager, sans se poser plus de questions. À son grand étonnement, il lui était presque plus facile de discuter avec des inconnus. Ils avaient un vrai sens de l’écoute. Dans le regard de Barbara, se lisait la bienveillance. Sa curiosité spontanée, qui aurait pu passer pour de l’indélicatesse, ne lui déplaisait pas. Il voyait cela comme une envie, chez cette étrangère, venue vivre en France, d’embrasser une autre culture. Quant à Tom, il le revit dans le parc, le regard impuissant lorsqu’il l’avait quitté. S’était-il trompé sur son compte ?

La nuit venait de tomber. Ils remercièrent Lucas pour son accueil et ses histoires qui les avaient fait rire aux larmes, saluèrent les clients du bar et retournèrent dans le froid. Paul la félicita pour son merveilleux Bortsch et pour ces instants partagés. Il avait retrouvé le moral. Barbara s’en félicita et le prit dans ses bras avant de l’embrasser plusieurs fois. Ils se donnèrent rendez-vous dans quelques jours pour la bonne année au Petit Marcel. Il la quitta en lui promettant de se souvenir de cette belle journée qui avait été une vraie bouffée d’oxygène. La vie était tellement imprévisible. Sur cet élan, il sourit à la perspective de rejoindre ses amis pour fêter le 31 décembre avec eux. Il fit un détour, osant franchir la porte d'un caviste (une première pour lui !), pour choisir une bonne bouteille à offrir à ses amis et rentra chez lui.

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