Chapitre 2-1 : Pâtisseries

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  –Oh, mon bébé, mon trésor d'amour que j'aime de tout mon cœur.

  –Michelle.

  –J'ai cru que je te reverrai plus jamais.

  –Michelle...

  –Oh ce que j'ai eu peur.

  –Mich...

  –Je pensais qu'un troll t'avait enlevé !

  –Mi...

  –Oh ce que tu as dû être terrifié, mais ne t'inquiète pas, maman est là.

  Ric ne se fatigua pas à rouvrir la bouche, tandis que Michelle continuait de déblatérer en serrant – ou plutôt noyant – Sieur Artur dans son opulente poitrine. En manque d'air, le pauvre matou s'agitait désespérément. Il était dans cette situation depuis que Ric avait franchi le seuil de Chez Mich-Mich et qu'une Michelle dévastée, qui retournait sa boulangerie de fond en comble, à la recherche de son sac à puces, en avait lâché un plateau plein de croissants – au grand désespoir de son mari – pour fondre sur eux et récupérer sa sale bête. De grosses larmes roulaient sur ses joues pleines.

  –Oh merci mes dieux. Et merci mon chou !

  Sans libérer Sieur Artur, elle ouvrit un bras pour inclure Ric dans cette étreinte étouffante. Il l'esquiva avec plus de leste qu'il n'en avait démontré pour attraper le chat et ressentit pour la première fois un élan de compassion pour la pauvre bête.

  –Pas besoin de me remercier. Vous savez que Sieur Artur ne peut pas...

  –Bien sûr que si, faut te remercier ! Chéri, des pâtisseries, et que ça saute !

  –Quoi ? s'exclama Michel depuis les fourneaux au fond de la boutique.

  Incapable d'attendre qu'il arrive, Michelle retourna derrière le comptoir, sortit un panier en osier et entreprit de le remplir avec un nombre indécent de douceurs. Sa frénésie agita l'air, soulevant nuage de farine et doux effluves de pains chauds ; les pattes du terrible Lacérateur ballottaient mollement à chacun de ses mouvements. Ni les plaintes désespérées de l'animal, ni les « Michelle » de Ric, ni ceux de plus en plus réprobateurs à mesure que la banne se remplissait de son mari, ne la ralentirent. Quand elle eut terminé, Ric se retrouva avec un panier chaud, plein à craquer de streusels, nids d'abeille, croix à la cannelle, manallas, petits pains et autres pâtisseries tout juste sorties du four.

  –Bon sang de bonsoir, femme. Tu lui as r'filer la moitié de la boutique, grommela Michel.

  –Roooh, tout de suite les grands mots, c'est juste une petite vingtaine. Et quand bien même je l'aurais fait, il le mérite. C'est la troisième fois qu'il sauve mon bébé, ce mois-ci !

  –À ce propos..., retenta Ric.

  –Puis regarde-le, enchaîna-t-elle. Ce garçon est beaucoup trop maigre. Ça va l'engraisser un peu. Alors, zou ! (Elle ouvrit la porte.) Va vite manger tout ça, mon chou, avant que mon radin de mari reprenne la moitié.

  –Ce n'est pas la troisième fois en un mois mais en deux semaines...

  –Attention la tête ! s'exclama-t-elle en le poussant dehors.

  Ric plia sa grande carcasse en deux et passa la porte avant de se retourner.

  –... que Sieur Artur...

  La clochette tinta au-dessus de sa tête et le battant lui claqua au nez. Ric resta un moment immobile, à le fixer, avant de lâcher un discret soupir. Pourquoi se fatiguait-il ? Il avait plus de chance de chevaucher un pégase que d'avoir une discussion sérieuse avec Michelle. Cette bonne femme était un véritable moulin à parole qui alimentait une conversation à elle seule et n'écoutait jamais ce qu'on lui disait les rares fois où l'on parvenait à placer un mot. À croire que l'information rentrait par une oreille pour ressortir par l'autre. Ric avait perdu le compte du nombre de fois où il lui avait demandé de veiller à ce que Sieur Artur ne sortît pas de chez eux. Il ignorait pourquoi ce chat était si agressif, mais en dehors des Mich-Mich, il avait le coup de griffes trop facile pour être autorisé à traîner dans les rues. La dernière fois, un gosse avait failli perdre un œil. Sieur Artur lui avait sauté dessus pour voler la patate chaude que le pauvre gamin avait dans les mains.

  Depuis quand les chats aimaient les patates chaudes, de toute façon ? Ric avait besoin de creuser la question. Mais pour le moment, il devait s'occuper du panier qui commençait à lui brûler les paumes. Déjà en temps normal, il n'aurait jamais pu manger toutes les pâtisseries qu'il contenait, mais alors aujourd'hui ? Son estomac était tellement noué que la simple idée de porter quoi que ce soit à ses lèvres lui donnait envie de vomir.

  Ses doigts se crispèrent contre l'osier alors qu'il se tournait vers l'est. Il n'avait pas prévu de se rendre à l'orphelinat aujourd'hui ; à vrai dire, il l'évitait depuis six mois. Cependant, il fallait bien qu'il donnât ces pâtisseries à quelqu'un et il ne pouvait décemment pas en priver les enfants parce qu'il craignait de voir sa tante. Peut-être que s'il attendait un peu, il pourrait missionner quelqu'un à sa place, comme il l'avait fait ces derniers temps ?

  Encore faudrait-il qu'il trouvât ce quelqu'un. La question ne se posait pas, d'ordinaire, mais aujourd'hui ? Le pays tout entier attendait ce jour depuis six mois. Des Wiegerwälders des quatre coins du royaume s'étaient déplacés jusqu'à la capitale afin d'être au plus près de la cérémonie et de goûter aux célébrations. Si les pluies diluviennes avaient miné le moral des habitants, voire instauré le doute dans leur cœur – un aussi mauvais temps avant un événement aussi important ? Cela ne pouvait être que de mauvais augure –, le soleil radieux qui était en train de gravir le ciel allait leur ôter tout doute et leur rendre le sourire. À l'instant où les Ersàfters verraient cette manifestation éclatante de Lumen, l'euphorie s'emparerait de la ville. Guirlandes, banderoles, estrades, étals et que savait Ric encore, tous les préparatifs nécessaires allaient être mis en place dans l'urgence, puis les festivités commenceraient. Même dans les bas quartiers, personne n'aurait le temps de s'occuper d'une livraison. Du moins, personne en qui Ric avait suffisamment confiance.

  S'il voulait que les petits orphelins profitent des douceurs entre ses mains, il n'avait donc pas le choix : il devait s'en charger lui-même.

  Avec un peu de chance, Brune ne m'ouvrira pas la porte, tenta-t-il de se convaincre en plaçant l'anse au creux de son coude et en s'élançant contre les façades de la ruelle pour accéder aux toits. Après tout, elle le fait rarement.

  Il continua à se répéter ces mots en sautant de toit en toit, ses boucles lâches agités par sa course silencieuse et le vent qui sifflait dans les rues.

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