Chapitre 2-2 : Pâtisseries

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  Ric n'avait pas prévu de passer par chez lui, même si le chemin qu'il empruntait passait non loin de sa pension. Il pensait avoir le temps de se rendre à l'orphelinat avant d'en avoir besoin. Mais alors qu'il traversait son quartier, d'horribles lamentations lui parvinrent. Elles étaient si déchirantes qu'un étranger aurait cru qu'une dame blanche s'était installé dans le secteur. Ric, comme le reste du voisinage, savait qui en était à l'origine. Il dévia aussitôt sa trajectoire et accéléra le pas. Il ne savait pas depuis combien de temps Asprus était réveillé et hurlait à la mort, mais que ce fût depuis deux minutes ou une heure, il allait en prendre pour son grade.

  Il était presque arrivé lorsque la réprimande commença.

  –Par tous les bébés dragons, RIC ! tonna la voix de Norbert avec bien trop de force pour un homme de son gabarit, si tu ramènes pas ton cul ici dans deux minutes, tu vas entendre parler du pays !

  –Mais bons dieux, on a assez attendu, s’époumona Wilhelm. Ouvre la porte et fais-moi taire cette saloperie !

  –Ça va faire une heure que ça dure, renchérit Bertha. Nos mômes peuvent plus dormir !

  Un juste retour des choses, songea Ric en atterrissant sur le toit de la pension.

  –Le faire taire ? s'exclama Norbert. Ce monstre ?

  –C'est qu'un putain de chien ! répliqua le père de famille.

  –Un putain d’loup, oui ! Y a bien qu'un chasseur pour avoir une bête pareille !

  Alors qu'ils se crêpaient le chignon, Ric s'avança au bord du toit. Sous ses pieds, la fenêtre de palier du troisième et dernier étage avant la chambre sous les combles était béante. Norbert, qui refusait que les croisées des escaliers fussent seulement entrebâillées car il craignait qu’un voleur en profitât, avait dû l’ouvrir pour hurler après Ric et surveiller son arrivée avant de commencer à s'engueuler avec les résidents. Ric pouvait les éviter et rentrer directement chez lui en passant par sa propre fenêtre, mais ils ne quitteraient pas le palier tant qu'ils ne lui auraient passé un savon.

  –Mais il est pas méchant, intervint Geillis, presque inaudible sous les plaintes.

  Des cliquetis de griffes contre du bois ponctuèrent chacun de ses mots. En plus de crier, Asprus s'échinait contre le battant.

  S'il continue à ce rythme, je suis bon pour racheter une porte, pensa Ric en basculant ses jambes dans le vide.

  –Il doit juste se sentir seul, poursuivit sa voisine alors qu'il posait les pieds sur le vantail ouvert et s'agrippait à la charpente. Si on a pas de gestes brusques et qu'on lui donne quelque chose à manger, il devrait pas nous faire de mal.

  Norbert fit volte-face et brandit les clefs juste sous le nez de la jeune femme, qui se raidit. Le tintinnabulement du trousseau masqua l'infime grincement du battant duquel Ric descendait.

  –Si tu veux crever, vas-y, postillonna Norbert, mais viens pas t'pleindre si t'plume comme un putain d'poulet. (Ric se glissa à l'intérieur.) En tout cas, compte pas sur moi pour m'faire bou...

  –Je suis là.

  Le propriétaire et les trois locataires amassés devant sa porte bondirent en arrière. L'espace d'une seconde, il n'y eut plus un seul bruit, même Asprus s'était tût, puis tout le monde se mit à parler en même temps – ou plutôt hurler, à l'instar du fidèle compagnon de Ric, dont les plaintes et les coups de pattes contre la porte redoublèrent maintenant qu'il avait entendu son maître. La seule exception fut Geillis. Le menton baissé et rouge de honte, la jeune thérianthrope essayait vainement de dissimuler les plumules qui avaient émergé autour de son visage.

  –Mais putain, t'étais passé où ? Ça va faire une heure que ton clebs beugle ! Et il est même pas six heures !

  –T'étais encore sur l'toit ? Par les couilles de Lumen, Ric, combien d'fois j't'ai dit d'pas l'faire ? T'es pas un cabri. Un jour, tu vas t'casser la gueule et j'ai pas envie d'chercher la police à cause d'un macchabée en bas d'chez moi ! Ça va m'attirer des problèmes !

  –AOUUUUUUUUUUH !

  –Trois heures que ça dure ! Nos gamins ont pas fermé l'œil de la nuit.

  –Désolé, s'excusa Ric, je pensais revenir avant qu'il...

  –Désolé ? le coupa Wilhelm. C'est tout ce que t'as à dire ? Je te préviens, Jäger, la prochaine fois qu'il gueule comme ça...

  Ric se tourna vers lui et les derniers mots de son voisin s'étranglèrent dans sa gorge. À ses côtés, sa femme recula d'un pas, le souffle coupé, et Norbert blanchit, soudain aussi immobile qu'une statue.

  –La prochaine fois... ? reprit Ric en s'approchant d'un pas.

  Le timbre anormalement grave de sa voix assécha la gorge du père de famille. Il voulut répliquer, mais ses lèvres s'agitèrent sans qu'aucun mot n'en sortît. Son épouse ne lui fut d'aucun soutien et Norbert, brave homme qu'il était, recula afin de planquer sa prestigieuse carrure culminant à un mètre cinquante et toute en bide en bière et bras flasques, derrière elle. En fin de compte, la seule qui n'avait pas gueulé fut la seule à trouver le courage de lui parler. Sa voix, encore moins forte que précédemment, fut pratiquement étouffée par les plaintes d'Asprus.

  –Est-ce que tu peux juste veiller à ce que ça se reproduise pas, s'il te plaît ? Wilhelm a pas exagéré, ça dure vraiment depuis une heure.

  Ric se tourna vers elle. Geillis tressaillit dans une nouvelle éruption de plumes, mais sa métamorphose s'arrêta là : déjà, le froid qui s'était déversé dans les veines de Ric se résorbait, entraînant avec elle l'éclat inquiétant de son regard. Les épaules de sa voisine se relâchèrent lorsqu'il baissa les yeux.

  –Oui, bien sûr. Encore désolé pour le dérangement.

  Puis, louvoyant entre ses voisins et propriétaire, il accéda à sa porte et la déverrouilla. Il eut à peine le temps de l'entrouvrir qu'une masse blanche la percuta, puis le frappa avec la force d'un boulet de canon. Ses voisins et Norbert bondirent en arrière dans un cri. Ric, lui, avait beau s'y être préparé, la violence du choc l'envoya par terre. Il ne sauva le panier de pâtisseries que de justesse.

  –Doucement, Aspr.

  Il aurait pu s'adresser à un mur qu'il aurait obtenu plus de réaction. Son fidèle compagnon, un immense chien-loup au pelage nivéen, n'arrêtait pas de chouiner en frottant la tête contre son torse. Il devait être vraiment bouleversé, car il ne réagit pas du tout à l'odeur de Sieur Artur. Il craignait les chats depuis qu'une de ses saletés l'avait méchamment griffé alors qu’il n'était encore qu'un chiot. C'était assez risible, quand l’on savait à quels monstres il avait fait face depuis, mais la poitrine de Ric se serra. Il entendit vaguement les autres marmonner dans son dos avant de repartir tandis qu'il enroulait son bras libre autour du cou d'Asprus.

  –Là, là, mon grand, tout va bien, je suis là.

  Asprus cessa enfin de s'agiter et blottit son énorme masse contre Ric. Malgré sa position inconfortable, Ric le serra en retour et le caressa avec tendresse. Devant la douceur de ces gestes et son air impavide, personne ne se serait douter de la boule de culpabilité qui lui lestait l'estomac : cette crise de panique, il en était responsable. Son fidèle compagnon avait toujours eu du mal avec ses absences, mais il avait fait quelques progrès depuis que Ric l'avait adopté. Seulement, Asprus avait toujours très sensible à son humeur, comme si le masque impassible que Ric portait à longueur de temps n’existait pas à ses yeux lupins. Et ces derniers temps, Ric avait bien broyé du noir, quand il n'était pas complètement refermé sur lui-même. Cela avait dû raviver les craintes de son chien.

  Une fois certain que ce dernier fût assez apaisé pour que quelques centimètres de séparation ne déclenchassent pas de nouvelle crise, il s'écarta.

  –Et tu sais quoi ? Je t'ai même amené une petite friandise.

  Sans mettre un terme à ses caresses, il farfouilla à l'intérieur du panier et décrocha un morceau de streusel. À sa vue, les grande prunelles jaunes d'Asprus s'illuminèrent et il jappa de joie lorsque Ric lança le morceau de pâtisserie. D'un bond parfaitement maîtrisé, il le choppa en plein air, puis revint se frotter contre son maître, tout chagrin envolé. Le nœud dans les entrailles de Ric se desserra.

  –Tu vois, mon grand, il n'y avait pas besoin de hurler ainsi, je ne t'avais pas abandonné. (Il plaqua ses mains de part et d'autre de sa tête et l'amena à le regarder droit dans les yeux.) Maintenant, que dirais-tu d'une petite balade à l'orphelinat ?

  Si le premier mot magique lui valait déjà une explosion de joie traduite par une bourrasque d'impatience qui slalomait sans interruption entre ses jambes, le second déclencha un ouragan de vocalises, coups de langue et bonds en tous sens qui le percutèrent avant de dévaler l'escalier. Une douce chaleur se répandit dans la poitrine de Ric en dépit des nouvelles vitupérations en provenance de la chambre sous les combles et du rez-de-chaussée. Il essuya la bave sur ses joues avec le bas de sa chemise, puis descendit l'escalier pour rejoindre son chien.

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