Chapitre 2-3 : Pâtisseries

5 minutes de lecture

  Malgré la réticence de Ric, le chemin jusqu'à l'orphelinat ne fut pas aussi désagréable que d'habitude. Il avait tellement plu qu'au lieu de décupler la puanteur des rues, les fortes intempéries avaient balayé la crasse laissée à chaque coin du quartier, chassé la puanteur nauséabonde qui imprégnait l'air. Même si une forte odeur d'humidité l’avait remplacée, elle ne faisait pas grimacer, voire regretter l'absence d'écharpe remontée sur le nez. Cette propreté – aussi relative fût-elle – plaisait encore plus à Asprus. La langue pendue et la queue battant au rythme d'une gigue, le chien-loup trottinait devant Ric, sautait dans les flaques et se risquait à renifler le sol, chose qu'il ne faisait jamais quand les rues se trouvaient dans leur état naturel. Son allure détendue permit à Ric de prendre son temps, de profiter du calme de la matinée. Il ferma les yeux afin de s'en imprégner le plus possible, exposa son visage au ciel pour goûter à la douce caresse de Balam. Il ne devait rester plus qu'une heure, peut-être deux, avant que cette sérénité ne disparût.

  Ses estimations se révélèrent trop élevées. Ils n'étaient pas encore arrivés à destination que les premiers volets s'ouvrirent et que les Ersàfters les plus matinaux pointèrent le bout de leur nez, leur expression s'illuminant à la vue du ciel dégagé et lumineux. Ric accéléra et Asprus l'imita.

  Ils atteignirent l'orphelinat, et probablement l'endroit le plus éveillé de toute la capitale, un quart d'heure plus tard. Une cacophonie de cris d'excitation et de pleurs s'échappaient des fenêtres pourtant closes du bâtiment. Des bruits de courses et d'ordres tombant dans l'oreille d'un sourd s'ajoutaient à ce capharnaüm. La tension latente de Ric s'apaisa. Si les sœurs étaient aussi occupées, le risque de croiser sa tante chutait encore.

  Fort de cette conviction, il toqua. Une fois. Puis deux. Puis trois. La débandade était telle de l'autre côté qu'il dut s'y prendre six fois avant qu'une jeune nonne de son âge ne lui ouvrît, toute échevelée et aussi débraillée qu'une religieuse puisse l'être. À savoir : son scapulaire lavande était de travers et le cordon de chanvre autour de sa taille mal noué.

  –Ric ? s'étonna-t-elle tandis qu'Asprus agitait la queue de plus belle, heureux de voir une amie. Qu'est-ce que... Enfin, bonjour, mais... (Elle cilla plusieurs fois, comme si elle n'était pas certaine qu'il se tenait vraiment devant elle, puis secoua la tête pour remettre ses idées en place.) Désolée, cela fait des mois que tu n'es pas passé et le soleil est à peine levé, je ne m'attendais pas à te voir. Comment vas-tu ? Que fais-tu là ?

  –Bonjour à vous aussi, sœur Rose. Je suis juste venu vous donnez des pâtisseries. La mère Michelle m'en a donné tout un panier pour lui avoir ramené une nouvelle fois Sieur Artur. Je me suis dit que vous en auriez plus besoin que moi.

  –Oh... (Elle récupéra la banne qu'il lui tendit.) Merci. Cela va faire plaisir aux enfants.

  –Il n'y a pas de quoi. Sur ce, (il la salua d'un geste de la tête) bonne journée. Que Yogwi veille sur vous.

  –Comment ? Mais... Attends, Ric. Tu ne veux pas voir Mère Brunehilde ?

  –Non, pas la peine de l'embêter. Vous avez visiblement assez à faire. Je passerai plus tard, quand vous serez moins débo...

  –Oh non, mon garçon, ne crois pas que tu vas t'en tirer à si bon compte.

  Ric, qui avait déjà pivoté sur ses talons sans demander son reste, se figea. Une longue seconde passa avant qu'il ne jetât un coup d'œil par-dessus son épaule. Derrière Rose, au fond du couloir, se tenait une femme d'une cinquantaine d'année, coiffée d'un chignon bas strict et vêtue d'une soutane violette.

  Mère Brunehilde. La prêtresse en charge de l'orphelinat et la tante qu'il fuyait depuis des mois.

  Les bras croisés, elle le fixait avec sévérité. Ric serra les dents et fut à deux doigts de se rompre les molaires quand, sans le quitter des yeux, elle recula d'un pas pour ouvrir la porte de son bureau, l’exhortant en silence de ramener ses fesses ici s'il ne voulait pas qu'elle se chargeât elle-même de le chercher par la peau du cul.

  Du coin de l'œil, Ric avisa la rue vide. Il pouvait échapper à ce qui l'attendait dans cette pièce. Il était bien plus rapide que sa tante. S'il tournait les talons et s'élançait dans la venelle, il serait déjà loin que Brune ne serait pas encore arrivée à la porte d'entrée. Asprus ne lui en tiendrait pas rigueur. Même s'il adorait jouer avec les résidents de l'orphelinat, enfants et religieuses confondus, il aimait tout autant courir à en perdre haleine avec Ric.

  Mais il connaissait sa tante. Sous ses airs doux et patients, elle parvenait toujours à ses fins. La fuir ne faisait que repousser l'inévitable, lui donner de la matière pour leur prochaine discussion. En fin de compte, plus il la repoussait, moins leur conversation serait plaisante.

  Résigné, il prit une profonde inspiration et repoussa toute son appréhension et tous les sentiments conflictuels que la discussion à venir éveillait déjà en lui. Un grand vide l'envahit ; son corps se relâcha ; sa mâchoire se déverrouilla.

  L'osier du panier crissa entre les doigts de Rose. Le visage de Ric, déjà très peu expressif, était devenu complément impénétrable. Une impassibilité loin de mettre ses interlocuteurs à l'aise. Afin de ne pas troubler la jeune sœur plus longtemps, il lui confia Asprus et entra dans l’orphelinat sans lui accorder un regard.

  Concentré sur sa tante, il entendit d'une oreille distraite Rose refermer la porte, puis inviter son chien à la suivre dans la salle commune, d'où provenait le gros du capharnaüm. L'arrivée d'Asprus ne fit rien pour calmer ce chari-vari. En dépit de son apparence lupine, les enfants l'adoraient. C'était pour lui, ainsi que pour la nourriture ou les présents, qu'ils attendaient avec impatience les passages de Ric. Certainement pas pour Ric lui-même. Son impavidité les mettait aussi mal à l'aise que sœur Rose. Pour preuve, aucun orphelin ne vint lui courir entre les pattes. Cela ne le dérangeait pas. Les enfants l'incommodaient autant que lui-même les perturbait.

  Brunehilde eut du mal à conserver sa dureté à mesure qu'il approchait. Chacune de ses enjambées lui dévoilaient un peu plus son états : ses traits horriblement tirés ; ses joues, déjà peu fournies, encore plus creuses que d'habitude ; ses mains inoccupées agitées de tremblement presque imperceptibles, mais bien présents ; et que dire de ses cernes ? Ils étaient si sombres qu'ils semblaient imprimés à même sa peau. Lorsqu’il arriva à la hauteur de sa tante, la peine finit par supplanter la colère dans les yeux de cette dernière.

  –Par les dieux, Ric... Depuis combien de temps n'as-tu pas dormi ?

  Pour toute réponse, Ric pénétra dans la pièce et s'installa sur l'une des chaises en face du bureau.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0