Chapitre 9-1 : Retrouvailles

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  Une tension à couper au couteau étouffait Ric. Adalsinde avait abattu sa carte maîtresse, pourtant, la tête haute, Emerantiana refusait de s'avouer vaincue. À juste raison. Elle avait encore des dizaines, peut-être même une centaine d'atouts dans son jeu. Tous ceux présent dans la pièce le savait. Alors, dans un immobilisme aussi oppressant que leur mutisme, ils attendaient que sa main tombe, l'air impatient pour Puck, déterminé pour Adalsinde et impassible pour Ric. Chaque seconde qui s'écoulait nouait toutefois un peu plus son estomac. Face à un autre, l'argument de sa sœur aurait forcé son adversaire à se coucher ; sa belle-mère ne pouvait se contenter de répliquer avec un jeu de force égal. Si elle voulait l'emporter, ressortir victorieuse de cette dispute, il lui fallait une main implacable, impossible à contrer.

  Mais alors qu'il essayait de déterminer les reproches dont elle allait se servir pour mieux s'y préparer, Emerantiana se détourna soudain et quitta le revestiaire sans un mot. Ce départ silencieux fut bien plus percutant que toute sortie tempétueuse. Pendant un instant, nul n'aurait dû oser le briser.

  C'était sans compter sur Puck.

  –Oh, non, ne me dites pas que c'est déjà fini, geignit-elle. L'intensité était parfaite, mais c'était bien trop court !

  –Vous devriez aussi sortir, marraine, lui conseilla Adalsinde avec froideur.

  –Il fallait encore faire monter la pression avant d'asséner ta vérité, ma chère, continua la pixie en virevoltant autour d'eux comme un metteur en scène non satisfait par la performance de ses acteurs. Elle aurait été cent fois plus impactante !

  –Marraine...

  –Et puis Emerantiana qui abandonne la partie dès qu'elle l'entend... Ce n'est pas ainsi qu'elle a été éduquée ! Certes, elle ne pouvait pas te contredire sur ce point, mais il y en avait encore tant d'autres à aborder ! Nous parlons de Ric, après tout ! Elle aurait pu évoquer les nombreuses difficultés auxquelles Melchior a dû faire face jusqu'à la fin de son règne, l'absence de Ric au chevet de son lit de mort et à son enterrement, les bruits de couloirs dont elle a elle-même été victime, le coup de poing qu'il lui a donné, l'annulation des premières fiançailles de Tugdual. Et que dire de sa catin de m...

  Un poing se referma sur elle. Tout son corps se raidit dans un hoquet de surprise. Interdite, elle baissa les yeux sur les longs doigts qui l'enserraient, puis les leva vers Ric, qui l'approchait de son visage. Si son air insondable coutumier mettait déjà mal à l'aise, ce n'était rien comparé à l'inexpressivité absolue qu'il affichait en cet instant. Aucun homme n'aurait dû avoir l'air aussi dénué de vie. Même ses yeux, ces maudites prunelles qu'un moindre rayon de soleil rendait chaleureuses, peu importe à quel point le reste de son être restait impassible, avaient perdu tout éclat. À leur place, il n'y avait plus que deux gouffres sans fond qui avaient engloutit tout ce qui les entouraient dans l'obscurité. Ne restait plus que Puck.

  Puck toujours figée dans sa poigne.

  Puck qui le dévisageait les yeux ronds.

  Puck qui se refroidissait imperceptiblement.

  Puck qui retint son souffle lorsqu'il prit la parole

  –Insultez encore une fois ma mère de catin, Puck, et je jure devant les dieux que je vous écrase contre ce mur comme le vulgaire insecte dont votre taille vous rapproche.

  Sa voix, tout juste un murmure, était à l'image de ses traits : désincarnée, presque inhumaine. Pendant un instant, ce fut comme si le temps s'était suspendu, puis le choc finit par passer et la pixie ricana.

  –Tu m'as eu par surprise. Je peux très bien sortir d'un claquement de doigts et...

  –Alors allez-y et voyons qui de nous deux est le plus rapide lorsque vous avez les ailes broyées.

  Toute fanfaronnade déserta Puck. L'espace d'un instant, elle fixa Ric, bouche-bée, puis la colère déforma ses magnifiques traits. S'il n'avait pas été dans un état second, il aurait pu apprécier ce retournement de situation. Bien qu'il aurait préféré apprendre autrement que chiffonner les ailes des Tírnaniennes mettaient à mal leur magie, cette découverte lui donnait un avantage. Plus que cela, même : pour la première fois depuis sa naissance, il avait inversé les rôles et pris le dessus sur cette saloperie de Puck. Cependant, il s'était enfoncé si profondément en lui-même qu'aucune satisfaction ne l'atteignit.

  Si Puck continuait à le toiser, trop fière pour être effrayée par un humain, elle n'en était pas moins sur ses gardes et tiraillée par l'incertitude. Littéralement. Du fait de leur petite taille, les pixies avaient par nature un visage hyper expressif, qui permettait tout juste de distinguer leur expression lors d’un face à face ordinaire. De très près, en revanche, cette exagération devenait absolument grotesque. C'était comme si un marionnettiste ne sachant doser sa force tirait sur des ficelles pour modifier le faciès de Puck. Ric pouvait suivre le fil de sa réflexion aussi sûrement que s'il avait été dans sa tête.

  Quand il devint clair qu'elle ne tenterait pas sa chance, il la jeta sur le côté. Avec ses ailes froissées, elle manqua de tomber par terre, mais elles se rétablirent à la dernière seconde, la sauvant du déshonneur d'une chute. Reprenant de la hauteur, elle lui darda un regard noir où brûlait l'envie de lui faire regretter son geste. Les veinures de ses ailes s'illuminèrent en réaction et l'air se refroidit considérablement, au point que des nuages de buée échappèrent à Ric et Adalsinde. Cependant, Puck ne pouvait s'en prendre à lui physiquement et, pour une fois à court de répartie, elle suivit l'exemple de sa filleule et s'en alla sans un mot.

  Mais pas sans éclat.

  La porte manqua de s'arracher de ses gonds lorsqu'elle l'ouvrit par la simple force de sa pensée, puis claqua dans son dos avec une telle violence que le battant repartit en arrière.

  Ric continua à la fixer alors qu'elle s'enfonçait dans la cathédrale, sa petite silhouette se réduisant rapidement à une tête d'épingle. Cette peste et toutes les autres Tírnaniennes pouvaient se jouer de lui de la pire des façons, il pouvait toujours prendre sur lui. La reine-mère et le reste de Lumos pouvaient le maudire et le tenir responsable de toutes les tares du monde, il le méritait. Mais sa mère ?

  Sa vision se troubla et se réduisit encore, dévorée par les ténèbres qui en avaient envahi la périphérie.

  –Ric ?

  La propagation cessa net. Cillant plusieurs fois, il ramena son attention devant lui, là d'où provenait la voix. Son regard se retrouva happé par deux glaciers qui le fixaient avec fermeté, mais sans la moindre trace de dédain ou de haine.

  Les yeux d'Adalsinde.

  Aussitôt, la vague de glace qui l'avait submergé se fractura, le voile trouble et obscure tombé sur sa vue se leva et Ric reprit pied dans la réalité. La tension dans les épaules de sa sœur disparut. Prenant appuis sur sa jambe droite, elle posa une main sur sa hanche et pencha la tête sur le côté, un sourcil levé haut sur son front.

  –Se saisir d'une pixie ?

  Ric se crispa. Par les dieux, quel spectacle venait-il de donner ? Après dix ans sans la moindre nouvelle, c'était tout ce qu'il avait trouvé pour leurs retrouvailles ? Perdre son sang-froid ? Menacer la marraine de sa mère ? Se comporter comme un sauvage ? Et tout cela, alors que le dernier souvenir qu'Adalsinde avait de lui était le coup de poing qu'il avait écrasé dans la mâchoire de Emerantiana ?

  Si elle croyait encore en lui quand elle avait envoyé l'invitation…

  Une lueur amusée s'alluma dans le regard de la généralissime, lézardant sa sévérité, rapidement suivi d’un immense sourire qui finit par la faire voler en éclat.

  –Depuis quand es-tu capable d'une telle prouesse, petit frère ?

  L'hébétude n'eut pas le temps de frapper Ric qu'elle franchit le pas qui les séparait et referma un bras autour de lui. Son cœur s'arrêta ; au creux de son épaule, Adalsinde laissa échapper un profond soupir.

  –Par Lumen, Ric...

  Alors qu'elle raffermissait son étreinte, tout son corps se relâcha, comme libéré d'un poids immense. Ric, lui, resta parfaitement immobile. Il n'avait jamais été à l'aise avec les marques d'affection. Il ne savait pas s'il était né ainsi, s'il avait développé ce trait de caractère à cause de sa bâtardise, qui l'avait mis au ban de la société dès sa naissance, ou si cela venait d'une combinaison des deux, mais ces soudaines retrouvailles, couplées au tourbillon émotionnel qui l'agitait depuis un mois et demi et n'avait fait que gagner en puissance depuis ce matin, n'arrangeait rien. Il s'était rarement senti aussi peu à la place qu'en cet instant. Une part de lui savait qu'il devait répondre, l'étreindre en retour – c'était ce que tout petit frère retrouvant la seule sœur qui tenait à lui après dix ans d’absence était censé faire –, mais une autre ne désirait que la repousser, avant qu'il se nourrisse de son âme.

  Incapable de se décider, il finit par attendre qu’elle y mette un terme sans bouger d’un pouce. Soulagement et regrets se disputèrent alors en lui. Il ne s'était pas rendu compte qu'être dans les bras de sa sœur avait éveillé en lui une vieille flamme avant que ce feu ne mourût de nouveau une fois Adalsinde écartée. Il ne fit toutefois pas un geste pour le raviver. C'était pour le mieux. Sa sœur ne semblait de toute façon pas offensée par son absence de réaction : alors qu'elle l'observait, les yeux gorgés d'émotion, un petit rire lui échappa.

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