Chapitre 9-2 : Retrouvailles

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  –Par les dieux, j'ai dû mal à croire que tu sois là, devant moi. Après toutes ces années...

  –Je...

  La voix de Ric peina à sortir. Il se racla discrètement la gorge avant de reprendre.

  –Je suis désolé.

  Elle haussa un sourcil.

  –Pour quelles raisons ? Avoir fui cette cour haineuse ou nous avoir laissé sans nouvelles pendant près d'une décennie ?

  La pique ne manqua pas sa cible et la honte fit jouer un muscle de sa mâchoire.

  –Ce n'était pas contre vous. Je voulais juste éviter d'être retrouvé.

  L'expression de sa sœur s'adoucit.

  –Je sais, je disais juste cela pour t'embêter. Tu es là et c'est tout ce qui importe. Si tu savais comme tu m'avais manqué, petit acrobate.

  Et avec ce simple surnom, la flamme poussiéreuse, mais familière, qu'Adalsinde avait ravivé en Ric se ralluma derechef. Le malaise de sa proximité s'allégea, la regarder dans les yeux cessa d'être une épreuve contre lui-même, s'exprimer ne lui donna plus l'impression d'extirper chaque mot de sa gorge à l'aide de tenaille.

  Petit acrobate... Quand ses ascensions périlleuses avaient été découverte, tout le monde avait voulu le convaincre d'y mettre un terme : son père et sa mère car ils craignaient pour sa sécurité ; Éleuthère, car il trouvait cela aussi bien dangereux que déplacé pour le fils d'un roi, tout bâtard qu'il fût ; Emerantiana et ses précepteurs, car ils attribuaient cette aptitude à celles d'un voleur. Adalsinde, elle, en était restée ébahie, presque fascinée. Il faut dire que Ric n'en menait vraiment pas large, à l'époque. Maigrichon, plus petit que les garçons de son âge, la tête toujours rentrée dans les épaules et le regard baissé en permanence, personne ne l'aurait imaginé capable de pratiquer l'escalade. Encore moins de gravir la façade de la cathédrale. Incapable de réfréné sa curiosité, Adalsinde lui avait demandé comment il s'y était pris, s'il s'agissait de sa première ascension, ce qu'il avait déjà escaladé... En la voyant lever la main à la fin de cet interrogatoire, Ric avait cru qu'elle allait le frapper, mais elle l'avait posé sur sa tête, un grand sourire au coin des lèvres.

  –Ils ont tous raison de s’inquiéter et de te réprimander, ce que tu as fait est très dangereux et déplacé, et j'espère que tu en as conscience. Mais j'espère aussi que tu es fier de toi, parce que ce sont là de véritables prouesses pour un jeune garçon. Je ne sais pas si je connais quelqu'un qui pourrait t'égaler. Alors si tu n'as pas envie d'arrêter, dis-le-moi et nous trouverons un endroit approprié, d’accord, petit acrobate ?

  C'était la première fois qu'elle l'avait appelé ainsi et ce surnom ne l'avait jamais quitté depuis. Qu'elle l'employât à nouveau après ces longues années le touchait plus que n'importe quelle étreinte. La chaleur qui se propageait dans ses veines était telle qu'elle menaça de fissurer son masque. Il allait lui dire qu’elle aussi, elle lui avait manqué, quand elle plissa les yeux.

  –Enfin, je devrais peut-être dire : plus si petit acrobate, (Une pointe de gêne regagna Ric alors qu'elle l'examinait avec la fierté d'une mère.) Qu'as-tu fait ces dernières années pour grandir à ce point ? Je te dépassais encore d'une dizaine de centimètre quand tu es parti et regarde-toi... Quel homme es-tu devenu ! Combien mesures-tu à présent ? Un mètre quatre-vingt-cinq ? Quatre-vingt-dix ?

  –Quatre-vingt-quinze…

  Adalsinde cilla une fois, les yeux ronds, avant d'esquisser un rictus amusé.

  –L'on en viendrait presque à se demander si tu n'as pas du sang de fée dans les veines. (L’idée avait beau être absurde, l'expression de Ric se fit si vide qu'Adalsinde éclata de rire.) Désolée, mais c'est la vérité. Tu ne vas pas me dire que ton physique élancé ne se rapproche pas de celui d'un féetaud.

  –Je préférerais encore que tu me compares à un troll.

  –Pour cela, il faudrait que tu sois bien plus vilain. Et bien plus musclés.

  Ric sentit sa nuque s'échauffer et eut toutes les peines du monde à empêcher ses joues de l'imiter.

  –Je suis musclé.

  Cela ne se voyait simplement pas car son corps refusait de prendre de la masse. Il avait essayé de manger comme quatre, de doubler ses exercices, de ne rien faire des jours durant, rien n'y faisait. Il conservait cette silhouette longiligne aux membres bien trop longs pour leur épaisseur et à l’origine de sobriquets allant du marche-tige au sac d’os, en passant par la petite bite pour les plus inspirés.

  Adalsinde lui donna un coup d'épaule.

  –Allons, je te taquine. Tu n'es peut-être pas aussi charpenté que la plupart de mes hommes, mais je serais une bien piètre généralissime si je n'avais pas remarqué que tu es taillé pour la vitesse. Et quelle meilleure preuve pouvais-tu me donner qu'attraper Puck ? Un tel exploit n'est pas à la portée de tout le monde.

  Ric concéda sans grande conviction. Les pixies étaient si vives qu'il était pratiquement impossible de leur mettre la main dessus, mais il n'arrivait toujours pas à en éprouver la moindre satisfaction ; la raison pour laquelle il s'était saisi de Puck ternissait sa prouesse.

  –Allons, assez bavarder. (Sa sœur lui crocheta le bras.) Il est grand temps d'aller retrouver l'homme de la journée.

  Elle fit un premier pas, qu'il ne suivit pas. L'atmosphère légère qui s'était installé se dissipa d'un coup. Les doigts de la généralissime se crispèrent sur son bras.

  –Ric...

  Tout soupçon de chaleur qui avait effleuré ses traits s'était éteint. Le regard droit, il revêtait de nouveau un visage de marbre dépourvu de la moindre ébréchure.

  –Je ne peux pas, Adalsinde.

  –Bien sûr que si. (Elle le relâcha pour lui faire face.) Tu as entendu ce que j'ai dit à ma mère. Éleuthère veut que tu sois là.

  –Oui, j'ai entendu... Mais j'ai aussi entendu ses arguments, et elle a raison. Mon départ a permis à la cour de m'oublier, d'effacer l'affaire que père a eu avec ma mère. Si j'allais retrouver Éleuthère maintenant, les nobles ne verraient pas en moi un invité qu'il désire avoir à ses côtés, mais le maudit sans-âme royal, le bâtard de Melchior. Il ne leur en faudrait pas plus pour s'imaginer le pire, surtout aujourd’hui : que je me moque bien de son sacre et que je suis uniquement là en quête d'un quelconque héritage ; que je suis venu maudire son règne ; qu'Éleuthère ne m'aurait jamais convié de lui-même et que je l'ai manipulé pour qu'il accepte, ce qui signifie que l'on ne peut se reposer sur lui, qu'il est influençable ; qu'il est peut-être tout aussi infidèle que père, car s'il est aussi proche d'un bâtard, c'est très probablement parce qu'il en a également ; qu'il ne mérite peut-être pas d’occuper le trône s'il soutient un sans-âme désavoué par les dieux alors qu'il est censé représenter. (À bout de souffle, il s'arrêta, ferma les paupières et prit une profonde inspiration.) Je ne peux pas... Je ne veux pas lui infliger cela.

  Au cœur de la sacristie, cet aveu sonna comme une confession et, telle une prêtresse qui l'aurait recueillie, Adalsinde ne dit rien. Elle laissa le silence porter ces mots, souligner le poids de chacun d'entre eux et exprimer tous les non-dits qu'ils renfermaient, avant de murmurer :

  –Ma mère a-t-elle vraiment dit tout cela ?

  Il n'y avait pas de reproche dans sa question, seulement de la compassion et une pointe de tristesse. Deux sentiments qui formulaient tout ce qu'elle taisait. Ric ne lui répondit pas.

  –Thébaldéric...

  –C'est pour le mieux et tu le sais.

  Le mécontentement qui se propagea sur ses traits le confirma, mais elle refusa de l'admettre.

  –Comptais-tu au moins nous faire savoir que tu étais venu ? demanda-t-elle à la place.

  –Bien sûr. Je prévoyais de vous écrire.

  Telle une vague s'écrasant sur le rivage, les doigts d'Adalsinde tombèrent l'un après l'autre sur la fusée de sa rapière. Une fois, deux fois...

  –Ce serait tout de même dommage que tu ne vois pas Éleuthère alors que tu as fait l'effort de venir. Que dirais-tu que j'aille le chercher ? Le défilé dans les rues de la capitale ne commence que dans une heure et demie ; il devrait pouvoir t’accorder quelques minutes. Cela te permettrait de le féliciter de vive voix sans que personne ne vienne vous embêter.

  Bien que touché par cette proposition, il secoua la tête.

  –Cela serait étrange qu'il disparaisse. Il vaut mieux que j'en reste à la lettre.

  Les doigts de sa sœur arrêtèrent de courir sur le manche de son arme pour se refermer dessus. Un tic quand quelque chose la dérangeait, comme si elle espérait pouvoir résoudre le problème aussi facilement qu'un duel. Ric s'attendait donc à ce qu'elle insiste ; il voyait bien qu'elle voulait le faire. Mais contre toute attente, elle relâcha son épée, déposant les armes au sens propre comme au sens figuré.

  –Dans ce cas, j'imagine que je n'ai plus qu'à te raccompagner à la porte dissimulée que tu as empruntée pour entrer.

  Ennuyé de devoir à nouveau refuser alors qu'elle venait de faire une concession, il s'y résigna malgré tout.

  –C'est une mauvaise idée. Même s'ils sont trop loin pour me reconnaître, les invités vont se poser des questions s'ils te voient en compagnie d'un inconnu et finir par comprendre qui je suis.

  Une lueur malicieuse réclaira les traits d’Adaslinde.

  –Je pense que nous pouvons remédier à cela, assura-t-elle en baissant les yeux sur son épaule. N'est-ce pas, Joselia ?

  Alors que Ric se figeait, l'endroit qu'elle fixait se brouilla et une pixie à la chevelure bleu nuit apparut sur son épaule. Le regard perdu dans le vide, les coudes posés sur les genoux, et le menton dans le berceau de ses mains, elle était l'image même de l'ennui.

  Ric eut malgré tout un mouvement de recul.

  Par les dieux, encore ? Revenir ici le perturbait-il tellement qu'il en perdait tous ses moyens ? Même dans une pièce déjà saturé par la saveur fruitée et amère que les Tírnaniennes laissaient dans leur sillage, comme l'était actuellement la sacristie à cause de Puck, son instinct l'avertissait normalement quand l'une d'elle l’observait derrière un voile d'invisibilité. Il avait été trop de fois l'objet de leurs combines pour se faire avoir par un tour aussi élémentaire.

  Et si Puck et Joselia lui avaient échappé... Qu'en était-il des autres ?

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