Chapitre 10-2 : Visite

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  –Vous n'avez rien à faire chez moi ; aucun d'entre vous n'était censé connaître mon adresse et venir chez moi, enchaîna-t-il avant qu'ils répondent. Et puis que faites-vous en uniforme de policier ? Cela n'a aucun sens. (Il amorça un premier pas dans leur direction.) Vous...

  Sa jambe le lâcha.

  –Ric ! s'exclama sa sœur alors qu'il s'écroulait contre la porte et qu’Asprus bondissait sur ses pattes dans un couinement paniqué.

  Elle n’eut pas le temps de faire un pas vers lui que le chien-loup fit volte-face dans un grondement menaçant et tout crocs dehors. Une dague se retrouva aussitôt dans sa main alors qu’elle faisait vivement passer dans son dos Éleuthère, qui portait aussi une main au poignard à sa taille. Malgré sa tête qui lui tournait, Ric s'empressa de poser une main sur le cou d’Asprus.

  –Non, non. Calme-toi, mon grand. Tout va bien. Gentils. Ils sont gentils.

  Son chien rabaissa ses babines et le laissa l'attirer à lui, mais il continua de grogner et de fixer Adalsinde et Éleuthère d'un regard mauvais. Ces derniers ne se détendirent guère plus et se tenaient toujours prêt à se défendre. La gorge de Ric se noua.

  –Désolé, il est très protecteur, mais vous… (Son tournis s'accentua et il dut fermer les yeux quelques secondes avant de reprendre.) Vous pouvez lâcher vos armes. Il ne fera rien. Je le tiens.

  Vu son état, il ne leur en voulut pas d'obtempérer avec prudence. Adalsinde continua même à surveiller Asprus du coin de l'œil tandis qu'elle s'accroupissait pour être à la hauteur de Ric.

  –Qu'as-tu pris ? lâcha-t-elle sans préambule.

  –Rien, souffla-t-il.

  Le « vraiment ? » silencieux qu’elle lui adressa lui donna envie de rentrer la tête dans les épaules.

  –J'ai juste besoin de potions énergisantes, esquiva-t-il.

  Alors qu'il posait une main par terre pour se relever et récupérer celles dissimulées dans sa commode, sa sœur fouilla dans son escarcelle et lui tendit une petite fiole. Il observa un instant le liquide pâle qui ondulait à l'intérieur, puis se résigna à s'en saisir. La potion de la généralissime serait bien plus efficaces que les siennes ; vu son état, il devrait sûrement vidé sa réserve s'il voulait un tant soit peu recouvré ses esprits.

  Alors qu'il allait refermer les doigts sur le flacon, sa sœur le leva hors de sa portée.

  –Dis-moi d'abord ce que tu as pris.

  –Adalsinde...

  –Maintenant, Ric.

  –Ce n'est rien d'illégal.

  –Ce n'est pas ce que je t'ai demandé. Je veux juste savoir ce que tu as pris pour finir dans cet état.

  La sollicitation de sa sœur le toucha et l'oppressa tout à la fois. S'il leur avouait avoir des problèmes de sommeil, ils chercheraient à en connaître l'origine et contrairement Brunehilde, Adalsinde ne le laisserait pas s'en tirer à s'y bon compte ; il en était persuadé. Elle détestait les mystères et avait les moyens d'enquêter. Ne l'ayant pas vu au plus bas à son retour à la capitale, elle n'hésiterait pas à en faire usage s'il ne lui donnait pas une réponse satisfaisante. Et il n'avait vraiment pas envie qu'elle se penchât sur la question. Lui-même aurait préféré tout oublié. Ne plus ressentir cette plaie invisible qui refusait de se fermer et sourdait nuit et jours depuis presque trois ans, cette culpabilité dévorante tapie au fond de lui et qui n'attendait qu'un relâchement de sa part pour jaillir et l'engloutir. En outre, il avait honte de ses insomnies. Son corps n'était même pas capable de remplir une fonction aussi essentielle que celle de dormir. À ses yeux, il s'agissait de la preuve physique que quelque chose n'allait pas en lui.

  –Ric ? insista sa sœur.

  –Des racines de tischlof, murmura-t-il, résigné.

  Remettant enfin un nom sur l'odeur qu'elle avait perçu, le regard de la généralissime s'éclaira pour se retroubler dans l'instant.

  –Ce somnifère n'a pas d'effet aussi intense, se rappela-t-elle.

  –La dose prescrite par l'apothicaire n'était pas suffisante alors je l'ai augmentée. Mais j'ai visiblement trop forcé.

  Une lueur de compréhension traversa les yeux de ses aînés.

  –Tu ne lui as pas dit que ton corps était plus résistant que la normale ?

  –Pour qu'il se pose des questions ?

  Elle concéda d'un geste de la tête alors qu'Éleuthère secouait la sienne.

  –Il faut vraiment que les marraines améliorent leurs dons de résistance, qu'elles ne bloquent plus les substances ou la magie pouvant nous aider.

  C'était en effet un problème auquel les membres de la royauté étaient confrontés depuis leur alliance avec les Tírnaniennes. Afin d'être protégé contre les empoisonnements, maladies ou sortilèges, ils leurs avaient demandé de leur insuffler une résistance corporelle et magique ; il s’agissait de deux des dons communs que les marraines devaient offrir à leur filleul. Ces facultés n’immunisaient pas complètement les concernés, mais elles les prémunissaient contre la plupart des attaques. Seuls des doses bien plus importantes que la normale, des sorts ou des potions spécifiques ou particulièrement puissants parvenaient à les atteindre.

  Malheureusement, ces résistances étaient aussi efficaces qu'aspécifiques. Au lieu d'être dirigés uniquement contre les substances et sorts néfastes, elles contraient toutes les substances étrangères au fonctionnement normal du corps et tous les types de magie. Cela s'avérait des plus problématiques quand les personnes concernées en avaient besoin, en particulier lors des soins. Des traitements, sorts et potions spécifiques avaient été créé pour contourner ce problème, à l'instar de la potion énergisante qu'Adalsinde tendait à Ric.

  Lui n'aurait pas dû être concerné par ces problèmes : les sans-âmes n'avaient pas le droit d'être baptisé. Aucune marraine ne s'était donc penchée sur son berceau pour lui offrir sa douzaine de dons. Cependant, les Guldegriffritter occupaient le trône depuis si longtemps que les dons communs, à force d'être insufflés à chaque génération, avait fini par imprégner le sang de la lignée. Aussi, depuis deux siècles, les héritiers venaient au monde avec un écho amoindri de ces facultés, que les marraines n'avaient plus qu'à raviver pour leur faire atteindre leur plein potentiel, et tout bâtard qu'il fût, Ric n'y avait pas fait exception. Si aucune Tírnanienne n'avait restauré ces vestiges, personne n'avait non plus chercher à les étouffer tout à fait. Alors les dons communs étaient là, en lui, l'affectant de leurs avantages et de leurs inconvénients de façon atténuée, mais bien réelle.

  –Mais pourquoi as-tu voulu prendre ce somnifère en premier lieu ? s'enquit le roi.

  Des méandres de son esprit brumeux, une réponse parvint à Ric.

  –La journée d'hier a été forte en émotions ; je n'arrivais pas à m'endormir.

  Le mieux dans cette réponse ? Il ne s'agissait pas vraiment d'un mensonge. Son altercation avec le jeune devin et la prophétie qui en avait découlé, ainsi que son passage au palais et toutes les retrouvailles qui s’en étaient suivies l'auraient travaillé toute la nuit s'il ne s'était pas drogué. Le détecteur de mensonge qu'était la généralissime n'eut donc rien à y redire. Elle lui remit enfin la fiole.

  L'effet fut immédiat. À l'instant où Ric avala la potion, une vague d'énergie embrasa ses veines. Le monde cessa d'onduler, l'étau qui comprimait ses tempes se relâcha, son esprit s'éclaircit, son corps engourdi revint à la vie, ses sens retrouvèrent leur acuité dans une ouragan de sensations... Il s'était tellement habitué aux potions non spécifiques aux résistants, qui peinaient, voire ne fonctionnait pas du tout sur lui, que ce rétablissement instantané le laissa pantelant.

  –Mieux ? s'enquit Adalsinde.

  Cette question le secoua aussi brusquement que son requinquage fulgurant. Avant même de songer à se lever, il se retrouva sur ses pieds, à dévisager ses aînés. Ses poumons refusèrent de se gonfler. Leur présence l'avait déjà troublée quand il n'était que l'ombre de lui-même, alors maintenant qu'il avait retrouvé sa lucidité ? Toute l'horreur de la situation lui sautait en plein visage. Son frère, le nouveau roi de Wiegerwäld, se tenait devant lui. Et Ric ne l'avait pas seulement accueilli drogué jusqu'au cou, mais dans sa chambre miteuse, avec une gueule de déterré, des vêtements de nuit tout plissés, les cheveux complètement ébouriffés, une haleine de chacal et très probablement des traces d'oreiller et de la bave au coin des lèvres.

  Accablé par la honte, il plaqua une expression de marbre sur son visage, passa une main dans ses boucles désordonnées et tira sur son haut pour atténuer les plis, alors qu'il s'inclinait en vitesse, avant de se figer. Oh dieux, avait-il aussi... Il esquissa un infime mouvement du bassin, n'osant pas jeter un coup d’œil à son bas-ventre, et une vague de soulagement comme il en avait rarement ressenti s'abattit sur lui à la sensation de son membre contre sa cuisse. S'il avait été dressé comme c'était parfois le cas le matin, il serait mort de honte ; littéralement.

  À moins que cela n'eut été le cas quand il leur avait ouvert ?

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