Chapitre 12-1 : Dilemme

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  Une pression longue et une pression courte. Une pression courte et une pression longue. Puis enfin, deux pressions courtes. C'était tout ce que Ric avait à faire pour mettre un terme à cette histoire, se délester de ce poids incommensurable que ses aînés avaient lâché sur ses épaules, reprendre sa vie comme si cette proposition n'avait jamais eu lieu...

  Alors pourquoi ne l'avait-il pas encore fait ?

  Le dos voûté, il observait d'un regard absent l’apatite entre ses doigts. Cette gemme d'un bleu gris opaque n'appartenait aux pierres fines qu'en raison de son aspect et non de sa rareté et ne faisait pas la moitié de sa paume, pourtant tout reposait désormais sur elle. Car il ne s'agissait pas d'une simple apatite, mais d'une pierre de communication, comme l'indiquait le sigil inscrit à sa surface, si petit qu'il ressemblait à un poinçon.

  –Pas la peine de nous répondre tout de suite, avait décrété Adalsinde pour clore la conversation. La troupe part demain, à l'aube.

  Puis elle lui avait donné cette gemme, sans même lui demander s'il maîtrisait toujours l'apate. Ric aurait aimé que ce ne fut plus le cas. Cela lui aurait donné une excuse pour ne pas prendre de décision car il aurait été dans l'incapacité de la transmettre. Cependant, comme le sous-entendait le comportement de sa sœur, c'était tout bonnement impensable. En dépit de sa bâtardise, Melchior avait tenu à ce que Ric eût la même éducation que ses enfants légitimes. Il avait donc reçu une bague sertie d'une apatite de communication dès l'instant où il avait commencé à apprendre à lire et écrire. S'exprimer dans cette langue lui était aussi naturelle que respirer ; il n'avait pas besoin de réfléchir à la conversion lettres/pressions pour que ses doigts sussent quoi taper.

  Juste quelques pressions..., tenta-t-il à nouveau de se convaincre. Une demi-douzaine de pressions et ce sera fini...

  Car il ne pouvait accepter. Ce que ses aînés lui demandaient allait bien au-delà de simplement sortir de l'ombre. S'il devenait le visage des sans-âmes, la vie de Ric changerait à jamais. Lui qui avait trouvé refuge dans l'anonymat redeviendrait l'objet de toutes les attentions. Chacun de ses gestes, chacun de ses mots, chacune de ses pensées serait analysés, décortiqués. La moindre erreur serait utilisée contre lui et son engeance. Il en irait de même pour le moindre incident survenant autour de lui et cela commencerait dès la mission pour s'occuper du dragon : là où la perte d'un soldat serait normalement incombée à la dangerosité de la forêt Mallkim ou au potentiel affrontement avec l'incroyable reptile, cette mort serait rejetée sur la nocivité de Ric. Ses détracteurs se pencheraient également sur ses dix années d'absence ; qu'importe le temps et les moyens que cela leur demanderait, certains seraient prêt à retourner le pays jusqu'à ses fondations pour dénicher la moindre information pouvant les discréditer, lui et ce qu'il représentait. Et si ces recherches risquaient de demander un certain effort, ce n'était pas la matière qui manquait : plusieurs incidents, parfois mortels, pouvaient être reliés à la présence de Ric au moment des faits, son comportement avait été tout sauf exemplaire durant quelques années, les rares personnes auxquelles il s'était liées en avaient payé le prix...

  Le visage défiguré et tordu de douleur de la jeune femme, qui tournoyait dans son esprit à l'instar du maelström de ses pensées, les supplanta soudain. Ses doigts se resserrèrent sur la pierre.

  Son frère pensait qu'il était devenu chasseur pour démontrer qu'il pouvait faire le bien autour de lui, mais il se trompait. Ric s'était retrouvé sur cette voie par un concours de circonstances. D'aussi loin qu'il se souvenait, il avait eu un don pour la chasse ; Maître Hersch s'en était vite aperçu et l'avait contre toute attente pris sous son aile ; puis il avait fugué et n'avait pas tardé à tomber sur une commune en besoin d'un chasseur, puis une autre et encore une autre, et il n'avait finalement jamais reposé son arc. C'était tout. Il ne s'était jamais bercé d'illusions. Sinon, pourquoi aurait-il poursuivi après avoir perdu tout espoir de rédemption ? après…

  Après Alizarine.

  Son cœur s’arrêta.

  Trois ans que Ric s’évertuait à ne plus penser à son nom. Trois ans qu’il se l’interdisait car il en avait perdu le droit et qu’il ravivait trop de souvenirs. Il n’avait été qu’un soupir dans la tempête de ses réflexions, mais l’effet fut tout aussi dévastateur que si quelqu’un le lui avait hurlé. D’un coup, tous les souvenirs que le rejet gardait en cage surgirent, la beauté des meilleurs ne faisant que renforcé l’horreur des plus sombres.

  Son visage à la beauté brute, dépourvue de tout artifice et si expressif, soudain ravagé par les blessures et la souffrance, puis remplacé par ces traits figés, vides. Ses yeux brûlants de vie et qui ne se baissaient devant personne, finissant noyé sous les larmes, éteints. Sa peau sombre et chaude devenant si pâle et froide. Son parfum exotique, presque impertinent, comme une mise en garde de son caractère, écrasé par les relents métalliques. Ses lèvres capables des remarques les plus tranchantes comme de la plus grande douceur, déchiré par ses hurlements, puis réduite au silence par l’asphyxie. Son esprit si vif, réduit à un trou noir. Son corps à la fois si souple et si ferme, en qui elle avait toujours pu avoir confiance, l’abandonnant d’un coup, se tordant de douleur, convulsant, se vidant de son sang… de tellement de sang… de ce feu qui l’animait, la définissait, jusqu’à ce que la dernière étincelle s’éteigne dans cette mer d’écarlate.

  Sans s’en rendre compte, Ric engloba la pierre de ses paumes et la serra fermement pour l’activer. Pour mettre un terme aux persécutions envers les siens, il devait prouver qu'il était un homme bon. Bienfaisant. Mais comment pouvait-il le prétendre après tout ce qu'il avait fait ? Comment pouvait-il ne serait-ce qu'y songer ? Pour cette raison seule, il aurait déjà dû transmettre à Adalsinde son refus et fracasser la pierre de communication afin de mettre un terme définitif à cette histoire !

  Mais avant qu'un léger éclat bleuté ne filtre entre ses doigts, signe que la gemme était prête, ses mains se relâchèrent.

  S'il refusait, il empêcherait certes la naissance d'autres Alizarine mais il tournerait le dos aux siens. Des personnes dont la seule faute étaient d’être né hors mariage et qui souffraient déjà, parfois autant qu’elle. Rejeter la seule chance qu'il avait de les aider le rendrait responsable de leur souffrance future. Chaque insulte, chaque coup, chaque goutte de sang, chaque meurtre... Tout ce qu'ils subiraient suite à son refus lui incomberait. Tout comme ils lui incomberaient s'il acceptait et qu'il ne parvenait pas à arranger la situation.

  Le choix était impossible. Qu'importe qu'il acceptât ou non, quelqu'un en souffrirait.

  « Quelle voie choisiras-tu, Thébaldéric ? »

  Se repliant sur lui-même au point que juste ses mains jointes séparent son front de ses genoux, Ric serra les dents et tenta de repousser le reste de la prophétie. En vain.

  « Du passé, les fantômes ressurgissent. Venu du cœur de la terre, ils gagnent la source pour enfin tenir le serment depuis si longtemps prononcé et provoquer la chute de l'Aurore. En ton sang repose toutefois une chance de salut, la clef qui éveille la vérité, l'étincelle qui relève le phénix de ses cendres et le révèle au monde... Détourne-t'en deux fois et jusqu'à tes vieux jours tu vivras, mais la lumière tu condamneras. Penche-toi sur eux deux fois, de l'espoir il y aura et d'or ta main s'emplira, mais avec la mort tu danseras. Alors, dis-moi, quelle voie choisiras-tu, Thébaldéric ? »

  Il n'avait pas fallu longtemps après le départ de ses aînés pour que son dilemme ravivât cet oracle, empirant encore les choses. Qu'ils soient liés lui donnait l'impression que sa décision était plus capitale encore – impression stupide, car le fait qu'un esprit incontrôlable se fût intéressé à ces deux futurs ne signifiaient pas qu'ils avaient le plus de poids, seulement qu'ils étaient le plus probables. Mais Ric avait beau se marteler que son dilemme et la prophétie n'était pas lié et rejeter cette dernière, elle revenait au galop sous cette forme, ou une autre, bien moins nébuleuse :

  Ses aînés qu'il n'avait pas vu depuis une décennie était venu du palais, le cœur du Wiegerwäld, et l'avait retrouvé, lui, la source du problème, pour reprendre le combat mener par leur père et détruire le dogme du Père Suprême. Son sang à la fois royal et bâtard était la clef de ce combat. S'il renouvelait son refus après le leur avoir déjà opposé durant leur discussion, il se dédouanerait de cette histoire mais maintiendrait les siens dans l'obscurité, la souffrance. S'il décidait de se pencher sur le problème, d'accepter, les persécutions auraient une chance de s'arrêter et il aurait enfin accomplit quelque chose de bien, mais pour cela il devrait faire face à de nombreux obstacles jusqu'à la fin de ses jours, dont peut-être la mort elle-même, à l'instar de la première mission à travers la forêt Mallkim qui enclencherait tout.

  Tout concordait si bien que même la faille de cette interprétation, la disparition de l'opposition entre l'objectif des fantômes du passé et l'espoir porté par son sang, ne l'aidait pas à la démêler de sa situation actuelle.

  Une décision prophétisée... Un dilemme impossible... Décevoir tout de suite ses aînés ou le faire plus tard... Une responsabilité étouffante dans les deux cas... Se dévoiler... Se prétendre bons alors qu'il ne l'était pas...

  Dieux, qu'était-il censé faire ?

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