Chapitre 12-2 : Dilemme

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  –Ric ?

  L'air se bloqua dans ses poumons. D'un coup, il se redressa alors que le tumulte de ses pensées se suspendait et qu'il reprenait pied dans la réalité. La pierre entre ses mains, le rectangle de lumière sur le vieux plancher à ses pieds, le banc grinçant qui le supportait, l'autel face à lui, la statue de Yogwi qui surplombait ce dernier, la porte ouverte sur le côté et enfin, la femme qui se tenait dans l'encadrement et l'observait de ses yeux verts si familiers.

  –Tout va bien ? s'enquit Brunehilde.

  –Oui. Je n'en ai plus pour très longtemps.

  Il ne savait pas qui il essayait de convaincre avec ce mensonge, mais il s'était repris trop tard pour que sa tante ne sache quoi penser de son ton posé et son stoïcisme coutumier. Avec douceur, elle répliqua :

  –Ta position était-elle vraiment celle d'un homme éclairé par une déesse ?

  Seul le murmure de cris enfantins lointains lui répondit. Ric se força toutefois à soutenir son regard un instant pour ne pas nourrir ce que son silence venait d'avouer, avant de reporter son attention sur la statue de la déesse des esprits. Brune referma la porte, mais avant même qu'elle ne fasse un premier pas dans sa direction, il sut qu’elle n'était pas partie. Le discret bruissement de sa soutane au moindre de ses gestes, l'infime frottement de ses souliers sur le vieux plancher, son essence qui effleurait ses sens, aussi perceptible qu'une main posée sur l'épaule... Même sans l'observer, Ric était parfaitement conscient de sa présence et le fut tout autant de son avancement. L'arrêt qu'elle marqua après avoir dépassé l'autel pour s'incliner devant Yogwi et se signer en portant une main à son front puis en l'écartant d'un mouvement ample vers la déesse, le ralentissement de sa démarche lorsqu'elle atteignit le petit escalier entre le chœur et la nef, le poids qui pesa sur Ric quand elle entra dans son espace personnel, le banc qui grinça et s'affaissa légèrement sous son poids, l'odeur de lavande qui l'enveloppait, accompagnée... d'un fumet de jambon et de bretzel ?

  Surpris, il baissa le menton et découvrit la mauricette garnie de jambon fumé et de salade qu'elle lui tendait.

  –Ne me fais pas croire que tu n'as pas faim, précisa-t-elle, je doute que tu aies mangé quoi que ce soit avant de venir et ça va bientôt faire trois heures que tu es là.

  –Trois...

  Par Tynged, comment le temps avait-il pu passer aussi vite ? La déesse du temps n'en avait pas assez, avec son passé et son futur ? Il fallait en plus qu'elle joue avec son présent ?

  –Désolé, Brune, je n'avais pas vu. (Il rempocha l'apatite.) Je vais y...

  Alors qu'il allait se lever, sa tante posa la main sur l'épaule pour l'en empêcher.

  –M'as-tu entendu te dire qu'il était l'heure de partir ?

  –Non, mais vos offices...

  La prime n'avait pas encore sonné à son arrivée. Si trois heures s'étaient vraiment écoulé depuis, cela signifiait que Brune et ses consœurs avaient manqué un office et qu'elles risquaient de louper le suivant. À moins que ce fût déjà le cas ? La tierce avait-elle sonnée à son tour ?

  –Thébaldéric, le reprit sa tante, s'il était si important pour nous d'être dans une église pour prier, je ne t'aurais pas dit de prendre ton temps quand nous t'avons trouvé ici.

  –Sœur Iseult n'avait pas l'air d'être du même avis.

  En dehors de sœur Rose, les religieuses de l'orphelinat le toléraient ou le détestaient à part égale. En tant que membre du second groupe, sœur Iseult n'avait donc pas manqué d'exprimer son indignation quand elle et Brune avaient découvert Ric dans la chapelle, alors qu'elles venaient préparer la prime, et plus encore quand sa supérieure avait décrété qu'elles allaient attendre qu'il eût fini.

  Et à ce moment-là, il n'était question que de retarder l'office... Ric pourrait s'estimer heureux si la part de sœurs qui le tolérait n'avait pas entièrement disparu à sa sortie.

  Et Éleuthère qui voudrait que j'améliore mon image pour l'ensemble du royaume... Je ne suis même pas capable de le faire avec six religieuses.

  Laisse-moi m'occuper de sœur Iseult et des autres, rétorqua la prêtresse. Maintenant, arrête d'argumenter et mange.

  À la lisière de son champ de vision, la statue de Yogwi sembla grandir.

  –Nous sommes dans la chapelle, ne put-il s'empêcher de faire remarquer.

  Avec sa structure qui occupait une partie de l'orphelinat au lieu d'être indépendante, ses vieux bancs en bois qui ne pouvaient accueillir qu'une cinquantaine de personnes et ne tenaient que par l'opération de Holtz, son unique statue et ses simples croisés, la petite chapelle ne payait pas de mine, mais elle n'en était pas moins un édifice religieux.

  Brune haussa un sourcil pour toute réponse. Fatigué, Ric lorgna plus volontairement la sculpture qui semblait le toiser avec désapprobation, avant de revenir à sa tante et l'en-cas qu'elle lui tendait toujours. Il finit par s'en saisir, mais alors qu'il approchait le petit pain de bretzel garni de sa bouche, ses mains retombèrent sur ses cuisses. Les doigts de la prêtresse se crispèrent sur sa soutane.

  Pourtant, elle garda le silence.

  Elle avait trouvé Ric dans cette chapelle à une heure indue, alors qu'il l'avait toujours fuie comme un fléau, puis de nouveau trois heures plus tard, prostré et incapable de manger quoi que ce soit. Elle devait se douter qu'il s'était finalement rendu au sacre d'Éleuthère et que son état y était lié. Et plus que tout, son regard devait lui rappeler celui qu'il avait trois ans plus tôt, quand il était revenu à la capitale, à peine ombre de lui-même, car il se sentait presque aussi perdu. Mais elle ne disait rien. Elle attendait. Et elle était prête à attendre aussi longtemps qu'il le faudrait, comme elle le faisait toujours.

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