Chapitre 12-3 : Dilemme

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La tension dans la mâchoire de Ric s'amoindrit.

Il aimait ses aînés de tout son cœur, mais leur position avait déteint sur leur personnalité et parasitait leur vie personnelle. Ils peinaient à formuler une demande sans qu'elle ne sonne comme un ordre ; ils étaient ouverts au dialogue tant que leur avis ou leur décision n'était pas encore arrêté, mais une fois pris, un refus leur était impensable ; inconsciemment, ils attendaient que leur interlocuteur agisse ou les soutienne sans discuter et la moindre opposition restait rarement sans conséquence.

Brunehilde, de son côté, ne manquait pas non plus d'autorité et pouvait faire montre d'un entêtement à nul autre égal. Elle était aussi devenue maîtresse dans l'art d'aborder les problématiques des uns et des autres, s'engouffrant dans la moindre ouverture. Mais jamais elle ne dépassait les limites. À croire qu'elle était capable de les voir. Ric se demandait souvent si les orphelins à sa charge avaient conscience de la chance qu'ils avaient de l'avoir pour directrice. Eux qui avaient tout perdu n'avaient pas besoin d'un responsable qui les considéraient comme des moins que rien, une corvée qu'il fallait refourguer au plus vite au premier qui en ferait la demande. Ils avaient besoin d'une personne aimante, patiente, capable de comprendre leur peine et prête à faire tout ce qui était en son pouvoir pour les aider à remonter la pente, s'épanouir. Et c'était tout ce que Brunehilde incarnait. Plus qu'un toit où dormir, elle était la distance dont l'on avait besoin, une présence réconfortante, une voix rassurante, une oreille à qui se confier, une épaule sur laquelle pleurer, une main à laquelle se raccrocher...

Une main qui avait déjà tiré Ric de sa prostration et essayait jour après jour de le conduire un peu plus dans la lumière.

Une main qui pouvait encore l'aider ?

Ric n'était pas volontairement venu chercher conseil auprès de Yogwi. Après le départ d'Adalsinde et d'Éleuthère, il avait quitté sa pension pour promener Asprus, mais avant de comprendre où il allait, il s'était retrouvé ici, dans la chapelle de l'orphelinat. Il avait pensé qu’une part de lui l'y avait guidé dans l'espoir que la déesse des esprits l'aide à faire le tri dans ses pensées, le guide vers la bonne décision. Un fol espoir, car Yogwi n'était pas des déités à accepter les sans-âmes. Pourtant, perdu comme il l'était, il était resté et la déesse lui en faisait maintenant payer le prix : au lieu de l'éclairer, elle n'avait fait que l'embrouiller davantage, véritable gifle divine pour avoir eu l'impudence de fouler l'une de ses demeures et de s'être adresser à elle.

Mais peut-être n'était-ce pas Yogwi qu'il était inconsciemment venu trouver en ces lieux. Après tout, il savait qu'à l'heure de la prime, Brunehilde viendrait ici pour prier.

Alors qu'à l'extérieur, des aboiements joyeux se joignaient aux exclamations enfantines, il baissa les yeux sur la mauricette toujours intacte entre ses doigts avant de les glisser sur le côté pour observer Brunehilde.

Les mains désormais croisées sur son giron, le menton légèrement rentré et les paupières closes, elle semblait plonger dans la prière. Son silence était serein, apaisant... déférent. À mesure qu'elle le conservait, Ric sentit sa tension se relâcher de plus en plus, ses pensées tumultueuses suivre le mouvement et se calmer, et, pour la première fois depuis son réveil, il parvint à remplir pleinement ses poumons.

Avec circonspection, il reposa les yeux sur son en-cas et la faim lui creusa finalement l'estomac.

–Merci, murmura-t-il avant de prendre une première bouchée.

Brune haussa des épaules, comme si de rien n'était, et le laissa manger sans faire la moindre remarque, mais il perçut son soulagement. Quand il eût fini, elle attendit encore quelques instants avant de lui demander :

–Mieux ?

Il opina.

–Assez pour discuter de la raison de ta présence ici ?

Même s'il s'était préparé à cette question, sa poitrine se contracta et il se surprit à regarder la porte, comme s'il cherchait un moyen d'échapper à cette conversation.

–Thébaldéric ? (Il ferma les paupières.) Est-ce à cause du sacre de ton frère ? (Il secoua la tête.) Vraiment ?

Son timbre n'était pas tant sceptique qu'incrédule. Et il comprenait son désarroi. Si quelqu'un lui avait dit qu'en moins d'une journée, un événement le perturberait davantage que ses retrouvailles avec sa famille, il n'y aurait jamais cru.

Dans sa poche, le poids de l'apatite se fit de nouveau sentir. Il l'en tira et se perdit à nouveau dans sa contemplation.

–Que ferais-tu si l'on te demandait d'incarner l'opposé de ce que tu es ? finit-il par demander dans un murmure. Si l'on t'offrait l'opportunité de te racheter alors que tu ne le mérites pas ?

–Qu'entends-tu par-là ?

Après une dernière hésitation, Ric se lança. Il lui raconta tout ce qu'il s'était passé depuis leur dernière conversation. Son passage au palais, son arrestation, ses retrouvailles avec Adalsinde, sa confidence involontaire sur la forêt Mallkim, la visite surprise de ses aînés à l'aurore, leur volonté de reprendre le combat laissé par Melchior, le rôle qu'ils voulaient lui confier...

Il s'exprima de sa voix monocorde et préféra garder sous silence sa rencontre avec un devin, afin de ne pas l'inquiéter davantage avec l'aspect prophétique de la situation, mais Brunehilde n'en perdit pas moins son souffle à l'instant où il évoqua son séjour dans la forêt Mallkim. Comme la grande majorité de sa fugue, il ne lui en avait jamais parlé. Le peu qu'elle avait compris de cette période – qu'il avait provoqué un incident si grave qu'il en avait perdu le sommeil, ainsi que toute joie de vivre, et s'était replié si profondément sur lui-même qu'il avait fallu des mois à la prêtresse avant qu'elle ne parvienne à lui arracher un mot – la travaillait déjà bien assez. Apprendre qu'il s'était rendu dans les bois aurait été le coup de grâce, car elle aurait compris. Elle aurait su que la culpabilité de Ric ne l'avait pas simplement plongé dans un profond accablement dont elle cherchait encore à l'en tirer aujourd'hui, mais qu'elle l'avait poussé à vouloir en finir.

L'horreur de cette révélation n'en fut pas moins dévastatrice trois ans plus tard. Alors qu'il finissait son explication, il sentit le moment où elle comprit. Ce fut comme si toute température avait quitté sa tante. Prenant sur lui, il posa une main sur les siennes. Elle s'y raccrocha dans une brusque expiration, le serrant si fort que ses ongles s'enfoncèrent douloureusement dans sa peau. Ric accueillit leur morsure sans broncher. Si Brunehilde avait besoin de voir son sang couler pour s'assurer qu'il n'était pas allé jusqu'au bout de son geste, qu'il était bien vivant, à ses côtés, il ne l'en empêcherait pas.

–Je suis désolé, murmura-t-il.

Il aurait préféré qu'elle ne l'apprenne jamais, mais c'était la raison pour laquelle il faisait à présent face à son dilemme. Il n'avait pu le taire.

–As-tu... Nourris-tu encore ce genre de pensées ?

La détresse qui faisait vibrer la voix de Brunehilde à cette idée lui fit bien plus mal que les ongles enfoncés dans sa main. Refoulant la boule de culpabilité qui lui obstruait la gorge, il se tourna vers elle et la regarda droit dans les yeux, affronta les larmes qui brillaient dans les siens, lorsqu'il assura :

–Non, plus depuis Asprus.

Près d'un an s'était passé depuis son retour à la capitale lorsque le louveteau lui était tombé dessus, aux portes de la mort. Si Ric avait d'abord décidé de laisser la nature poursuivre son œuvre, Asprus avait démontré une telle rage de vivre en le suivant et en tentant de lui chaparder son lard séché et ses prises fraîche, que Ric avait fini par le ramener avec lui pour que Brune le soigne. Cependant, sa tante avait refusé. Elle n'y connaissait rien en animal, contrairement à lui. En outre, c'était lui qui avait décidé de le sauver, c'était donc à lui de s'en occuper. Ric s'y était résigné, certain que le pauvre animal allait finir par lui mourir dans les bras dans les jours à venir. Au lieu de quoi, le jeune chien-loup s'était complètement remis et s'était tellement attaché à lui que Ric n'avait pu le relâcher. Quand il s'y était essayé, il avait retrouvé Asprus en bas de sa pension quelques heures plus tard, un lièvre dans la gueule.

Qu'un être aussi farouche qu'un loup et doté d'un instinct aussi aiguisé veuille rester auprès de lui avait réveillé quelque chose en lui : une étincelle qui avait repoussé l'obscurité qui l'habitait et ravivé son regard.

Un changement dont Brunehilde avait été témoin et dont le souvenir lui permit de ne pas douter de la sincérité de Ric. Alors qu'un souffle tremblant lui échappait, sa prise sur la main de Ric s'adoucit et cilla plusieurs fois pour chasser ses larmes.

–La prochaine fois que vous chasserez, offre-lui ta meilleure prise de ma part, d'accord ?

–Vous vous la partagerez, nuança-t-il.

Car sans elle, il n'y aurait jamais eu d'Asprus.

Le regard de sa tante brilla de plus belle, mais se gorgea de tendresse. Un sourire renforça cet éclat pendant un moment avant qu'une ombre ne le voile…

–Maintenant que tu m'as avoué à quel point tu te sentais coupable...

–Non. (Il retira sa main des siennes et reporta son attention devant lui.) Tu peux me demander tout ce que tu veux, mais pas cela.

Elle était celle qui avait refusé de l'abandonner alors que tout s'était effondré autour de lui, celle qui avait repoussé ses ténèbres en lui confiant Asprus, celle qui l'avait ramené à la vie alors qu'il n'était qu'un corps mouvant. Si elle lui tournait le dos, il ne s'en remettrait pas. Et c'était ce qu'elle ferait si elle découvrait la vérité, car il est des crimes que même l'amour le plus fort ne peut pardonner.

Ce revirement ploya les épaules de Brune et baissa son regard, mais très vite, elle étouffa sa déception et un air déterminé envahit ses traits.

–Dans ce cas, je te demande d'accepter l'offre de ton frère.

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