Contre mauvaise fortune, bunker.

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Encore comateux d'une nuit trop courte, je tripote machinalement mon collier. Bonne nouvelle, malgré le manque de sommeil, je me suis réveillé à temps. Avec les années, j’ai fini par m’accoutumer et je ne peux plus vraiment parler de douleur, mais de là à attendre stoïquement la décharge, faut quand même pas pousser. Je suis debout une seconde avant l’heure du lever et, comme à regret, mon anneau n'émet qu'un léger bip !

Sur le bat-flanc du haut, de l'autre côté de l'allée, un aïe ! braillé d'une voix pâteuse m'apprend que Victor a manqué de réflexe. Je souris, pour une fois que les rôles sont inversés. L’instant suivant il est debout devant moi et je ne peux m'empêcher de lui dédicacer un haussement de sourcil moqueur. Il me répond en levant les yeux au ciel. Quand je dis « au ciel », c’est façon de parler, évidemment.

Sans un mot, nous passons entre les quatre autres couchettes vides pour sortir du dortoir et nous diriger vers l'ordinaire. Histoire de parfaire notre réveil, nous nous passons un grand coup de flotte sur le visage, coude à coude devant l'évier à vaisselle et sans soucis pour nos torques à l'étanchéitée garantie. Pendant ce temps, l'auto-thermo et le micro-onde ont rempli leurs fonctions. Accoudés de chaque côté du comptoir en béton armé, nous avalons sans grand enthousiasme jus de chaussettes et pain de guerre. Nous voilà prêts à attaquer une nouvelle journée de corvées.

Sur l'écran du couloir, le lever de soleil iluminant une vallée verdoyante s’efface pour laisser place à la liste des tâches à accomplir. Chaque fin de ligne est agrémentée de l’un de nos prénoms, voire les deux, quand le boulot à abattre est trop important.

Comme d'habitude, les corvées domestiques du carré VIP sont pour ma pomme (mais d'où peut bien venir cette expression ?). Depuis longtemps, j'ai compris que ma petite taille et mon côté chétif rassurent la Prop. Mon âge, aussi. A contrario, les regards qu'elle jette à Victor, quand ils sont par hasard dans la même pièce, en disent long sur la trouille qu'il lui inspire. Faut dire qu'il doit bien faire deux fois mon volume. Je me demande toujours si c'est sa force qui inquiète la Vieille ou si c'est la quantité de nourriture qu'elle l’imagine ingurgiter en une seule journée. Ce qui est sûr, c'est que sans la protection du Vieux, qui reconnaît et apprécie ses talents, il y a longtemps que Victor aurait été échangé contre un autre agent plus jeune ou pire, muté au service du tunnelier.

Dans la liste de mes tâches, une nouveauté : aménager un couchage de deux places dans la réserve nord. Je connais bien cette pièce pour l’avoir rangée à de nombreuses occasions. Je simule dans ma tête la position que pourrait prendre un lit double. Hmmm… cela devrait passer, mais je vais encore devoir réorganiser tout le stock de filtres qu’elle contient. Vu le poids de ces machins, bonjour la galère. Bah, je verrai bien au moment voulu, pour le moment, je dois faire face à mes servitudes quotidiennes.

J’attaque par le nettoyage du salon-salle à manger. Briquer la longue table, puis un grand coup de balai avant de passer la serpillière avec application. Hier soir, toute la Famille a fait la fête, comme ils disent, ils avaient même invité des voisins. Ils ont appelé ça un anniversaire. L’anniversaire de Pétunia, la plus grande des deux Soeurs. Elle, je ne peux pas m’en plaindre. Victor non plus, d’ailleurs, elle doit représenter son meilleur soutien après le Prop. Je vois bien comment elle lui sourit, comment elle cherche toujours à lui demander un service hors de ses attributions, c’est tellement drôle. Malheureusement, je crois bien que la Vieille l’a vu aussi et c’est peut-être pour ça, au fond, qu'elle peut pas blairer mon frangin. Mais elle ne considère pas tous les grands garçons de la même manière.

Les Props invités hier soir, ont amené un de leurs fils pour le repas. Là, pour le coup, notre Vieille lui a fait des ronds de jambes à n’en plus finir. Elle l’a placé d’autorité à côté de Pétunia et insisté tout le repas pour qu’ils se racontent leurs vies. Sans grande réussite, faut le reconnaître. En même temps, que pourraient bien se raconter une fille et un garçon, aussi oisifs l’un que l’autre, habitant un abri depuis leur plus jeune âge ? Tout en me remémorant la soirée d'hier, je continue mon nettoyage, faut dire que ce n’est pas le genre de travail qui demande beaucoup de concentration. Le seul truc auquel je fais gaffe, quasi instinctivement, c’est les endroits où je mets les pieds. Jamais trop près du meuble à alcools ou de la bibliothèque interdite. Quand beaucoup plus jeune j’ai commencé mon service, j'oubliais souvent l’une ou l’autre des consignes de limite. Le rappel était brutal. Un pas de trop dans la mauvaise direction et j’avais droit à ce que le Vieux appelle une “stimulation électrostatique”. En gros, mon collier repère ma position dans la pièce et, si je ne suis pas au bon endroit, au bon moment, il m'envoie une châtaigne électrique dans le cou. Un système très astucieux, la puissance des chocs est progressive : premier impact, avertissement, si on persiste, punition. J’ai goûté trois fois au mode punition. Habitude ou pas, ça secoue méchamment. Lors d'une mise en garde, notre Prop nous a expliqué que les décharges envoyées par les torques possédaient deux niveaux supérieurs, plus un dernier.

J'espère ne jamais avoir à les tester.

Les Filles racontent souvent que leur père est un électronicien hors pair, un vrai génie. Que c’était son boulot, avant la descente, et que c’est lui qui a inventé le système des colliers. Il a d’ailleurs toujours un atelier, à côté des réserves, dans lequel il bricole une grande partie de ses journées. Je n’ai qu'entrevu l'intérieur de cette pièce, cela fait partie de mes zones interdites, dommage, c’est bourré de machines bizarres que j’aimerais bien trifouiller. D’autant que j’y ai vu plusieurs colliers démontés avec les fils à l'air et surtout, des télécommandes, comme celles que tous les Props du réseau gardent en permanence autour du cou. Au fond, nous avons tous nos bijoux, mais selon notre position dans la société, leurs fonctions diffèrent.

Un bip dans les graves me sort de ma rêverie. C’est le collier, il me signale qu’il est temps d’aller recharger sa batterie. Un des rares bons moments de la journée. Je pose mon balai, retourne à l’ordinaire, m'assois à même le sol et branche, à l’aveugle sur mon anneau, un des cordons qui pendouillent en bas de l’écran. Le temps de charge va me laisser une bonne demi-heure de tranquillité, même si une petite appréhension tourne en arrière-pensée. Il faut que le nettoyage soit terminé avant le lever de la famille, sinon, en plus de subir une réflexion amère de la Vieille, je vais devoir jongler avec les allers et venues des uns et des autres.

Hier soir, avec Victor, nous sommes restés debout pendant tout le repas. J’étais déguisé en pingouin pour faire le service, tandis qu’il était cantonné à la cuisine. Encore un lieu où il assure comme un dieu. Avec la chair de tilapias et un nombre limité de légumes à sa portée, essentiellement des crucifères pour le côté désintox, genre choux, brocolis, kale, etc. il arrive à concocter des plats d’enfer. Pour le dessert, il avait préparé une glace agrumes-myrtilles absolument délicieuse et accessoirement, riches en antioxydants. Si je sais qu’elle était délicieuse, cette glace, c’est parce qu’entre deux allers-retours, Victor m’a discrètement donné la cuillère de service à lécher. J’en ai eu les larmes aux yeux. Ce goût, sucré et acidulé sur le bout de la langue, m'a brusquement rappelé les desserts que nous préparait maman.

Après la fête, les invités sont repartis par le tunnel et nos Props sont allés se coucher. Nous, nous sommes restés pour débarrasser la table, laver, ranger le plus gros de la vaisselle et pour finir, aller jeter les restes dans le composteur. C’est l’endroit le plus tranquille de l'habitation, aucune chance qu’un des Props vienne nous y chercher, ils ont le nez trop délicat. En dehors de l’odeur, les machines de recyclage d’air, la centrale géothermique et les pompes des piscines de tilapias font un tel raffut que cela couvre nos discussions. Dans le reste de l'habitation, Victor m’a appris à ne pas parler, à m’exprimer par mimiques ou en écrivant quelques mots avec le doigt sur l’humidité d’un coin de table, à tout effacer avec application. À ne jamais oublier que nos colliers ont des oreilles.

Le recoin du composteur est notre jardin secret, le seul endroit où nous pouvons discuter librement, même si par habitude nous utilisons souvent le capot du bac pour écrire, c’est pratique, la buée se reforme sans cesse.

Cet endroit répugnant est aussi un lieu de mémoire. C’est là que Victor a trouvé, caché sous le couvercle, le message de maman. Comme je ne faisais qu’ânonner à l’époque, c’est là qu’il me l’a lu à l’oreille. C’est là, au milieu du bruit et des odeurs, que nous avons pleuré, serrés dans les bras l’un de l’autre. C’est là que nous sommes restés hier soir, très longtemps, allongés à même le sol pour tromper nos anneaux et leur faire croire que nous dormions, sans vraiment parler, juste à nous souvenir.

  • Biiip !

Oups, le signal de fin de charge me fait sursauter. Installé tranquille, le dos appuyé à la paroi, j’ai bien failli m’assoupir.

Retour aux corvées, je termine la salle à manger en un tour de main et je m’attaque aux toilettes à séparation. Échange des containers solides et liquides, comme dit pudiquement la Vieille, et petit tour par le composteur. Au passage, je croise Victor, il a la tête au fond d’un bac à tilapias vide et vu l’odeur qui s’en dégage, sa position n’a rien à envier à la mienne.

Je termine ma séance de nettoyage par le plus délicat, la salle de bain de Capucine. Pas que le lieu d’aisance de la plus jeune des Sœurs pose problème en lui-même, mais sa propriétaire a un sens de l’humour particulier. Son grand plaisir consiste à me voir prendre une décharge… heu, pardon, une “stimulation électrostatique”. Le Vieux devait avoir la trouille que des agents attentent à la pudeur de ses gamines, alors il a programmé ses bidules de telle façon que si l’une d’elles est dans la salle de bain et que l'un d'entre nous en franchit le seuil, l’heureux élu a droit à une châtaigne des fagots (encore une expression imagée dont je ne comprends pas le sens). La blague préférée de la Merdeuse se résume donc à : laisser la porte de la salle de bain entrouverte, ôter la télécommande de son cou pour faire croire au système qu’elle est sous la douche, à se cacher en embuscade caméra au point et immortaliser le sursaut du malheureux qui franchit l’entrée. En l'occurrence, moi.

Je pousse la porte de la salle de bain du bout du manche à balai. Aucune réaction. J’avance la tête avec précaution, pas de Capucine en vue, je peux y aller franco. Elle doit se remettre de la soirée d’hier et n’a pas encore émergé. Tant mieux, je m'acquitte du nettoyage en un temps record et finis par le couloir de l’atelier.

Tête baissée astiquant le sol avec entrain, je ne m’aperçois de la présence du Vieux qu’au dernier moment, quand mon balai choque contre le chambranle et qu’il sursaute. Nous nous regardons un instant, aussi surpris l’un que l’autre. Je ne pensais pas qu’il serait levé si tôt et, pour lui, je suis habituellement transparent.

  • Bonjour monsieur, désolé de vous avoir dérangé.

Il me regarde de façon étrange, enfin, plus étrange que d’habitude et daigne m’adresser la parole.

  • Ah, Louis, tu tombes bien.

Sûr que pour le bonjour, je peux toujours me brosser, mais comme pour une fois le ton n’est pas désagréable, je ne vais pas me plaindre. Me voilà quasi au garde-à-vous, fin prêt à exécuter une corvée supplémentaire.

  • Entre, tu vas m’aider à déplacer cette table sous le luminaire.

Je ne bouge pas, me demandant si c’est une blague. L'humour de Capucine serait-il devenu contagieux ? Du bout du pouce, je soulève mon collier dans sa direction.

  • Ah oui, j’oubliai…

Bien sûr, lui, peut se permettre d’oublier, vu que, l'anneau, c'est moi qui le porte. Il tripote sa télécommande deux secondes et me fait signe d’avancer. Comme je n’ai entendu aucun bip, j’y vais avec précaution. Il me regarde, un demi sourire aux lèvres.

  • Tu peux entrer sans crainte, j’ai désactivé l’interdiction de cette pièce.

Je passe le seuil et effectivement, rien à signaler. Du geste il m’invite à attraper un côté de sa table de travail, tandis qu’il soulève l’autre extrémité. Nous voilà tous les deux en train de forcer de concert, une grande première. Tout en exécutant les consignes du Vieux, je jette un œil sur les tables installées contre le mur. Elles sont surmontées de rangées de tiroirs semi-transparents qui grimpent jusqu’au plafond. Certains casiers sont ouverts, laissant deviner leur contenu. Ma curiosité est plus forte que la peur d’une réprimande. Tout en faisant semblant de forcer, je tourne la tête sur le côté, ne perdant pas une miette du spectacle, les compartiments dégueulent littéralement de bidules bariolés. Même si je n'ai aucune idée de leur utilité, je trouve ça beau. Du moins jusqu'à ce que je réalise que c’est dans ces machins multicolores que réside la cause de notre soumission. La curiosité fait rapidement place au dégoût. Au moment de détourner le regard vers le Prop, un objet attire mon attention : un collier, tellement déformé qu’il ne rentre plus dans sa boite. L’impression qu’il à été cisaillé par une énorme pince. En dessous, sur la façade du tiroir, une étiquette mentionne un prénom : Thérèse.

Sous l’effet de la surprise, je lâche prise et les pieds de l'établi frappent le sol avec fracas.

  • Imbécile, tu peux pas faire attention !

Manifestement, le Vieux a eu très peur pour ses petons, il se baisse pour vérifier qu’aucun des deux n’est palmé. Alors, poussé par un réflexe absurde, je tends la main, attrappe l’anneau endommagé et profite d'être caché par l’établi pour reculer d’un pas et l'immerger dans l’eau trouble du seau. L'instant suivant le Prop réapparaît et je me fends d’un :

  • Désolé, monsieur, c’était trop lourd pour moi.

Je garde la tête baissée, en signe de soumission, tremblant de tous mes membres, ne sachant pas s'il a vu mon geste ou non.

  • Tu es surtout un bon à rien, j'aurais dû appeler ton frère. C’est bon, va, tu peux continuer ton service, je vais me débrouiller tout seul maintenant.

Sa colère l'a empêché de percevoir mon trouble. J’en profite pour gagner le couloir, récupérer mon balai, le seau et disparaître de sa vue le plus rapidement possible.

Mon cœur tape fort dans ma poitrine, je sens les larmes couler le long de mes joues. Il faut vite que je retrouve Victor.

  • Ben alors, où vas- tu si vite ?

Capucine vient de déboucher d’un couloir et me saute littéralement dessus. Encombré par mon seau et mon balai, je n’ai pas le bon réflexe et de l’eau sale gicle sur son pyjama coloré.

  • Ah, bravo ! J’ai entendu Papa te traiter d’empoté, il n’a pas tort.

Tout penaud, encore troublé par ma découverte, je détourne le regard, mais je ne peux m'empêcher de renifler. Aussitôt, la merdeuse me tourne autour et tente de voir mon visage que je baisse encore plus vers le sol.

  • Mais tu pleures ? Le gros nigaud à sa mémère a fait des bêtises et maintenant il est tout triste ?

À écouter ses moqueries, après l’épisode de l’atelier, je sens une sourde colère monter dans ma poitrine. Je me redresse et avance au pas de charge, bousculant Capucine qui n’a pas le temps de s'écarter. Tout en cherchant son équilibre, elle me regarde avec de gros yeux, aussi ahurie que moi par le geste irrespectueux que je viens d’oser. J’attends avec fatalisme la punition qui ne saurait tarder, mais rien ne vient. Mon collier se contente de balloter autour de mon cou en suivant le rythme de mes pas.

Mes relations avec Capucine n’ont pas toujours été conflictuelles. Tout petits, nous avons joué ensemble, appris à marcher, à lire et à écrire ensemble. Nos relations d’enfants n’étaient guère influencées par notre différence de statut. Quand son père nous faisait la classe, il expliquait souvent que, faisant partie des êtres suffisamment intelligents pour trouver le moyen de remonter à la surface, il était normal que les Props aient plus de droits que les autres. Elle se penchait alors à mon oreille pour murmurer :

  • Il oublie juste de préciser que c’est à cause de ses bêtises, et de celles de ses copains très malins, que nous nous sommes retrouvés dans le gouffre.

Je ne comprenais pas exactement à quoi elle faisait allusion, juste qu’elle ne pensait pas comme son père et qu’elle était de mon côté. C’est du moins ce que j’ai cru pendant de longues années. Mais après la pose de mon collier et par là même, la fin de mes études, nos rapports ont changé. Elle était élevée en future héritière du pouvoir, alors que moi j’héritais des basses besognes. Elle a continué à s’instruire alors que je devenais homme à tout faire. Petit à petit, la gamine généreuse de notre enfance a disparu au profit d’une jeune fille arrogante et moqueuse.

Le cerveau perturbé par une tempête de souvenirs, je traverse de nouveau les locaux techniques. Occupé à remplir le bac d'élevage avec un gros tuyau annelé, Victor lève la tête à mon approche et fronce les sourcils. À voir ma tête, il a instantanément deviné qu'il se passe quelque chose. Essoufflé, je marche vers lui, pose mon balai contre le bac et, soulevant le seau d’une main, extraie le collier déformé de l’eau sale. Devant son regard interrogateur, je lâche le collier qui coule aussitôt et écris sur la paroi humide du container à poissons : Maman.

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