Eugène

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Une petite île rocheuse perdue dans le silence. Comme tant de fois auparavant, l’amarre s’enfonça dans la falaise.

Posant pied à terre, il se dirigea vers un robuste oranger en fleurs dont les branches semblaient vouloir atteindre le ciel. A chaque venue, elles étaient toujours les mêmes.

Adosser au tronc, un vieux banc mélangeant le bois et le fer noir. Une silhouette courbée s’y reposait, une canne en oranger serrée dans ses doigts noueux. A mesure qu’il avançait, le jeune garçon put voir un blaireau au pelage anisé et aux longues moustaches pendantes se dessiner au pied de l’arbre.

En le voyant approcher, l’animal releva la tête, un sourire se dessinant sur son visage.

  • Cela faisait longtemps Ekö, le salua-t-il d’une voix rauque.

Comme s’il n’avait pas parlé depuis des décennies.

  • Au départ d’Agathe…

Il s’installa sur le banc, juste à côté du blaireau.

  • Agathe… Si tu savais comme elle me manque. Je revois son visage, ses yeux débordant de vie, son sourire si lumineux, raconta le blaireau en s’appuyant un peu plus lourdement sur sa canne sous le poids des souvenirs. Elle avait la langue bien pendue, toujours un trait d’esprit au bord des lèvres. Elle avait cette façon d’être sans se soucier de ce que pouvaient bien penser les autres.

Il s’interrompit, le regard dans le vague.

  • C’est devenu bien trop calme sans elle, murmura-t-il finalement en se tournant vers Ekö. Emmène-moi là ou elle nous a quittés, s’il te plaît.

En réponse, une main se tendit pour l’aider à se mettre debout. Le blaireau esquissa un sourire et se redressa. Guidé par le jeune garçon, il monta dans ce bateau qui l’avait transporté une première fois bien longtemps auparavant. Aussitôt, l’amarre sembla se détacher d'elle-même de la falaise, remontant contre la coque de L’Horizon sans un bruit.

Ekö s’éclipsa pour aller chercher une chaise au vieux blaireau, en profitant pour dessiner les contours d’une nouvelle île sur sa carte. Lorsqu’il revint sur le pont, on pouvait déjà voir les branches de l'oranger commencer à disparaître à mesure qu'ils s’éloignaient.

Eugène s’installa difficilement sur cette chaise bienvenue pour ces vieux os. Tant que l’île n’eut pas disparu, il garda son regard fixé dessus. Le jeune garçon se tenait bien droit dans son dos, respectant la contemplation de son passager.

L’oranger disparu finalement, ne laissant que la contemplation des nuages et du ciel si particulier pour seule vue.

  • Merci d’être un garçon si serviable, lança Eugène pour mettre fin au silence. Comme nous aurions aimé avoir un enfant aussi gentil que toi, avec Agathe. On n’a jamais pu en avoir, malgré tous nos efforts. Comme il aurait été agréable de les voir s’amuser au pied de l’oranger.

Le vieux blaireau sourit, nostalgique de ce rêve qu’il ne connaîtra qu’au creux de ses pensées.

  • Tu sais, on voulait vraiment fonder cette famille. Bien à nous, avoir ce cocon de bonheur qu’on appelle un foyer. Nos parents à tous les deux nous avaient laissé nous débrouiller par nous mêmes pour survivre, à la force de nos bras. Cette famille, on y aurait mis tout notre amour, tout ce que nous n’avions pas eu.

Debout à côté de la chaise, Ekö ne semble pas savoir comment réagir à ses confidences soudaines. Il se dandine, légèrement mal à l’aise. Que dire à ce vieil homme exprimant ses plus profonds regrets ?

Il finit par contourner Eugène et s’agenouiller devant lui. Prenant délicatement sa main dans la sienne, il la serre en souriant doucement, exprimant par des gestes ce qu’il ne parvenait pas à dire. Il avait beau avoir vécu cela un nombre incalculable de fois, cela restait toujours aussi émouvant de recueillir ses mots au goût d’inachevé.

  • Vous avez été heureux avec Agathe, lui rappelle simplement Ekö d’un ton oscillant entre douceur et manque d’assurance.

Cela arrache un rire au vieux blaireau, qui pose son autre main sur celle du jeune garçon en signe d’apaisement.

  • Elle a été l’être le plus précieux de mon univers. L’illuminant de sa simple présence. Elle était ma moitié comme j’étais la sienne.

Il tapote la main d’Ekö en souriant.

  • Et toi mon petit, tu n’as pas songé à trouver la tienne ? Celle qui ferait briller ton monde de mille feux.

L’étonnement se peint sur les traits du jeune garçon. Jamais il n’avait songé à cette question. Il voguait seul depuis tellement de temps, sans jamais y songer.

  • Je…, hésita-t-il. Je ne pense pas… être concerné…

Eugène sourit devant l'innocence se dégageant de lui. Quand sa moitié le trouverait, nul doute qu’il ne s’y attendrait pas.

L’Horizon ralentit soudainement, mettant fin à ce partage d’émotions entre le vieux blaireau et le jeune garçon. Ils étaient arrivés.

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