Pětra la Pétoche (2/2)

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Le ruban vert et jaune du Mérite militaire fièrement porté par son camarade Učak lorsqu'il lui rendit visite à l'hôpital, lui revint en mémoire. Malgré sa discrétion sur fond de drap de laine kaki, la barrette Dixmude avait sauté aux yeux du blessé, emplit son champ de vision. Ses bandes de couleur s'emmêlaient, tournoyaient, l'étourdissaient. Elles s'affichaient avec insolence sur la poitrine bombée du benjamin. Piotr pouvait-il imaginer plus bel affront ? Son jeune ailier avait été récompensé ! Tout un équilibre s'effondrait. Les jeunots dépassaient les anciens, ils étaient propulsés devant eux. Devant lui ! Tout compte fait, que Petrovskí restât au sol arrangeait bien ses affaires. Fini la concurrence. L'ancien chasseur en était persuadé, lorsqu'il avait raté l'I-153, si son camarade avait été là, il l'aurait probablement assaisonné à son tour. Une nouvelle fois, il se serait retrouvé le dindon de la farce. Fallait-il pour autant le laisser aller au devant des ennuis, maintenant que le mal était fait ? Piotr pourrait-il encore se regarder dans la glace s'il se détournait, abandonnait le sort de son cadet entre les mains des officiers ? Il trouva son ailier, seul, assis sur des caisses de cartouches vides. L'ermite taillait une branche avec son canif, l'air las et tangent l'autolyse. L'ancien chasseur trouva son ailier, seul, assis sur des caisses de cartouches vides. L'ermite taillait une branche avec son canif, l'air las et tangent l'autolyse.

— Tu sais ce qui risque d'arriver si tu te blesses ? lança Piotr en feignant la malice.

— Oh, ça vous ferait bien plaisir, non ? bougonna l'autre avec des trémolos dans la voix.

— Arrête de chialer. Tu te ridiculises encore plus !

— Tu sais comment qu'on m'appelle dans la mécanique ? Pětra la Pétoche ! s'offusqua le benjamin de l'escadrille.

— Si les rampants étaient intelligents... ils voleraient, grinça son aîné. Mais s'ils te surnomment « la Pétoche », c'est peut-être qu'il y a une raison !

— Je croyais qu... Laisse tomber. Qu'est-ce que t'y comprendrais, toi ? T'es un vétéran, t'as fait l'autre guerre. Pour toi, c'est pas une nouveauté.

— C'est vrai, c'est pas une nouveauté, reprit calmement Piotr en s'asseyant à côté de son cadet. Mais j'ai été à ta place, avant. Crois-le ou non, la peur, on s'en débarrasse pas comme ça. Elle colle à la peau ou se tapit dans un recoin de tes tripes pour mieux te les nouer le moment venu.

Il marqua une pause pour chercher son paquet de cigarettes dans sa poche de poitrine. Il s’apprêtait à se servir mais préféra au dernier moment en tendre une à son cadet avant. Les deux pilotes restèrent encore silencieux un moment, à savourer la fumée. Le crépuscule colorait l'horizon d'un orange flamboyant. L'air refusait encore de fraîchir et étouffait encore le sous-bois. Quelques oiseaux vaillant chantaient malgré tout... ni le ronronnement des moteurs, ni le grondement des canons ne les couvraient. C'était apaisant.

— J'ai toujours peur, reprit le vétéran. On a tous peur... Oh ! c'est pas un truc que vont colporter les journaleux ou les romans à sensation. Ni les instructeurs ! Pourtant, oui, on a tous peur. Même Fronovskí !

Son camarade semblait incrédule. Piotr se rappela les confidences de l'adjudant et crut bon de faire un trait d'humour pour détendre encore l'atmosphère :

— Bon, peut-être pas Fronovskí. Lui, même la Faucheuse doit en avoir une aversion pas possible !

Petrovskí secoua la tête et se renferma. Son lourd secret devenait chaque jour plus difficile à partager, mais aussi à garder. Le regard vague, il peina à articuler :

— Je ne te crois pas... Sinon, p... pourquoi vous y allez, alors ? Pourquoi moi, je peux pas ?

— On y va parce qu'il le faut. Parce qu'on a signé pour ça. Avant les missions, je suis terrorisé. Et puis, je pars et la peur disparaît. C'est comme si les gestes que j'avais répétés à l'entraînement la chassaient. Mais c'est pas vrai. Elle est là, quelque part en moi, et je sais qu'elle peut resurgir. Quand j'ai été abattu, j'ai failli paniquer. J'étais coincé dans la vrille, je me suis vu mourir dans les flammes. Et je ne voulais pas ! C'est sans doute ce qui m'a aidé à m'en sortir... Mais si, un jour je me refais tirer dessus, cette foutue frousse reviendra, j'en suis certain. Tu sais, si j'ai raté l'I-153 l'autre jour, c'est parce que j'ai pensé à mon premier combat. C'est revenu comme ça, sans que je puisse rien contrôler. Et le temps de revoir les images, j'avais dépassé ce salaud ! Et c'est Volpo qui l'a dézingué...

— Mais moi, ça disparaît pas !

Le jeune pilote s'était lamenté en regardant ses doigts crispés et tremblants. Le silence s'abattit sur ce cri de détresse. Puis soudain, le benjamin se leva d'un bond et commença à s'agiter. Piotr le regarda, étonné. Les mots sortaient en torrent comme le pus d'un abcès crevé. Pendant qu'il évacuait son mal-être, son ailier tournait en rond, s'arrêtait pour tirer sur sa cigarette, puis reprenait ses circonvolutions.

— Quand je vole, j'entends toujours des bruits bizarres, je sens des secousses qui... qui n'existent pas... Je sais que tout ça, c'est ma tête qui le fabrique ! J'ai beau me le dire, me le répéter, c'est plus fort que moi : à un moment, je cède. Je m'en veux, tu sais. Je me sens faible, lâche. J'ai l'impression d'abandonner les copains, de pas faire ma part, de la refuser. Tu as raison, je pourrais m'ouvrir les veines pour en finir...

Une expression de désarroi illuminait ses yeux humides, trahissant toute la perdition dans laquelle il s'abîmait depuis le début des hostilités. Si tous participaient à la grande bagarre, Petrovskí croyait mener un combat plus singulier, plus destructeur encore. Sa peur l'avait emporté, irrépressible, irrésistible. Elle le poussait à donner un coup de manche pour rentrer vers la sécurité.

— Tu avouerais aux autres qu'ils avaient raison de se moquer, voulut le dissuader camarade.

— Je sais bien ! reprit-il avec humeur. Mais comment je peux faire ? J’ai mal au bide rien qu'à l’idée d'y aller. Le mot même de « mission » me file la chiasse... Même si j'ai rien mangé ! Je savais même pas que c'était possible, ça !

— Tu serais surpris, de ce que ça provoque comme réaction. J'ai vu un mec gerber avant chaque départ en mission... et même sans rien becter, il pouvait pas s'en empêcher. C'est malheureusement à toi de trouver la solution pour dominer ta peur...

Piotr se maudit. Ce discours moralisateur allait à contre-sens de l'esprit d'équipe qu'il devait désormais adopter et de la camaraderie qu'il avait découvert dans ses lectures de jeunesse et tant enviée. Son cadet manifestait déjà toute son impuissance et paraissait sur le point de se liquéfier. En vitesse, l'ancien chasseur, chercha une porte de sortie. Il pensait la tenir et l'utilisa sans plus réfléchir :

— Ceci dit, tu vois bien qu'on courre pas grand risque. Quasiment personne a été abattu alors qu'on fait jusqu'à deux missions par jour, tous les jours.

— Tu oublies le drille ! objecta Petrovskí à voix basse.

— Ouais, c'est vrai... admit Piotr, pensif. Mais si le Popoff s'est jeté sur lui, c'est peut-être parce que c'était le chef. Il espérait peut-être qu'on perde notre cohésion et que ses petits potes nous dézinguent en combat singulier.

— C'est pas idiot comme raisonnement...

— Manque de pot pour les Bolchos, on est resté soudés et ils ont pas moufté. Nos mitrailleurs ont même pas eu à les repousser... Bref, si quelqu'un risque sa peau, c'est pas toi mais Ponenko. Nous, on se couvrira mutuellement et il pourra rien t'arriver.

— Dieu t'entendes !

— Par Saint Waldmir, réfléchis, Januš ! Il ne peut pas être du côté des barbares... Surtout s'ils sont athées !

Pour la première fois, le jeune homme sourit. L'argument religieux aurait-il fait mouche ?

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