Les ouvre-boîtes du Dniestr (3/3)

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Arrivé au sol, Piotr était furieux. Il sortit de son appareil en trombe, puis courut vers son officier :

— Mon lieutenant, qu'est-ce qui vous a pris d'esquiver le combat ? lança-t-il bien fort.

Le temps s'arrêta. Tout le monde avait entendu. Les mécaniciens abandonnèrent leur tâche et se retournèrent. Ponenko tira une dernière fois sur sa cigarette. Il prit le temps de savourer la fumée avant l'expirer sur le côté, toisant son subordonné avec arrogance. Privé de réponse, le sous-officier s'impatientait et s'échauffait.

— Nous sommes pilotes de bombardier, commença-t-il avec calme, notre mission est de détruire l'ennemi au sol, pas dans les airs. Une f...

— Ça vous va bien de dire ça ! hurla Piotr. Vous l'avez eue, vous, votre victoire !

— Džunkovskí, reprenez-vous ! s'écria le chef de section. Qu'est-ce que vous racontez ?

— Ne faîtes pas l’innocent. Et le Polikarpov de Khmelnytskyï ?

Ponenko regarda Piotr avec des yeux rond. Il reprit une bouffée de tabac avant de répondre sur un ton sec mais mesuré.

— Un appareil détruit au sol, sergent. C'est plutôt votre mitrailleur Volpovskí qu'il faudrait blâmer. Lui seul a abattu un chasseur venant de décoller en vol. Certes, il venait de décoller... mais il volait.

— Essayeriez-vous de nous diviser ? s'insurgea Piotr.

— Qu'allez-vous encore inventer ! Ne vous mettez donc pas martel en tête et allez vous reposer ; nous repartons dès que nos appareils auront été ravitaillés, répondit l'officier en le gratifiant d'une tape sur l'épaule.

Ponenko s'était éloigné de quelques pas, laissant son ailier fulminer, quand il se retourna avec un grand sourire :

— Je serais cependant ingrat de ne pas vous féliciter d'avoir convaincu votre camarade Petrovskí de nous accompagner. Voulez-vous un combat utile ? Faîtes en sorte qu'il ne se renie plus et je vous en saurai gré.

Tous les mêmes ! fulmina Piotr. Avec son tarin pointu, son sourire sarcastique et ses cheveux toujours gominés, le vice-lieutenant renforçait le fiel de l'affranchi, du physique de faux frère. La confiance pourtant nécessaire entre les deux combattants peinait encore à s'installer. La faute à la posture hautaine du jeune officier, ses erreurs passées et cette roublardise affichée. Et Goldstein, son homologue aussi débutant qu'inefficace dans son ancienne escadrille de chasse ? Lui avait le nez crochu et la lèvre épaisse typiques des individus de sa race[1]. Par chance, l'armée s'était rendu compte de son erreur et l'avait radié de ses rangs, comme tous les juifs. Lâche jusqu'au bout, il s'était suicidé, emportant avec lui femme et enfant. Cependant, la troupe n'était pas dupe. Si on en était rendu à recruter des voyous et des parias pour commander à d'honnêtes sous-officiers, y avait-il à s'étonner qu'ils fussent alors lésés ? Le pays était gangrené par la vermine. D'ailleurs ce fier Ponenko n'avait-il pas ordonné à Piotr d'assassiner son ailier ? Il avait balayé la possibilité d'une justice pour appliquer la sienne, celle d'un sanguinaire seigneur régnant en maître incontesté sur ses terres. Les valeurs volaient en éclats, ils étaient toujours les mêmes à trinquer, boire au calice jusqu'à la lie...

— On va devoir y retourner ? l'interrompit la voix vacillante de son cadet.

— Qu'est-ce que t'as cru ? maugréa Piotr après un silence surpris. Qu'il suffisait d'un uppercut pour mettre l'ours KO ? Le Popoff a la tête dure du cul terreux arriéré, faut lui expliquer longtemps avant qu'il comprenne...

— Mais quand même, t'as vu ce qu'ils nous envoyaient ?

— Fallait pas te débiner dès les premiers jours, t'aurais connu ce temps où il regardait sans comprendre ce qui lui arrivait. Maintenant, il s'est réveillé. Mais t'inquiète pas, va ! C'est trop tard. C'est juste les soubresauts d'un cadavre qui refuse son sort.

— Dieu t'entende. Quand je voyais leur pruneaux monter, je croyais qu'ils me visaient tous, qu'ils allaient me pulvériser ! Comme si toutes leurs armes se concentraient sur moi ! C'était effrayant...

— Les seules que t'as à craindre sont celles du lieute. Les autres, ils essaient juste de faire peur. Tu devrais arrêter de te tromper de cible.

Petrovskí détourna le regard. Son tient affectait encore la pâleur de la peur, ses traits tirés par le stress trahissaient son mal-être. Il tirait avec nervosité sur sa cigarette, la consumant trop rapidement, sans prendre le temps de savourer. Seul l'effet euphorisant de la nicotine l'intéressait. Il s'en remplissait, se gavait avant le prochain vol. Tout aussi goulus, les Breda se faisaient ravitailler en munitions et carburant pour la prochaine sortie. Une activité fébrile régnait autour de leur imposante silhouette. Une armée de bonshommes torse et jambes dénudés se démenaient pour les préparer. S'il n'étaient leurs brodequins et leurs épaisses chaussette roulées sur les chevilles, leur tenue de bain aurait intrigué. Mais comment résister sous le Soleil torride du début d'été ? Les arbres procuraient certes de l'ombre où s'abriter et éviter que le revêtement de métal surchauffés ne devienne un piège brûlant. Il n'empêche, les pneus se savaient grée des linges humides qui les recouvraient et le personnel au sol suait à charrier bombes et bandes de cartouches depuis le dépôts jusqu'aux avions. Personne ne rechignait à la tâche.

[1] L'antisémitisme était cependant une opinion répandue en Europe centrale.

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