Le maelström

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Le moulin venait de s'arrêter. Malgré le serre-tête en cuir et les écouteurs, Piotr entendait le caractéristique bruit de gouttes métalliques. Il rythmait son retour sur terre, cette descente qui s'attardait pour goûter encore, profiter encore, de la félicité. Autour de l'avion une foule s'assemblait. Personne n'avait manquer le passage à basse altitude, moteur hurlant. Aucun n'avait rater les ailes battant frénétiquement. Tous avaient compris. Le signe était universel. Le héros du jour prenait quelques instant pour lui. La star se faisait désirer. Après tout, lui aussi avait attendu pour ce moment de gloire. Sans doute plus longtemps qu'à son tour. Alors il pouvait bien patienter un peu, tous ces curieux. Tout c'était si vite bousculé ! La terreur avait balayé la joie lorsque son mitrailleur avait annoncé des chasseurs. Quelques tirs avait fusé, avant qu'on ne se rendît compte que ce n'était que les leurs qui avaient fait erreur. Ils devaient bouillonner, ces rapaces, de s'être fait ainsi doubler par les « lourdauds ». Piotr savourait sa revanche. Un plaisir solitaire, qu'il ne pouvait partager avec les copains. Enfin, il l'avait, son premier succès ! Ses mains gantées appuyées contre les rebords du poste de pilotage, il se releva, triomphal. Alors que tout son corps basculait hors de la carlingue, il pouvait contempler l'attroupement impatient. Était-ce le vent à travers les volets de son casque débouclé ? Il lui semblait entendre une clameur. Il le retira pour s'en assurer, libérant sa chevelure ébouriffée et trempée. Debout sur l'aile de son destrier, il s’apprêtait à glisser vers des bras qui s'offrait de le porter. Quand la voix de son officier le fit se retourner :

— Félicitation, Džunkovskí ! Vous l'avez maintenant, votre victoire.

— oui, mon lieutenant, exulta le sous officier. Merci mon lieutenant.

— Gloire vous en fasse. Vous pourrez à présent arrêter de nous ennuyer avec ces histoires aussi futiles que puériles, répondit Ponenko avant de se retourner.

Piotr le regarda s'éloigner, expirant un nuage de fumée, sans trop savoir quoi penser. Les autres spectateurs restaient eux aussi dans l'expectative. Certains regards, cependant, moquait la morgue du mauvais coucheur ou la réprouvait.

— Bah, te bile pas pour cette face de rat ! intervint Volpovskí avec une tape dans son dos. Il est jaloux que ce soit pas lui qu'a tiré les marrons du feu, si tu vois ce que je veux dire.

— T'as bien raison, mon vieux. J'ai dû sacrément le moucher.

— Allez, viens, on va fêter ça avec les gars ! ajouta son mitrailleur en l’entraînant vers le bord de fuite.

Les deux aviateurs sautèrent de l'aile du Breda. Ils furent aussitôt assaillis par l'assemblée de rampants. Chacun voulait féliciter et serrer la main du pilote. Au cris de « Tous au mess », des bras vigoureux saisir le vainqueur et le portèrent vers la buvette installée en bordure du terrain. Piotr exultait. Il se souvenait de la première victoire de son ancienne escadrille, pendant la Petite Guerre. C'était la même scène de liesse. Cette fois, il n'en était pas exclue, mais celui que l'on fêtait. Il passait du rang de paria répudié, à celui d'icône encensée. Enfin, il se sentait quelqu'un. Son cœur vibrait sous la clameur. Son cerveau s'embrouillait dans le bruit du bombardement de compliments. Enfin, après plus d'une paire d'années à être raillé, moqué, brimé, vilipendé... il jouissait. Et son esprit peu habitué s'y perdait, s'y abandonnait. C'était un rêve. Un songe plus beau, plus doux que sa rencontre avec Marďijcka... Soudain, la cohue s'arrêta. Devant eux se tenait le capitaine Valkalenko, les poings sur les hanche et les jambes écartés. La courte visière de sa casquette masquait son regard mais achevait de lui donner toute la sévérité désiré.

— Qu'est-ce que c'est que cette noce ? demanda l'officier d'une voix forte. Sergent Džunkovskí, est-ce à dire que vous avez arrêté les chars soviétiques qui malmènent nos lignes ?

Piotr émergea de son sommeil. Une douleur le lançait dans la hanche. Devant lui se dressait, comme dans son rêve, la haute silhouette de son chef d'escadrille. D'abord nébuleux et lointains, ses mots rapprochèrent tandis que le brouillard se dissipait autour des phrases qu'ils constituaient. La brûlure irradiait, se dispersait vers ses fesses et son aine. Bientôt le discours pris toute sa cohérence. Le coup de fouet fit effet. Le succès était encore loin. Il fallait y retourner, braver la chaleur étouffante de l’habitacle et, surtout, le ballet des belliqueux tirs traçants de la défense antiaérienne. Un travail ingrat et routinier qui, Piotr s'en persuadait, le tuerait dans l'anonymat le plus complet. La solaire luminosité lui commandait de fermer ses yeux piqués de fatigue. Résigné, il se fit violence et se leva de son transatlantique. Il se dirigea vers le poste de commandement du pas las des condamnés.

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