II
Mais je manque à tous mes devoirs. Peut-être ne connaissez-vous pas les règles de ce jeu qui ne se pratique qu'en Bretagne, et encore pas partout ? Je vous explique rapidement.
Je vous parle du jeu de tous les jours, pas des concours, régis par d'autres normes quant à la formation des équipes.
On y joue avec des boules en résine d'un diamètre de 92 à 110 mm et d'un poids de 600 à 1000 g, à choisir à votre convenance et un "petit"(cochonnet) de 25 à 40 mm en laiton ou bois.
Ici, le tirage, dans les allées, se déroule à 14 h 30 précises pour trois heures de jeu en hiver et quatre à la belle saison, selon des règles venues, sinon de la nuit des âges, du moins de fort longtemps.
Le préposé ou volontaire à cet effet envoie le "petit" au bout d'une allée, puis, dos tourné, lance deux par deux, les boules des joueurs alignées devant lui par paires. Une boule par joueur.
Les boules les plus proches du "petit" formeront la première équipe, doublette, triplette ou quadrette, selon le nombre de présents du jour. Ils joueront sur le terrain du tirage. Les équipes suivantes sur les autres terrains disponibles.
Chaque doublette, triplette ou quadrette prend alors ses boules pour procéder au second tirage, celui qui déterminera partenaires et adversaires. Les doublettes jouent avec trois boules pour chaque joueur, les triplettes et quadrettes avec deux seulement.
Une fois le tirage effectué, les retardataires pourront être intégrés à pile ou face, soit en cours de partie, soit à la fin d'une partie, selon la volonté des équipes.
On ramène les tablettes de marque à zéro, si ce n'est déjà fait.
Puis, sur chaque terrain, l'équipe dont une des boules s'est trouvée la plus proche du petit, lance celui-ci pour la première "mène*". La première équipe à atteindre douze points aura gagné. Le jeu doit se dérouler entre deux limites, matérialisées par un trait vertical tracé sur la face interne des bastaings des jeux, aux deux tiers de l'allée et à un mètre cinquante du bout de celle-ci. Plus un autre trait en fond d'allée, à un mètre du fond, qui marque la limite de retour autorisé des boules jouées. Autre règle : le petit lancé doit se situer à cinquante centimètres minimum du bord de l'allée. Et le poseur avoir ses deux pieds dans la zone des 1,50 m, le tireur ne pas dépasser celle des 2,50 m, s'il tire avec élan.
Vous l'avez compris, "poser", c'est tenter de placer ses boules au plus près du "petit" ; "tirer", c'est chasser les boules trop bien placées de l'adversaire. Chaque équipe continue de jouer ses boules tant qu'elle en a et ne s'est pas suffisamment rapprochée du "petit" pour marquer le point.
Les tireurs les plus admirés sont ceux qui tirent "à poque" et sont capables de réaliser un "carreau", figure qui consiste à chasser une boule d'un jet tendu pour laisser la sienne à la place. Outre l'adresse, il faut pour cela que la boule du tireur soit plus légère que celle qu'il vise. Plus la différence de poids sera grande, plus le "carreau" sera facile. Chasser la boule de l'adversaire, même si la vôtre ne marque pas le point, est toujours une prouesse que beaucoup réussissent sept à huit fois sur dix. Parfois davantage, les bons jours.
Certains tirent d'instinct, au jugé, avec une précision étonnante. D'autres prennent leur temps pour ajuster leur tir. Tous ont leurs rituels comme des sportifs de haut niveau. D'aucuns tirent avec un élan d'un ou deux pas, d'autres, sans. Beaucoup lèvent leur boule dans leur ligne de mire avant de lancer. Untel la fait tourner au sol comme une toupie, comme pour en vérifier l'équilibre. Tel autre la fait tournoyer dans sa paume élevée dans sa ligne de mire... Tel autre encore mime d'abord son lancer, la main vide... Et j'en passe.
Les tireurs "à demi-poque" et "à roule" complètent le tableau et si la plupart ont une spécialité ou une préférence, le choix de la technique est toujours à la libre appréciation du joueur.
L'une des particularités du jeu de boules bretonnes, c'est qu'il se déroule entre des limites matérielles avec lesquelles il est permis de jouer. Et certains pratiquants sont experts dans cette utilisation de la "bande", décriée par les puristes. Le renvoi de la boule par la paroi peut s'accompagner ou non d'un effet tournoyant qui freinera ou prolongera sa course selon qu'il sera centripète ou centrifuge. Dans tous les cas, le joueur avisé prendra garde à ne pas taper les jointures métalliques entre les bastaings des jeux : sa boule y perdrait l'angle d'incidence qu'il voulait lui donner.
Il y a là d'anciennes gloires, tireurs comme poseurs, souvent les deux à la fois, qui ont fait les beaux jours des concours dans toute la région et gardent et une bonne main et une "vista" enviable. Les jeunes tireurs leur dament le pion en force, mais pas toujours en adresse. Et, à la pose, les anciens ne craignent personne.
Le doyen passe à présent les quatre-vingt-dix ans et garde bon œil. Bon pied, un peu moins. S'étant accroché un jour dans les bastaings qui délimitent les jeux de bretonne, après sa convalescence, il s'est rabattu sur les terrains ouverts de pétanque, où il risque moins la chute.
Mais chacun ici sait que, dans le Trégor, une joueuse encore alerte et difficile à battre, vient de fêter ses cent ans ! Les boules "conservent" donc, comme on dit, car on y pratique une sorte de gymnastique douce, même si d'aucuns, moins courageux ou plus sensibles des reins, s'aident d'un ramasse-boules pour éviter de trop se courber.
Mais revenons à qui nous préoccupe.
(à suivre)
© Pierre-Alain GASSE, 2022.
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