Le Clos
Évidemment, je n’ai pas de souvenirs clairs du début. Je vais faire avec ce qui me revient et ce qui m’inspire. J’ai commencé ma vie au Clos d’Escalès-en-Provence. Mes parents et mes deux sœurs ont dû quitter la maison du Bonnetier, déjà trop petite pour une famille de quatre. Nous y resterons cinq ans.
Dans cette nouvelle maison, il y aura beaucoup de bonheur, mais aussi des événements plus difficiles. Avec le recul, je dirais que nous étions simplement en plein cœur de la vie. J’ai énormément d’admiration pour mes parents et ce qu’ils ont construit. Encore plus aujourd’hui, au regard de ma situation actuelle, je mesure pleinement l’investissement que requiert l’accomplissement d’une famille de trois enfants. On peut idolâtrer des personnes qui consacrent leur existence à une grande mission, sacrifiant leur temps et la construction d’un foyer, mais au fond, je ne suis pas réellement convaincu que ce soit plus brave, ni plus compliqué, que de fonder une famille respectable.
Les instants de bonheurs étaient modestes. Socialement, Le Clos était un endroit parfait pour grandir. L’atmosphère évoquait une ambiance typique de quartier, où tout le monde se retrouvait dehors, ensemble du matin au soir. J’ai des souvenirs de pleins de personnes différentes. Des petits avec qui je jouais aux soldats ou aux Action Man devant la maison, et des groupes posés, formés par les plus grands, qui nous racontaient des âneries. J’ai cru un instant qu’un arbre à chewing-gum allait me pousser dans l’estomac si je les avalais au lieu de les jeter. J’avais l’impression de connaître tout le monde et d’être entouré de bienveillance. Comme si la réalité extérieure à la nôtre n’existait pas. Un ressenti inhérent à la petite enfance.
En face habitait la famille Morin. Elle était composée de filles adolescentes, qui, parfois, nous gardaient. Mes parents me racontent souvent que j’étais amoureux de Jenny, une grande blonde de seize ans aux cheveux bouclés, que je poursuivais partout alors que je n’avais que deux ans.
Puis, il y avait les de Lacroix et leurs quatre enfants. Sébastien et Alexandre, les deux garçons de mon âge, Amélie, la grande sœur et meilleure amie de la mienne, et enfin Delphine, filleule de ma mère. Nous allions tous à l’école Saint-Urbain, une école privée dans le centre d’Escalès. Nous attendions le minibus blanc conduit par Albert, dit « Bébert », sur une petite place à proximité. Il m’arrive encore de passer devant.
Évidemment, les deux fois où je me suis ouvert la tête dans cette maison, au 17 bis rue des Chênes-Blancs, restent des moments marquants de mon histoire, mais pas forcément teintés de négatif, comme on pourrait le penser. La moins notable, c’est celle où ma sœur m’apprenait à faire de la balançoire. Elle me délivra un unique conseil : « Surtout, tu ne lâches pas les mains ». Je ne sais pas ce qui se passe dans le cerveau d’un enfant, mais la connexion logique n’est pas encore tout à fait établie. Du coup, à cause des cailloux pointus qui dépassaient du sol, direction les urgences pour mes premiers points de suture à l’arrière du crâne.
La deuxième est plus originale. Alors que je jouais aux soldats de l’autre côté de la route, l’envie me prit d’en lancer un pour feindre sa mort. Un vol plané qu’il acheva en plein milieu de la chaussée. Une fois la simulation terminée, en me baissant, j’ai dû entendre le petit Lorenzo qui me criait quelque chose, mais trop tard. J’ai juste eu le temps de pivoter avant de me faire percuter en pleine tête par son vélo. Quelques secondes après, je marchais sans ressentir de douleurs particulières, la tête penchée vers le bas pour éviter de me tacher avec tout le sang qui coulait. J’allais avertir mes parents qu’il y avait un léger problème. Heureusement, rien de ne plus grave qu’un nouveau voyage aux urgences, quelques points supplémentaires et c’était reparti.
Quand j’y repense, que je regarde des photos ou que mes parents me racontent, j’étais un petit singe. Les premières années de ma vie étaient sauvages. Une dégaine discutable, toujours sale, des lunettes aux gros verres que je cassais régulièrement, des points de suture en série, et les yeux gonflés par mon allergie aux piqûres de moustiques, à tel point que je me cognais dans les portes. Les photos où je dors sur une poubelle ou entre deux étagères d’un meuble parlent d’elles-mêmes. Par ailleurs, je mettais des escargots vivants avec la coquille dans ma bouche, je mangeais à quatre pattes dans la gamelle du chien de ma grand-mère, et je sortais de table avec un bout de pain mouillé pour le frotter à la poussière… avec l’intention de l’avaler. Comme si cela ne suffisait pas, je me suis fait virer de la crèche, car je mordais les autres, et je sautais par-dessus les barreaux de mon lit pour bébé jusqu’à m’assommer contre le carrelage. Vraiment, le petit que personne ne veut avoir. Il s’agit surement des faits les plus marquants, mais aussi uniquement de ceux que mes parents ont vus. Un bonheur à vivre.
Les plus noirs moments sont relatifs à ma sœur Alice, et à sa maladie, son cancer. Parler de ma sœur fut si facile les premières années après sa mort. Jusqu’à mes dix-huit ans environ, je disais en riant à quelqu’un qui devenait mon ami : « Mais si, j’ai une sœur qui est morte. Pourquoi tu ne me crois pas ? ». J’avais complètement digéré ce fait. Pour moi, ce n’était qu’un banal détail qui pouvait concerner n’importe qui, ce qui n’est pas totalement faux. Sur le moment, je pensais : « Je te dis quelque chose et tu ne veux pas me croire, arrête ! Tu me fais rire ». Aujourd’hui, je pourrais en pleurer.
Je ne me souviens pas vraiment des débuts, lorsque mes parents l’ont appris… juste d’une ambiance subtilement plus sombre, accompagnée d’images plus ternes, moins ensoleillées que les précédentes. Sincèrement, je crois que l’oubli fait partie intégrante d’une protection automatique de soi. Ainsi, je ne possède en mémoire aucun moment avec mes sœurs, jusqu’à ce que l’on ne soit plus que deux avec Louise. Cela me semble illogique, sachant qu’elles étaient les deux personnes avec qui j’ai passé le plus clair de mon temps. Mes sœurs. Le seul évènement qui soit gravé dans ma tête est négatif ; il relate ce jour où j’ai désobéi à mon père sur un interdit : tirer sur le pansement d’Alice ; il était situé au niveau du cœur. C’était lors d’une énième et futile embrouille entre elle et moi. J’ai tenté de l’empoigner pour me venger. Fort heureusement, je n’ai réussi qu’à décoller un petit coin de ce pansement. Mais, l’intention et l’action étaient là. Même si ce n’était qu’à mon niveau d’enfant, j’ai eu le sentiment de me faire détruire par mes parents qui m’ont obligé, par punition, à rester dans leur chambre, avec un bout de pain et un verre d’eau en guise de repas. Une sanction incroyable ! Aujourd’hui, j’en ris. Ils ne m’ont jamais frappé, pourtant, je l’avais mérité. Je les regardais à table, par la fenêtre, juste en dessous de moi, en train de se partager un plat de riz. Je me sentais tellement bête.
Que c’est dur d’être parents ! Face à la vie quotidienne, à l’inattendu cancer de ta fille. Et, comme si cela ne suffisait pas, un petit con rajoute ses conneries. Que c’est respectable d’être parents ! Mon père, que j’aime profondément, avait ses propres problèmes de santés, auxquels se sont greffées l’incertitude et la terreur associées à l’état de ma sœur. Un emprunt pour les soins, synonyme d’un endettement conséquent. Nous n’étions pas les plus pauvres, mais nous faisions très attention. Pas de superflu. La moindre des choses que l’on serait en droit de demander, quand l’on doit affronter de telles situations, c’est un peu de confort pour alléger ta charge mentale. Ce n’était même pas le cas. Ils ont su se sacrifier et faire preuve d’une endurance remarquable pour maintenir le cap. Franchement, je leur dois tout, et les respecterais à vie pour cela. Ils ont parfaitement incarné la grandeur du rôle de parents. Rien que par le fait de les avoir, je peux me sentir béni.
Annotations