11 impasse de l'Étape
Le début de cette nouvelle période est malheureusement marqué, comme la fin de la précédente, par la maladie d’Alice. Bien sûr notre quotidien n’était pas uniquement empreint de cela, mais les souvenirs les plus chargés en émotions y sont obligatoirement liés.
Ainsi en était-il pour les visites à la Timone durant les séances de chimio de ma sœur. Pendant l’une d’elles, installés dans une salle de repos, ma mère et moi jouions au Uno tout en mangeant une part de flan. Par maladresse, j’ai renversé sa tasse de thé sur les cartes. Fin du jeu. Une nouvelle fois, sa retenue et sa patience à toute épreuve furent admirables. Ma mère, jamais, ne me semblait dépassée. Mes yeux d’enfant étaient vraisemblablement insensibles à ce genre de détail.
Un jour, les joueurs de l’Olympique de Marseille ont rendu visite aux malades. Si j’ai dit déjà ne pas souvenir de ce moment, c’est faux. J’éprouvais en fait de la honte quant à ma réaction, car, jaloux, il me semblait, que ma sœur avait beaucoup de chance ! C’était plus simple de dire, par réflexe et sans gravité, que je ne me rappelais pas cet évènement. J’assistais donc à la scène, mes deux mains collées sur la vitre de la chambre maintenue stérilisée via un dispositif évitant tout contact direct avec le malade. Un téléphone rouge nous permettait d’échanger de part et d’autre de cette vitre. Or, Florian Maurice, Robert Pires et un troisième joueur étaient, eux, auprès de ma sœur, en train de blaguer avec elle. L’un d’eux était assis au bord du lit. Même s’il fut bref, c’était là un agréable moment, empli de sourires. De l’extérieur, on a tendance à penser que les stars qui se prêtent à ce genre d’attitude le font au mieux pour redorer ou entretenir leur image. En réalité, si aujourd’hui je croisais l’un de ces gars-là, je le remercierais sincèrement et chaleureusement ; même si pour eux, ce geste n’a plus forcément de valeur, pour moi et après des années pourtant, il en a en tant qu’homme. Qu’ils aient eu ne serait-ce qu’une minime importance dans la vie de ma sœur, spécifiquement dans ce but de réconfort, moi qui les observais derrière la vitre, jamais je ne l’oublierai !
Ce que je n’oublierai jamais également, c’est le jour de sa mort.
Je n’en connais même pas la date exacte, un jour de novembre. J’étais alors en classe de CM1. Monique, notre maîtresse, enseignait dans une salle à la forme étrange. J’y étais installé au deuxième rang, en hauteur et face à la porte. La leçon portait sur l’extinction des dinosaures, et l’on devait colorier les images représentant les quatre hypothèses possibles de leurs disparitions. L’ère glaciaire, une éruption volcanique, une météorite et une autre.
Sylvie Mercier, la meilleure amie de ma mère, rentra pour chuchoter à l’oreille de Monique. Cette dernière me dit à haute voix : « Vincent, tu dois y aller ». En sortant, on retrouva ma grande sœur vers le portail de l’école. Sylvie était garée juste à côté et nous rentrions chez nous. Ma sœur avait déjà compris grâce à ses quatre années supplémentaires. Quant à moi, ce n’est que plus tard que je l’apprendrai… de la bouche de ma mère. En arrivant au 11, impasse de l’Étape, adresse de notre nouvelle maison, il fallut monter les escaliers. En effet, Alice avait passé ses derniers jours dans un lit installé à côté de celui de nos parents, dans cette pièce, qui, longtemps après, est resté leur chambre. Une fois en haut, ma sœur s’est réfugiée dans les bras de ma mère qui nous annonça, en pleurs : « C’est fini, Lili est décédée… », ou « Lili est partie… », enfin quelque chose comme ça. C’est là que j’ai réalisé. Dans ce mouvement, tandis que je me trouvais en retrait d’une marche, je pouvais voir en diagonale, ma sœur Alice, immobile dans ce lit. L’infirmière qui se tenait encore près d’elle passa devant, ne pouvant plus rien changer ; une vision qui, elle, ne me quittera jamais.
Je n’ai pleuré qu’une fois en pensant à ma sœur. Quelques années après, un soir où je suis parti rejoindre ma mère qui cuisinait, les larmes aux yeux. Je lui ai confié que j’avais besoin de voir des photos d’Alice. Le reste du temps, je pensais que puisque je n’avais pas pleuré à cette occasion, jamais non plus je ne pourrai pour une autre. Cependant, il m’est tout de même arrivé de pleurnicher deux ou trois fois, tel un enfant fatigué à qui l’on refuse un caprice, comme voir la deuxième mi-temps d’un match. Mais pour un motif de cet ordre-là, la mort, je ne peux pas. Ce fut pareillement le cas pour trois de mes grands-parents, pour des amis, pour des connaissances.
Puis, suivirent la veillée funèbre et l’enterrement. Deux circonstances dont je me souviens très bien ; trop bien, comparativement aux souvenirs que je garde par ailleurs de ma sœur. J’en ai davantage d’elle après sa mort que de son vivant, ce qui me confirme l’oubli inconscient déjà évoqué. Lors de la veillée, j’étais assis avec ma grand-mère à côté du corps, proche de sa tête. Elle était allongée sur son lit, dans sa chambre, celle que j’ai également occupé une paire d’années plus tard. La pièce était très sombre, seule une petite lumière compensait les volets fermés. Elle était vêtue de ses habits préférés. Je me souviens. J’étais là, à la regarder, ma grand-mère m’invitant probablement de la sorte : « Fais une prière pour dire au revoir à ta sœur chérie ». De cet instant, je garde seulement en mémoire mes paroles adressaient au petit Jésus. C’est ainsi qu’on l’appelait. Ma grand-mère pour nous souhaiter une bonne nuit, marquait de ses doigts nos fronts d’une petite croix, et susurrait : « Que petit Jésus te bénisse ». Pour ma part, je lui confiais : « Jésus, je suis désolé, mais tu n’as pas sauvé ma sœur. Je t’avais demandé qu’une seule chose et si tu n’as pas fait ça, alors je ne croirais plus jamais en toi. Toi et moi c’est fini ! ».
Ensuite survint l’enterrement au cimetière d’Escalès. Nouvelle tombe, nouvel emplacement indiquant qu’elle était la dernière personne arrivée. À sa gauche les anciens, à sa droite le champ d’herbe qui accueillera les suivants. Évidemment, beaucoup de vêtements noirs ce jour-là, tous positionnés en arc de cercle face à ce trou. Je me tenais devant les jambes de ma grand-mère tandis que je regardais les gens autour de moi, de manière déconnectée. Je ne sais plus qui était présent. Je ne considère pas qu’on honore forcément quelqu’un par sa présence à une formalité telle qu’un enterrement, mais être là pour montrer son soutien, c’est respectable. Des hommes avec des cordes ont descendu le cercueil, je crois qu’il pleuvait.
La suite de ce drame, ce sont mes parents qui pleurent, qui pleurent et qui pleurent. Je connaissais leurs sanglots par cœur. Louise et moi, avons passé beaucoup de temps à les consoler, pendant deux longues années je dirais. De manière soudaine, ils avaient de gros coups d’émotions pour différentes raisons. Mon père commençait à pleurer sur le canapé, alors, nous stoppions ce que nous étions en train de faire, pour venir le consoler avec nos câlins. Généralement, cela se finissait lorsqu’il déclarait qu’il nous aimait. Comment ne pas vivre uniquement d’amour quand on est passé par des moments comme ceux-là ?
On dit souvent que la pire chose au monde est de perdre son enfant. Je pense que c’est vrai à l’instant T, cette douleur viscérale, proportionnelle à l’amour inconditionnel et indescriptible que l’on peut leur porter. Ce n’est même pas la peine d’essayer de décrire cette sensation sur le plan physique. C’est quelque chose de tellement plus grand. En revanche, le temps va faire son effet et atténuer cette perte. Cette branche de ton arbre sera toujours morte, mais les autres pourront s’étoffer autour. Il y a de ces situations désespérées, où l’arbre ne peut plus grandir du tout, peu importe le temps qui passera. Cette résurgence est d’autant plus vraie, lorsque tu es entouré d’une famille avec d’autres enfants et des gens qui t’aiment. L’arbre de la vie n’attend pas, il s’élève.
Ce qui m’a le plus surpris dans ce chapitre, c’est la trace qu’a laissée ma sœur. Là encore, ce sont des souvenirs et des discussions intervenues plus tard qui me font dire cela. Être atteint d’un sort spécial, te rend spéciale, c’est indéniable, même à sept ans apparemment. Parfois, j’ai essayé d’imaginer son point de vue, parce que du mien l’on peut se plaindre, de celui de mes parents encore plus, mais du sien. Tu as sept ans, sept ans, sept petites années, tu ne connais rien à rien, tu n’es qu’une petite fille à ses parents, pleine d’amour. Tu dois jouer à la Barbie, tu as tes qualités, tes défauts, ton histoire à peine commencée. Des gens que tu n’as jamais vus, t’embarquent dans des rendez-vous, des examens, des hôpitaux et racontent à tes parents des choses en étant embarrassés, tristes, abattus et c’est toi le sujet. L’incompréhension doit forcément dominer au début. Comment veux-tu assimiler ? Mais les choses vont trop vite, ça devient ton quotidien. Des discussions différentes et des consignes sérieuses. Tu deviens spéciale et malgré les efforts pour atténuer cet effet, tu le sais. Comment à sept ans, peux-tu gérer la peine que tu provoques à tes parents malgré toi, les personnes que tu aimes le plus au monde ? La chimio et la perte des cheveux, le port d’un corset, le regard des autres, tes propres questions… je vais mourir ? La plus grande chance d’Alice est d’avoir eu ma mère auprès d’elle pour s’en occuper et la réconforter, lui donner de l’amour. Je parle en connaissance de cause, elle s’est assez occupée de moi, et quelle mère. J’écris ces lignes les yeux baignés de larmes, l’amour d’une mère, il n’y a rien de plus beau dans ce monde. C’est si fort, si enveloppant, si profond, si apaisant. Je suppose que cela ne concerne pas que la mienne, mais traduit à travers ma maman, c’est immense.
Elle a su partager cette épreuve avec ma sœur et être là quand cette enfant était perdue et en avait le plus besoin. Rien que pour ça, en tant que femme et mère qui a vécu cette situation, elle mérite à jamais tout mon amour. Malgré les difficultés qui se dressaient devant elle, ma sœur a réussi à évoluer, à grandir et à devenir sage. Elle a pu profiter de derniers bons moments, comme ceux passés avec d’autres enfants malades à « À chacun son Everest ». D’ailleurs, cette sortie engendra sa plus belle photo, qui par la suite fut donnée à tous ceux qui la connaissaient.
À l’école, les professeurs lui ont fait sauter une classe, de sorte à bénéficier d’une accélération de vie, puis elle a demandé à revenir dans la sienne pour être avec ses copains. Qu’y a-t-il de plus important que de te sentir là où tu dois être ?
Avec le recul, je peux dire qu’elle n’a laissé personne insensible, elle directement ou son histoire. Pour beaucoup, elle restera la petite qu’ils connaissaient, et à qui il est arrivé un malheur de la vie. Moi aussi, des cas similaires m’ont influencé, sauf que là, c’était ma sœur. Rahimaha Allah. Elle fait partie de mes inspirations pour mes combats futurs, mes projets, mes rêves. C’est un peu son héritage. Non pas que je me sente obligé et que ce soit un fardeau à porter, mais c’est un choix. C’est logique que pour moi, ça serve à quelque chose. Quand tu vis de tels moments, ça te change.
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