Alexis

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Je vais tout de suite enchaîner sur une autre personne très importante de mon enfance, mon voisin et grand frère Alexis Charbonnel. Aucun terme ne semble plus approprié pour définir le rôle qu’il a exercé. Le contexte de notre rencontre m’échappe, et il m’avouera des années plus tard, que cette amitié avait failli être de courte durée. Des paroles compréhensibles sachant que je marchais sans rien dire, en balançant mes crottes de nez dans son jardin. Pour lui, j’étais un cassos. Il me confia également que son arbre préféré dans lequel il aimait jouer avait été sacrifié pour accueillir ma maison, mais qu’au final, il était satisfait de l’échange. Cela m’avait rendu fier.
Comme évoqué précédemment, Alexis était dans la classe de ma sœur Alice et avait presque deux ans de plus que moi. Mes premiers souvenirs de jeux en communs datent d’un soir d’hiver après l’école. Nous nous amusions avec nos soldats dans la salle de bain de ses parents, profitant des reliefs d’un décor offrant de nombreuses possibilités. Lorsque je rentrais manger, la glaciale obscurité m’attendait. Le vent sifflait de toute part, les arbres se faisaient malmener et surtout, je n’arrivais pas à voir si le chien du bout de la rue était de sortie ou non. Ce n’était quand tournant la poignée du portail que je ressentais un soulagement. Le danger était passé. Cependant, cette appréhension surfaite se nourrissait en partie d’une situation bien réelle, car ce canidé à la taille démesurée nous avait déjà foncés dessus au cours d’un après-midi de football. En première ligne avec Alexis, j’avais pu constater que nos réflexes de survie étaient différents. Moi, comme souvent face à la peur, j’étais resté sidéré jusqu’à me faire percuter la hanche. Quant à lui, je l’avais retrouvé perché et blotti contre la palissade la plus proche.
C’est à l’intérieur de sa première chambre que nous avons commencé à jouer à la Play 1. Une petite télévision carrée était logée dans son placard, et elle exigeait qu’un médaillon en forme de croix bloque son bouton pour la maintenir allumée. Un niveau de débrouille tout à fait ordinaire pour l’époque. Nous partagions des matchs sur FIFA, des combats sur Tekken 3 avec Eddy le capoeiriste, ainsi que de nombreuses aventures via les licences Tomb Raider et Driver. Il avait la chance de posséder beaucoup de jeux dans sa pochette de rangement et un étui garni de cartes mémoires, ce qui était d’autant plus rare. Cette chance, il avait su la partager en nous prêtant sa console quand ma sœur était malade. Un noble geste qui ne s’oublie pas.
Depuis la fenêtre de cette chambre, j’avais pu assister à un drôle de spectacle. En effet, son père l’avait mandé pour une aide rapide dans le jardin, mais, alors qu’il était sur le retour, il n’entendait pas les appels de son paternel : « Alexis, Alexxiiis ». Sa surdité était connue néanmoins toujours surprenante. Je me demandais s’il faisait exprès. Son père n’avait pas tergiversé longtemps et l’avait rattrapé à grandes enjambées pour le punir, comme à son habitude, à coups de pied dans le cul. Une situation cocasse pour quelqu’un qui venait pour donner un coup de main. En remontant, mon sourire pas franchement dissimulé l’avait contrarié.
Quelques années passèrent et c’est dans la pièce voisine qu’il s’établit. Une photo encadrée de ma sœur avait trouvé place entre quelques bibelots sur sa commode. Je crois entendre ma mère me confier qu’il l’avait aimé un temps. Lui et moi, n’en avons jamais parlé.
Assis de longues heures à même le sol, c’est autour du plateau du Risk que nous nous épanouissons. Nous profitions de la splendide édition adaptée du Seigneur des anneaux, non pas pour jouer selon les règles en vigueur, mais pour créer notre propre histoire en Terres du Milieu. Il était un habile maitre du jeu, me proposant des scénarios adaptatifs de qualités. Son imagination couplée aux diverses figurines d’orques et d’elfes assurait un divertissement sans fin. La même année, Sony frappa un grand coup en dévoilant la PSP. Enfin, nous allions connaître l’héritière de nos Game Boy, brutalement délaissées en même temps que Pokémon, enfin nous pouvions emporter FIFA avec nous. Le concept d’affrontement multijoueur en réseau local était tellement révolutionnaire, qu’il donna lieu à des matchs après le couvre-feu, assis sur le rebord de nos fenêtres respectives. Une percée dans la modernité.
Sinon, c’est dans nos propres carrières que nous dépensions notre énergie, et dès le lendemain, un débrief des résultats s’imposait. Grâce à lui, j’ai appris à reconnaître puis à exprimer, mon amour pour la vie. Il m’a transmis sa passion. Nous pouvions jouer le même match, la même action, quand c’est lui qui la racontait, tout avait l’air différent. Le rappel des faits précédents et le détail des actes comme s’il en était le protagoniste, participaient à la grandeur du récit. À côté, mes exploits ne semblaient pas en être, ils n’arrivaient pas à traverser l’écran. Soit, je me résignais à vivre ces expériences fades pour l’éternité, soit j’apprenais à dompter le feu ardent qui naît du plein engagement. Et c’est la seconde option que j’ai choisie. Bien plus tard, tandis que je m’évertuais à décrire ce que pouvait ressentir un joueur de foot célébrant devant une tribune en extase, une camarade de classe me lança : « Non, mais toi t’es un passionné ! ». De même pour mon ami Enzo, qui me fit remarquer mon appétit intact malgré les difficultés : « T’es un kiffeur de la vie aussi, c’est pour ça ». Je le dois à Alexis, il m’a tout appris. Écart d’âge ou pas, j’ai toujours su que j’étais intelligent, mais lui possédait une intelligence de vie, une intelligence sociale pleine de logique. À de nombreuses reprises, je me suis senti bête à cause de mes mauvaises réflexions. Désormais, je le suivrai aveuglément.

Certes, nous passions la majeure partie du temps en duo, mais ce ne fut pas constamment le cas. Au gré de périodes plus ou moins intenses, Aurélien Jarnac se joignait à l’aventure. Il n’habitait pas dans la même rue, mais étonnamment, un portillon relié sa propriété à celle d’Alexis. Aurélien était un ovni, un original. Plus âgé de quatre ans, les mots pour le définir me manquent.
En évoquant son nom, c’est « Le Monstre » qui surgit de mon esprit. Pas que ce soit une horrible personne, mais plutôt, car c’est ainsi qu’il baptisait sa création. Ce jeu, « Le Monstre », était en quelque sorte un loup pour les plus grands. Le méchant désigné devait attraper les autres, en ayant la possibilité d’utiliser son grappin jusqu’à trois mètres, ou bien, en prévoyant des scénarios d’attaques alambiqués. Une fois capturé, la partie ne s’arrêtait pas pour autant. Nous pouvions nous retrouver de longues minutes fictivement ligoté à attendre des renforts, ou transformer pour garnir les rangs de notre bourreau. C’était sans fin, et seules nos imaginations étaient la limite. Enfin en théorie, car en pratique, c’est contre la sienne que nous nous battions. Aurélien avait les défauts de ses qualités. Il nous était rarement possible de le contraindre à la défaite. Pour preuve, je garde en mémoire la fois où je lui avais mis la main dessus grâce à mon grappin amélioré en arme empoisonnée. Oui, nous avions la possibilité de revisiter nos armes au moyen d’argent fictif, à dépenser dans une boutique… tout aussi supposée. Dans cette situation délicate, il ne lui restait qu’une chance pour s’en sortir, m’acheter un antidote. À peine la transaction réalisée, hilare, il me criait au loin : « Hahaha, je t’ai bien eu ! C’était un chèque en bois ! ». Qu’est-ce que j’aurais bien pu faire face à ça ? Lui dire que c’était un antidote en bois peut-être. Sur le coup, j’étais abasourdi. Si ce n’était qu’un exemple isolé, ça irait, mais c’était trop fréquent. Un après-midi au coin de la maison, il nous convoqua : « Bon là, prévoyez un dispositif de défense pour protéger vos otages, je vais venir vous attaquer dans cinq minutes ». Il n’en fallait pas plus pour que nos cerveaux s’activent : « Ok, le premier se postera ici et regardera dans cette direction avec son arme, pendant que le deuxième visera sur le côté pour nous couvrir ». Et sachant à quel point il était tordu, nous poussions la réflexion encore plus loin : « Les otages seront derrière, on prévoit des fumigènes et une tourelle automatique au cas où l’on est submergé ». Le temps de préparation écoulait, notre ennemi fit son apparition. Il marchait tranquillement, droit sur nous, en faisant mine de ne pas entendre nos paroles : « T’es mort si tu passes par-là ! ». Une nouvelle fois, l’incompréhension régnait, et dans un silence gênant, Aurélien mima la libération des otages. Éloigné de quelques mètres, il nous dit enfin : « Non, mais j’ai creusé un tunnel ». C’est vrai que nous n’étions pas parés à cette éventualité. Alexis fulminait.
Nous nous retrouvions rarement chez Aurélien, mais sa maison était remarquable. En plus d’une finition soignée, trônait dans son jardin parfaitement entretenu, une majestueuse tour en bois. Il me semble que son père travaillait dans la construction, ceci explique peut-être cela. L’édifice constituait de rondins, dépassait une dépendance qui mesurait environ quatre mètres de haut. La porte du bas se fermait à clé, une échelle intérieure permettait de rejoindre la partie supérieure, et à son sommet, une plateforme offrait une vue panoramique sur le reste de la propriété. Un support de jeu tout bonnement incroyable.
Cependant, nos moments les plus fous n’étaient pas chez Aurélien, et techniquement pas vraiment chez Alexis non plus. Ils se déroulaient dans la parcelle de terrain encore sauvage, entre la fin du jardin de ce dernier et la départementale. Sur place, seule la végétation composée de grandes herbes, ronces, genêts et petits arbres nous attendait. Nous étions si proches et en même temps tellement coupés du monde. Un été, le père d’Alexis nous avait créé un accès confortable en taillant un couloir à travers les ronces. Sinon, il fallait escalader le grillage à l’aide d’une échelle de piscine brinquebalante. Une fois le premier obstacle franchi, nous longions la clôture quelques instants en faisant attention où nous mettions les pieds, puis on atteignait « Bunker » la première des trois bases de la zone. À cet endroit, le terrain était dégagé. Un emplacement idéal pour nous organiser à l’abri. Notre QG était fait de palettes, mais il était trop étroit pour rentrer à plusieurs. Dedans, un espace était occupé par une réserve d’arlequins et Aurélien parlait de ramener un aspi-venin pour constituer notre trousse de soins. Plus en profondeur, bordée d’une part par le grillage, se trouvait « Alpha 2 », une base entièrement conçue de nos mains. Pour y accéder, il fallait ramper dans un tunnel engendré par le passage de lapin. L’intérieur n’était rien d’autre qu’un volume vide, façonné pendant des jours durant, à coup de sécateurs et autres crissements de scie. Une forteresse. Quant à la dernière, elle symbolisait la limite du monde connu, « l’arrière-base de Bornéo ». C’était un ravin difficilement pénétrable en bout de terrain, à première vue clafi de ronces et selon la légende, infesté de serpents. Je m’en suis timidement approché qu’à deux reprises.
Dans ce monde, nous alternions entre des parties de Monstre et du travail sous les ordres d’Aurélien. Dès notre arrivée, le chef incontesté et incontestable distribuait les rôles. Alexis et moi étions des ouvriers, au mieux des explorateurs. Il fallait s’acquitter de nos tâches, tout en veillant à survivre aux péripéties que le scénario du jour nous réservait. Ramenez-moi ceci, ramenez-moi cela, et quand on s’y attendait le moins, l’instigateur apparaissait pour nous mettre des bâtons dans les roues. La plupart du temps, nous courions à bride abattue en zigzaguant parmi les hautes herbes pour tenter de nous sauver. Généralement, Alexis s’en sortait mieux et obtenait des promotions. J’étais le plus petit et la hiérarchie était établie, cela ne m’a jamais dérangé. Sauf une fois, à la suite de l’instauration de la nouvelle règle stipulant que si nous manquions un jour de travail, nous serions attachés au grand poteau, puis fouettés avec des branches. Je n’étais pas revenu de la semaine par peur du sort qui m’attendait. Alexis avait fini par se pointer, mais je ne me souviens plus si la punition avait été mise à exécution ou non. Les deux possibilités ne m’étonneraient pas.
Pour conclure sur la personne, je me rappelle également que son niveau de football prêtait à sourire et qu’il était le plus gros menteur de mon entourage. Régulièrement, il nous rapportait de nouvelles histoires concernant le CP qui se battait trop bien à son école. Dans l’un des derniers épisodes, l’enfant avait couru vers un CM2, avant de sauter pour prendre appui sur l’un de ses genoux, afin de lui mettre un coup de pied dans la bouche. Oui, l’enfant de cinq ans qu’il côtoyait réalisait des scènes dignes de Matrix. Lors d’une récréation, ils en étaient même venus aux mains ! Une narration ponctuée par cette phrase magique : « Il frappe vraiment fort pour son âge ». Quel culot ! Aujourd’hui, la véracité de ces histoires n’est plus à prouver, mais sa faconde naturelle, parfois excessive, faisait de lui un excellent orateur. À l’image de ce début de soirée, où proche de la piscine, il nous gratifia de vingt minutes de pur bonheur. Le sketch en question mettait en scène le chanteur Corneille, qui, pour s’abriter pendant le débarquement de la Seconde Guerre mondiale, poussait ses camarades de derrière les croix en acier disséminaient sur les plages normandes. Nous avions ri à en avoir mal au ventre.
Parfois, il arrivait à créer des tensions entre Alexis et moi, mais dès le lendemain, nous nous excusions l’un auprès de l’autre. Malheureusement, il a rapidement dévié. Vers ses quatorze ans, il buvait jusqu’à atteindre l’ivresse, seul au pied de notre pont. Alors dans un état lamentable, il s’allongeait au milieu de la route. Un jour, je l’avais surpris assis devant la mairie, en train de craquer toutes les allumettes d’un paquet une par une. Son regard errait dans le vide et il crachait à ses pieds pour les éteindre. Peu lui en avait fallu pour éluder mes questions ; un mal le rongeait. Même si j’ai toujours été réticent à son égard, je peux à minima, le remercier de nous avoir fait vivre ces moments empreints de sa créativité.

Maintenant cette parenthèse refermée, poursuivons. La maison de mon binôme Alexis fournissait un décor idéal pour s’épanouir. De plus, le degré de tolérance de ses parents favorisait nos expériences. Contrairement à beaucoup d’autres, nous étions complètement libres.
Le plus souvent en extérieur, nous profitions du grand jardin pour nous lancer dans des carrières de goal qui s’étalaient sur plusieurs jours. Le cadre en bois de la balançoire servait de cage, et Alexis improvisait seul, le scénario des matchs. En préambule, il posait les bases : « Bon hier soir j’ai réfléchi, tu vas commencer une carrière de goal à Bordeaux. C’est bientôt la fin de saison et le gardien titulaire s’est blessé. Toi tu es le jeune espoir ! Vous êtes encore en ½ finale de Coupe de France contre Marseille et en championnat vous êtes 5ème, vous jouez pour l’Europe. Là, c’est le match contre Sochaux, fais très attention à Pierre-Alain Frau, il marque beaucoup de la tête en ce moment ». Un contexte laissant espérer de bonnes choses si mes performances étaient au rendez-vous. De mon côté, déterminé, j’approuvais par des paroles accompagnées de hochements de tête : « Ok, c’est compris, je vais faire attention à lui ». Pendant le match, ses commentaires à haute voix permettaient de suivre pleinement les actions. Il développait de fausses situations en s’appuyant contre les murs ou en driblant les arbres, et si cela ne se passait comme prévu, alors le ballon était perdu et l’autre équipe attaquait. Durant les moments charnières, il simulait une torsion de la cheville pour obtenir un coup franc. Et invariablement, nous nous retrouvions dans la même configuration : « Attention c’est la 88ème minute… loooong ballon dans la profondeur pour Pierre-Alain Frauuuu… buuuuuuttttt pour Sochaux qui égalise à la dernière minute du temps réglementaire ! ». Le concept était dingue.
Si ce n’était pas pour nous adonner à notre passion, nous profitions du grand air pour renouer avec la nature… parfois pour le pire. Les nombreuses sauterelles capturées ne sont plus là pour témoigner, même si la congélation qu’on leur infligeait aurait pu leur permettre de traverser les âges. Nous savions faire preuve de créativité, en arrachant les pattes de certaines, ou en veillant à obtenir une palette de couleur diversifiée. Puis, après une nuit à l’intérieur d’une bouteille à sentir la glace se former, nous allions récupérer notre création entre les sacs de petit pois. En été, nous mangions les fruits des mûriers implantés vers la piscine, et c’est d’ici que nous avons suivi la plus grande bataille de l’histoire des fourmis. Sous les dalles en marbre matérialisant le chemin jusqu’à la maison, les braves formicidés noirs tentaient de résister à leurs cousines à tête rouge. En surface, un combat âpre se livrait au sommet des murailles en terre. D’un œil passionné, chaque matin, nous prenions note de l’évolution de la ligne de front. Dalle après dalle, galerie après galerie, les méchantes envahisseuses s’emparaient du royaume. Jusqu’au jour où… plus rien. La guerre était gagnée et l’activité redevenue souterraine.
Généralement, c’est à l’heure du dîner que je rentrais chez moi. Mes parents appelaient sur le téléphone fixe ou bien un membre de ma famille se dévouait pour crier au coin du terrain : « Viiinceent, on mange ! ». Sans tarder j’accourais, les mains noires et les pieds verts.

À l’occasion de l’un des anniversaires d’Alexis, nous multipliions les allers-retours entre le salon et ce jardin que je connaissais si bien. Les remontées de la butte étaient précipitées, à la mesure de notre envie de participer aux festivités. Après coup, je me suis rappelé le cri de sa mère, Nathalie : « Attention, les enfants, je ferme la baie vitrée ! ». Manque de chance, je ne m’en suis pas souvenu assez tôt. Alors que tout le monde était rentré pour ouvrir les cadeaux, j’ai couru pour combler mon retard. La vitre, complice, ne m’a pas envoyé le moindre signal d’alerte avant la collision. Un gros « boung » plus tard, tous les visages se sont tournés vers moi, et je me suis retrouvé assis dans un fauteuil, une poche de glace sur le front.
Sa mère restait souriante même quand elle haussait le ton. Rien n’était très grave. Souvent une cigarette à la main, elle applaudissait mes buts depuis la terrasse : « Ouais, super Vinny ! ». Sa spécificité : être la seule personne qui parlait danois au téléphone.
Quant à son père, Patrice, son intérêt pour les différents sports m’impressionnait. En plus d’être un connaisseur de football, il lui arrivait de regarder du rugby et même de l’athlétisme sur France 2. Cette expérience lui octroyait la légitimité de me conseiller sur la façon adéquate de répondre aux insultes pendant un match. Une question que je me posais pour la première fois, à la suite d’une opposition contre une équipe de quartier de la ville d’Alès. Sur leur terrain, deux jeunes défenseurs d’origine arabe m’avaient interpellé en plein effort : « Lâche le ballon sinon on va te niquer ta mère, sale fils de pute ». Peut-être même sans la virgule. Totalement décontenancé, ils avaient réussi à me dégouter de jouer. Cet après-midi-là, nous avons essuyé une cinglante défaite 8-2, que nous vengerons au match retour dans une rencontre disputée sans insultes ; score final : 6-1. Patrice, qui ne semblait pas autant impacté que moi par ce genre de situation, me recommanda : « Quand c’est comme ça, tu ne dis rien, mais au moment de démarrer ta course, tu leur mets des petits coups de coude dans le ventre ». Je n’étais pas vraiment convaincu.
De longues années plus tard, à notre grande surprise, la famille s’agrandit. Fini le statut d’enfant unique, désormais, Alexis devenait officiellement grand frère. Tout d’abord, Thomas dit « Toto » fit son apparition, suivie dans la foulée d’Élina. Pour nous, cela ne changeait pas grand-chose. À l’aube de notre dixième printemps, nos aspirations étaient différentes de celle d’un nouveau-né. Dans un premier temps, ce sont les surveillances de siestes qui s’invitèrent dans notre quotidien. Armés d’un babyphone, nous endossions cette responsabilité sans trembler, manettes de PlayStation en main. Avec l’arrivée d’Élina, une tornade à deux têtes se déplaçait dans la maison. Quelle que soit la pièce visitée, les stigmates de leur passage étaient visibles. C’était un bordel permanent. Pas assez protégé, notre album de cartes Pokémon en avait fait les frais. Nous les retrouvions, aux mieux éparpillées sur le sol, et déchirées pour les plus touchées. Cette scène de crime aurait pu nous atteindre plus profondément, mais cette passion appartenait déjà au passé.
Cet objet de collection constitue une parfaite transition pour raconter Alexis à travers l’autre jeu le plus important de notre enfance, les billes. Chaque enfant de notre génération possédait son propre trésor. Des communes aux plus rares, de l’agate à la pépite, des standards aux mammouths, ces sphères de verre occupaient nos récréations. Leur nombre n’était pas illimité, car nos parents en achetaient aux supermarchés par plutôt petites quantités. Par conséquent, si tu étais nul et que tu les perdais trop rapidement, ils allaient vite te le faire remarquer. À tel point que certains recevaient des consignes restrictives avant de partir le matin. Pour ma part, mon plus grand fait d’armes est d’avoir remporté le mammouth orné de pépites jaunes d’Étienne. Un trophée venant garnir ma collection, qui a son apogée, était composée de trois mammouths, une dizaine de boulards et une cinquantaine de billes standards. Cet agrégat essentiellement bâti grâce à mon habileté me rendait fier.
Le jeu majoritairement privilégié lors de confrontations était le touche-touche. Dans notre école, nous jouions aux pieds des arbres. La bordure en béton qui les entourait, initialement en vue de les arroser, nous servait d’arène. À l’intérieur s’est déroulé un nombre incalculable de combats épiques entre deux petits accroupis, se jouant la propriété d’une bille. Ensuite, le « castel » a fait son apparition. La professionnalisation de l’économie des billes. Je ne sais pas qui a la paternité de l’invention, mais il doit être un entrepreneur à succès à l’heure actuelle. Le principe était simple, le propriétaire du stand tenait son « castel », un château constituait au choix, de billes chinoises ou d’une pyramide de trois boulards, et voyait les joueurs désirant l’écrouler se succéder. Une distance réglementaire était préalablement définie, ainsi que le modèle de billes avec lequel nous pouvions tenter notre chance. Après trois essais infructueux, le titulaire d’une licence délivrée par l’autorité nationale des jeux raflait la mise. Le concept entier reposait sur la faible précision des joueurs et la solidité de la construction. Neuf fois sur dix, les professionnels gagnaient, et leurs sacoches continuaient de se remplir.
Parfois, une banane ouverte s’écrasait à nos pieds et déversait son précieux nectar sur le sol. Le jackpot du casino. À peine l’accident survenu, tous les enfants accourraient dans la même direction afin de mettre la main sur l’une échappées. Pour les plus honnêtes d’entre nous, un retour à l’envoyeur était de mise, pour les autres, il fallait attendre de les prendre en flagrant délit d’échanges illicites. Typiquement une histoire pour Paulin.
Ces quelques phrases recontextualisent ce que représentaient les billes à notre époque. Chaque compétiteur qui se respecte pouvait énumérer ses plus grandes victoires, mais aussi ses échecs les plus douloureux et les pertes associées. Alexis ne connaissait visiblement pas la défaite. Après une longue amitié, il se décida à m’ouvrir les portes de son placard en bas duquel il conservait les vestiges de ses triomphes. Je n’en revenais pas, il possédait une caisse en plastique pleine à ras bord : « Wao, mais c’est à toi tout ça ? ». Prenant conscience de mes regards mêlant incrédulité et concupiscence face à cet amas de billes en tout genre, il m’avait répondu : « Tiens, prends si tu veux. J’en ai plein de celles-là de toute façon ». Mais le plus fou dans ces révélations n’était pas la quantité qu’il détenait, mais la manière dont il se les appropriait. Chaque matin, il s’en allait avec une poignée et revenait le soir avec des poches prêtent à craquer. Ce manège recommençait jour après jour, jusqu’à remplir cette caisse bleue. Il avait pleine confiance en lui et cela se comprenait. Objectivement, il était naturellement doué. Dans tout ce qu’il entreprenait, sa supériorité s’exprimait. C’est aussi lui qui courait le plus vite de l’école, ce qui était un marqueur social très important. Tous ceux qui venaient jouer chez lui étaient moins forts et moins débrouillards. De plus, son influence ne s’arrêtait pas aux frontières de sa maison, puisqu’en son absence, je surpassais les enfants de mon âge grâce à ses enseignements.
Selon moi, cette précocité est en partie due à nos expériences vidéoludiques et cinématographiques. Leur point commun, être destinés à un public plus âgé. Par exemple, parmi les jeux vidéo mettant en scène la violence, nous avons grandement exploré les Medal of Honor, la saga GTA et le pire de tous, Manhunt. Ce dernier fut interdit dans plusieurs pays tout de même. L’atmosphère était particulièrement sombre et on étouffait des gens en leur plaçant un sac plastique sur la tête. Nous étions certes en quête de sensation, mais pas à tout prix. Le mythique Alone in the dark alliait à la perfection une ambiance stressante et des énigmes poussées. À un moment de l’histoire, nous devions déchiffrer une phrase écrite à l’envers. Alexis avait rapidement balayé mes inquiétudes en se saisissant d’un miroir qui trainait, puis l’avait ensuite collé à la télé. Miracle, il reflétait les mots de manière lisible. Une nouvelle prestation remarquable : « Mais comment il sait ça ! il ne cessera jamais de m’impressionner ». Lui réalisait, moi j’assistais. Vivre ces aventures par procuration est le lot de tous les petits frères.
Quant aux films, c’est incontestablement La Momie qui obtenait nos faveurs. Nous en étions amoureux. Les deux passages les plus « gores », expression qu’on utilisait à l’époque, étaient, la scène durant laquelle le méchant se faisait couper la langue avant d’être enfermé vivant dans un sarcophage, et quand l’un des personnages mourait à cause d’un scarabée qui se déplaçait sous sa peau. Combien de fois avons-nous ressenti le besoin de les commenter ? Autre film qui nous a marqués, mais de manière différente cette fois : Il faut sauver le soldat Ryan. De son côté, Alexis m’en parlait fréquemment depuis qu’il l’avait vu avec son père. Mais chez moi, le chef de famille avait fait une fixette sur ce film trop violent, que je ne regarderai sous aucun prétexte. La frustration était bien présente. Une fois majeur, à force de blaguer sur le sujet, mes parents me l’avaient offert en DVD. Un chef-d’œuvre du genre.
Pour parfaire notre apprentissage, c’est au monde réel que nous nous confrontions. Nous avions la liberté de zoner dans le village et nous comptions bien en profiter. Au vrai, la plupart du temps, nous nous rendions seulement à la boulangerie pour acheter des bonbons et à Coccinelle pour des canettes de Burn. À pied ou à vélo, l’emprunt de certains passages relevait du défi. En l’occurrence, le chemin contigu à la poste n’a jamais été un raccourci et encore moins lorsqu’il était inondé. Un franchissement nécessitant de s’accrocher aux parois suscitait l’excitation. Sinon, si nous choisissions la route classique, c’est devant la maison hantée que nous nous retrouvions. Le seul accès à la cour intérieure exigeait de ramper à travers un trou étroit à la base du mur. Une fois dans ce jardin à la végétation désordonnée, une ouverture sans porte était visible à l’étage, mais aucun escalier pour y accéder. Une nouvelle session d’escalade saupoudrée d’une légère appréhension, achevant de rebuter mes envies d’exploration. Plus vaillant, Alexis est allé jusqu’au bout de la démarche. Apparemment, l’obscurité empêchait de distinguer quoi que ce soit, excepté le plancher tapissé de journaux. La légende racontait que des clochards squattaient l’endroit.

Dans la suite de ce chapitre, je vais volontairement déborder sur les années collège. Un choix qui m’évitera plus tard, de revenir longuement sur notre relation chaque fois que je citerai son nom. Ce qui arrivera, à n’en pas douter.
Lorsque Alexis a effectué sa rentrée en 6ème, nous étions tous les deux prêts à vivre ce bouleversement. Nos horaires n’allaient plus s’accorder et si on prenait en compte la charge de travail, cela deviendrait quasiment impossible. Dans mon jardin, il tentait de me décrire son Nouveau Monde. Je décelais une sorte de cassure invisible entre nous. Ses propos habitaient de nostalgie semblaient m’avouer que : « C’était bien à l’époque, quand on pouvait jouer le soir ». Un mirage d’obligations qui s’estompa en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. De mémoire, je ne l’ai jamais vu faire ses devoirs. Le seul moment où il s’installait durablement à son bureau était la ou les semaines précédant une série d’examens importants. Rapidement, il a choisi d’endosser les vêtements du gars populaire n’exploitant pas son plein potentiel, car d’autres choses occupaient ses pensées. Dorénavant, les retours des discussions entre nos deux mères dépeignaient un élève en difficulté. Moi qui connaissais son intelligence mieux que quiconque, je m’étonnais.
L’explication se trouvait peut-être au sous-sol de leur maison, dans l’ancien garage devenu sa nouvelle chambre. Requérant de l’espace pour les deux petits à l’étage, ses parents avaient décidé de le déménager dans ce coin du foyer. Un cadeau en partie empoisonné, mais les manquements ne pesaient pas lourd comparer aux avantages. À dix ans, de surcroit en 2004, posséder un lit à deux places, un ordinateur et une télévision avec la Play dans sa propre chambre, relevait de l’extraordinaire. Il disposait même de sa salle de bain. Un rêve éveillé.
Le premier soir où j’ai la chance d’en profiter, inquiet que ce bonheur s’évanouisse, je lui avais demandé d’un air timoré : « T’es sûr qu’il ne faut pas mettre le son moins fort là ? ». Plein d’assurance, il avait affirmé : « Non t’inquiètes pas, ils n’entendent rien. Le soir, je joue et j’écoute la musique plus fort que ça jusqu’à minuit ». Décidément, nos vies n’étaient plus les mêmes. Quelques rares fois, ses parents poussaient la porte à l’entrée du sous-sol sans se rendre jusqu’à sa chambre, et déclaraient : « Alexis, faut dormir ! ».
Derrière le clavier, c’est par l’excellent Âge of Empires II que nous avons débuté. Le développement progressif de notre civilisation couplé à la constitution de nos armées rendait nos parties intenses. Enfin, c’est ce que l’on pensait avant d’ouvrir malencontreusement les sauvegardes de son père. Un retour à la réalité guerrière, induisant des attaques simultanées menées par des unités variées. Une partie d’adulte en somme. De même, le mode créateur correspondait bien à nos besoins. De nouveaux scénarios voyaient l’unique soldat que je contrôlais, faire des rencontres fortuites dans les encoignures d’un labyrinthe de murailles. L’évolution numérique de notre Risk.
La liberté dont nous jouissons était dans l’air du temps, puisque, au même moment, internet se démocratisait. Dofus fut le premier jeu qui nous a connectés au reste du monde. Notre aventure commune n’a duré qu’un seul été, une période amplement suffisante pour créer des souvenirs inoubliables. D’abord évoluant dans la zone gratuite, nous jouions beaucoup pour très peu de résultats. On ne connaissait rien à ce type de jeu, les MMORPG. Du coup, nous n’avions pas d’autres alternatives que de tester par nous-mêmes. Nous pensions que la caractéristique force permettait de taper plus fort et que la chance offrait plus de chance… de taper fort. Sans conteste, nous étions jeunes, mais la documentation sur le monde des douze également. Finalement las de nos efforts stériles, l’abonnement paraissait être la solution miracle à nos soucis. Problème, il fallait encore convaincre nos parents respectifs de débourser les cinq euros réclamés. Et même si le paiement par carte bancaire sur internet n’était pas banalisé, nous avions au bout du compte obtenu gain de cause grâce à des arguments parfaitement choisis : « C’est juste pour ce mois d’été, et les parents d’Alexis sont d’accord, eux ».
Désormais parmi les privilégiés, il nous fallait de nouveaux personnages. Il opta pour la race des Écaflip tandis que je craquais pour celle des Xélor. Autre point primordial du processus de création, trouver le nom sur lequel reposera notre légende. Pour moi, « Lemagenoire » était une évidence. Hélas, quelqu’un d’autre avait eu cette brillante idée. Pas résigné pour autant, j’ai cherché une solution de compromis, et c’est ainsi qu’est né « Lemagenoireu ».
Du fait de nos contraintes différentes, Alexis avançait plus vite que moi. La cape Bouftou obtenue dans la nuit symbolisait cet écart grandissant. Il était le favori des Dieux. En supplément, un joueur lui proposa de lui échanger gratuitement son précieux butin contre une encore mieux. Je me disais que la vie était trop belle lorsqu’on réussissait. Ces pensées galvanisantes m’incitaient à me donner à fond. En réalité, l’autre gars l’avait appâté en lui montrant un objet de meilleure qualité, qu’il substitua à un moins bon avant la validation. De l’euphorie au désespoir en seulement quelques secondes. La première arnaque d’une longue liste.
Cependant, ces obstacles n’étaient pas suffisamment insurmontables pour venir à bout de notre courage. Tellement que nous étions motivés, la décision de jouer toute la nuit en se relayant toutes les quatre heures, s’imposa. Au moment convenu, je le réveillais d’une tape sur l’épaule : « Eh, Alexis ! C’est l’heure ! C’est à toi ». Dès le lendemain, accusant la fatigue de cette nuit intermittente, cette résolution fut abandonnée. Par ailleurs, il fallait admettre que notre démarche ne portait toujours pas ses fruits. Nous peinions à dépasser le niveau vingt.
Durant l’été, son stage de foot chez les Girondins de Bordeaux l’a éloigné des écrans pendant une longue semaine. À son retour, il arrivait à faire quarante jongles sans poser le pied par terre. Un vrai exploit. En revanche pendant ce temps, j’avais atteint le niveau trente. Un écart significatif qui l’a définitivement dégouté du jeu.
Ultérieurement, nous allumions son ordinateur uniquement pour visionner des vidéos. Comment ne pas citer « Metacafe », l’un des plus importants sites de partage de contenus de l’époque. Du sale et de l’illégal, voilà ce que nous recherchions à travers ce portail donnant sur le monde des grands. Les premières bastons de Kimbo Slice, le plus souvent dans les backyard de Miami, se sont chargées de nous faire quitter l’enfance. Tout était déroutant. Ses tenues vestimentaires, sa démarche agressive et les coups de poing dévastateurs encaissaient par les deux combattants… je ne me doutais pas qu’une telle réalité existait. Encore moins que les attaques provenant d’un humain pouvaient laisser un œil dans cet état. Dans la foulée, nous lancions la vidéo de la pendaison de Saddam Hussein. Malgré sa suppression précipitée, elle n’avait pas su nous échapper. L’épaisse corde autour de son cou, ces hommes qui veillaient au bon déroulement de l’exécution, cette froideur, ce levier. Le monde ne s’arrêtait pas à Escalès visiblement. Le soir même, Claire Chazal avait annoncé la nouvelle aux informations. Mes parents n’avaient guère apprécié que je leur décrive la scène. Assurément, il s’agissait d’un outil révolutionnaire, mais il était difficile de distinguer le bon grain de l’ivraie. Surtout à notre âge.
Heureusement, les vidéos de foot pullulaient sur ces plateformes. La célèbre campagne publicitaire de Nike mettant en avant le beau jeu, via son slogan « Joga Bonito », nous fournissait de nouveaux gestes techniques à reproduire. En parallèle, un jeune talent de Manchester bousculait les codes. Chaque jour, Alexis tombait un peu plus amoureux de ce Portugais. Ce Cristiano qui ne possédait même pas un nom vierge d’exploits. Aussitôt, le mimétisme s’était fait sentir. Pour lui, c’était une évidence. Il arborait la même coupe de cheveux, imitait ses dribles, occupait le même poste et portait le numéro 7. Après cela, sa théorie selon laquelle son père était né le 4 février, Cristiano le 5 et lui le 6 ne pouvait qu’être un signe de la Providence. Pour ma part, je n’appréciais pas son jeu tape-à-l’œil et ses simulations à répétitions lors de l’Euro 2004, l’avaient rendu détestable. Rétrospectivement, j’admets qu’il avait vu juste.
Cette inspiration lui a permis de franchir des paliers significatifs et ses changements de clubs traduisaient cette montée en gamme. Il avait d’abord quitté Escalès pour rejoindre Les Vaux en Benjamin. Fort de cette expérience réussie, c’est au Pontet qu’il posa ses crampons pour se mesurer aux meilleurs joueurs de la région. Un choix de nouveau couronné de succès, puisqu’il intégra l’équipe des 14 ans fédéraux d’Avignon l’année suivante. Cet échelon national est le plus haut niveau possible pour un jeune de cet âge. Finalement, son retour au Pontet au sein de la catégorie des moins de 16 ans fut son dernier mouvement et marqua la fin de sa modeste carrière. Un parcours louable. Quand il a signé pour la première fois au Pontet — on disait signer comme les pros —, un programme d’entrainement de présaison lui avait été transmis. Chez eux, interdiction d’arriver à la reprise hors de forme. Ces détails me faisaient prendre conscience de l’exigence du haut niveau et surtout que mon club n’en ferait jamais partie. Légèrement plus étoffées, les préconisations auraient pu se réduire à courir, courir et, re courir. Du coup, nous emboitions le pas de sa mère dans la garrigue. Elle nous fit découvrir son parcours d’entrainement qui se situait derrière le collège. La seule consigne : « Au croisement à gauche, au suivant à gauche et suivez toujours le chemin de gauche ». Effectivement, une boucle se formait si nous empruntions la même direction aux intersections. Dans le dernier secteur, au milieu d’étroits virages dessinaient au cœur des genêts, je ne parvenais plus à l’accrocher. Alexis s’éloignait progressivement et la vision imposée de son dos, m’obligea à reconnaitre sa supériorité. Une nouvelle confirmation lors de cette énième confrontation.
En plus d’aller courir, Alexis faisait beaucoup d’abdos sur son tapis. Les résultats obtenus le rendaient fier et il n’hésitait pas à se mirer longuement dans le miroir. Nous avions même eu le droit, ma sœur et moi, à une photo attestant de sa progression. En supplément des efforts fournis pour s’athlétiser, sa croissance hâtive fut propice au développement de ses qualités de joueurs. Perdre son corps d’enfant au profit de celui d’adolescent, un peu plus tôt que les autres, peut aussi être facilitateur pour draguer les filles. Évidemment, cela ne fait pas tout, mais ça aide.

Nouvelle session d’écriture, après un peu plus de deux semaines de pause je dirais. Encore une fois stoppé par cette paralysie des nerfs, faciaux notamment, puis par l’implosion de mon cerveau. La deuxième expérience de ce type est survenue le jour du sacre européen de La Rochelle. La troisième, il y a quelques jours seulement. C’est terrible et ça me fait peur. Chaque fois, je m’étonne de ressentir de meilleures sensations, accompagnées d’un moral positif, puis tout craque dans la foulée, me rendant à nouveau incapable et handicapé. Je ne vais pas plus rentrer dans les détails du mal, je faisais juste un point sur l’avancement relatif de l’écriture d’Evolve or Die et sur le mood de la période. Le chemin de la création suit son cours, on verra jusqu’où. J’espère que cette session durera plus longtemps, et qu’elle sera plus agréable que la dernière, durant laquelle j’ai dû lutter pour écrire une heure le matin pour ensuite voir trouble tout l’après-midi. Facilite-moi mon seigneur Allah le Tout-Puissant.

Le moment me paraît adéquat pour évoquer Amandine. Ils ont commencé à sortir ensemble en classe de 5ème, et sont aujourd’hui mariés. Sincèrement, je leur souhaite encore plein de bonheur. Mon premier souvenir la concernant date d’un après-midi où, de blanc vêtue, elle avait salué mes parents au coin du jardin. Une fois seuls, ma mère avait interpellé mon père : « T’as vu Amandine, elle est toute belle en blanc. Elle a fait un régime cet été ». Alex et Mandy, comme elle aimait les appeler ! Régulièrement, nous les croisions ensemble. Amandine marchait devant en feuilletant un magazine, pendant qu’Alexis avançait nonchalamment.
Jouissant d’une certaine notoriété, il arrivait qu’une tierce personne les mentionne alors que ni l’un ni l’autre n’étaient présents. Ce fut le cas de Sébastien Dufon dans le bus de retour du lycée. Il avait commencé par nous raconter leur première fois, un midi de 3ème. En revenant de chez Amandine, Sébastien avait remarqué qu’Alexis était plus calme qu’à l’accoutumée et de surcroît un peu décoiffé. Apparemment, il ne lui fallait pas plus d’indices pour émettre des supputations. Et, après avoir demandé confirmation, il s’avérait qu’il avait visé juste. Ensuite, il avait poursuivi en nous dévoilant que le jeune Alexis lui avait confié avoir un sexe de dix-sept centimètres en érection. Un fait d’armes impressionnant, que ce soit pour un enfant ou un adulte. Logiquement, cette révélation lui valut le respect de ses camarades. Sébastien aurait pu s’arrêter là, mais il ajouta : « C’est pour ça qu’Amandine marche les jambes écartées comme un cow-boy ». Prononcer de tels mots semble profondément désobligeant, mais à vrai dire, ce n’était pas très méchant, et ce genre de show était dans l’air du temps.
Entre deux conneries balançaient au fond du bus, mon ami Simon m’avait pointé du doigt : « De toute façon, Vincent ne va jamais dire du mal d’Alexis, c’est son Dieu ! ». Ces paroles avaient trouvé un écho particulier en moi. On ne m’avait jamais accusé de cela auparavant. Ma défense peu probante avait consisté à baisser la tête en répondant : « Non non, c’est pas vrai ». Il ne pouvait pas avoir le recul nécessaire sur notre relation et cette période de ma vie. Évidemment que ce n’était pas mon Dieu, et même si je ne le considérais pas clairement en tant que tel, c’était seulement mon grand frère.
Cristiano, la musculation et Amandine, une dérive indispensable semble-t-il.
Malgré les aventures trépidantes que nous avons vécues sur l’ordinateur, c’est bien autour de la PlayStation que l’on passait le plus clair de notre temps. Après des années d’initiations, la sortie de la Play 3 arrivait au moment opportun. Adossés au mur sur un lit d’appoint reconverti en banquette, nous regardions dans la même direction. Naturellement, FIFA était notre jeu principal, mais désormais, l’innovation technologique permettait des affrontements incluant jusqu’à quatre joueurs. Je chérirai ces souvenirs encore longtemps ; le summum du partage.
Le chemin précédant le lancement de la partie était semé d’embuches. La première étape consistait à trouver une manette suffisamment chargée pour tout le monde. De son côté, Alexis bénéficiait du privilège du roi, disposer de la numéro 1. Une fois dans le menu, les deux équipes se formaient. Il fallait ensuite vérifier que les touches de chacun étaient celles désiraient. L’ancienne école alternative de PES tirait avec carré, tandis que celle classique de FIFA utilisait rond. Sans compter que ce processus pouvait être à tout moment interrompu, par un fauteur de trouble qui appuyait discrètement sur sa manette. En fin de compte, après une attente plus ou moins longue, le match débutait. L’ambiance était mémorable, la tension au rendez-vous, et la défaite inenvisageable. Surtout si l’on en était le responsable direct. Alexis s’acharnait sur sa boite à chaussure Nike rouge lorsqu’il loupait des actions, alors que Gabriel, fidèle à lui-même, communiait dans la bonne humeur. Celui-ci exagérait son amour pour la sélection italienne, en chantant l’hymne national la main sur le cœur lors des avant-matchs. Dès qu’une occasion brûlante se présentait, ses encouragements me portaient : « Allez ! Vas-y Vinny, fini bien ! ». Et quand un but survenait, nous bondissions du canapé pour nous sauter dans les bras, enveloppés de cris et de rires selon le camp d’où ils provenaient. Nous étions les plus heureux du monde.
Il faut dire que ce sous-sol a vu défiler de nombreux squatteurs au fil des années. Un point de passage façonnant des amitiés ; les habitués ne prenaient même plus la peine de sonner. D’un geste sûr, ils crochetaient la serrure du portillon avec de petits morceaux de bois, trahissant aussitôt les néophytes maladroits.
Le caractère sporadique de certaines expériences n’empêchait pas la part de mysticisme. En l’occurrence, le culte était Roumain. À l’occasion du tournoi international des Vaux, Alexis accueillait deux jeunes originaires de la région des Carpates pour la soirée. L’attaquant et l’arrière gauche de l’équipe. La barrière de la langue entravait nos échanges, mais le mythe entourant les gestes du numéro 9 le précédait. Selon Alexis, il n’était rien de moins que le meilleur joueur du tournoi. Bien que je ne fusse pas présent audit moment, l’image que j’ai construite pour illustrer son but reste intacte. À l’instar de Denis Bergkamp, il avait dévié le ballon de l’extérieur, le faisant ainsi passer à la droite du défenseur, tandis qu’en se retournant, lui passait par la gauche. Le tout de manière contrôlée, car il avait fallu récupérer le ballon afin de dribler le gardien et finir dans un but vide. Un grand pont de dos nécessitant davantage de créativité et de maitrise technique que la version usuelle.
Pour clôturer cette partie relative à l’univers d’Alexis, comment ne pas présenter l’un de ses amis proches, Hugo Giraud ? Loin d’être un fan inconditionnel de la personne, je dois reconnaitre qu’il était difficile de l’ignorer. Dès nos premières interactions, son tempérament de brute était flagrant. Un bourrin comme l’on disait autrefois. En même temps, il avait fraîchement sauté sur moi après une folle course poursuite. C’était sa première partie de Monstre et ses limites semblaient inexistantes. Un peu plus tard, c’est debout sur le toit du garage que je l’avais retrouvé. Il venait d’y grimper, à la fois pour se cacher, mais aussi pour surveiller en toute sérénité. J’étais partagé entre rire et stupéfaction. À vrai dire, cette initiative restera à tout jamais la plus belle action observée. Ce n’est pas rien. Malheureusement pour lui, le timing laissait à désirer, car c’est à ce moment précis que le père d’Alexis rentra de la fête des voisins. Patrice aussi avait du mal à réaliser ce qu’il était en train de voir.
Cependant, cette histoire n’est qu’une mise en bouche, un grain de sable dans l’immensité des remous qu’il pouvait provoquer. Son truc, c’était la bagarre, et régulièrement, nous avions le droit à une mise à jour des chroniques d’Hugo. Celles-ci ont commencé par une embrouille sur MSN avec de jeunes adultes. Alors en 5ème et ne pensant pas les menaces avérées, il s’était retrouvé en bien mauvaise posture lorsque les principaux intéressés avaient débarqué à la sortie des classes. Après une tentative d’explication, sincère ou non, l’un d’eux l’avait corrigé à coups de ceinture. Une belle entrée en matière.
Au lycée, il avait consenti à aider un autre Hugo, à récupérer les pieds de cannabis qu’il venait de se faire dérober. Le voleur en question, Yann Blas, n’avait pas fait preuve d’un grand professionnalisme en laissant échapper son poing américain, de couleur jaune or, durant le larcin. Quelle bonne surprise ce fut pour lui de trouver à son portail le duo d’Hugo, le menaçant d’un énorme couteau de cuisine ! Il n’avait pas eu d’autres choix que de s’exécuter.
Court aparté permettant d’asseoir un peu plus le personnage à travers ses relations. « Dis-moi qui sont tes amis, je te dirai qui tu es », paraît-il. Ce second Hugo, a ultérieurement fait un séjour en prison à la suite d’un accident de voiture. S’il a été condamné, c’est parce qu’il conduisait en état d’ivresse, et fut en quelque sorte, tenu responsable de la mort de son passager avant. Un ami du foot, samir, se trouvait à l’arrière de cette voiture qui avait fini sa course contre un mur. Le plus triste, c’est que Hugo devait s’envoler dès le lendemain pour l’Argentine dans le but de redémarrer une nouvelle vie. Dans la foulée, Alexis me fit part de ses inquiétudes : « Ça ne nous étonnerait pas s’il se suicide en prison, car il est très fragile psychologiquement ». Des jeunes dévoyés mêlés à des histoires tragiques.
Pour en revenir à notre Hugo, les boites de nuit étaient un endroit propice pour se confronter à d’autres intrépides. Sur le parking de L’Exclusif, il n’avait pas hésité à sauter sur un gars qui prenait la tête à Gabriel. Je n’imagine même pas le nombre de coups qu’il a distribué à l’heure actuelle. Pareillement, lors d’une soirée, une personne n’arrêtait pas de lui répéter : « Eh, Hugo, garde la pêche ! ». C’était l’expression à la mode qui traduisait un certain foutage de gueule. De nature peu longanime, il ne souhaitait néanmoins pas frapper sans sommations : « Arrête avec ton garde la pêche ou je vais t’en mettre une ». Au moment de son départ, le trublion avait jugé bon d’en remettre une couche. Sans surprise, il dégusta.
Nouvelle ligne à son palmarès, cette fois à l’intérieur du MacDo d’Avignon. Dans le cas présent, il avait revêtu son costume de justicier. En effet, son ami démarrait une embrouille avec un client pour un regard de travers, quand Hugo décida d’intervenir : « Écoute, je suis en train de manger tranquille, je ne suis pas venu pour ça. Si t’as un problème, on va dehors et je t’en mets une ». À chaque nouveau récit, les propos me paraissaient irréels. J’admirais que la peur n’ait aucune emprise sur lui.
Au cours d’un après-midi ordinaire, ma mère m’apprit que le fils d’une amie s’était fait voler sa voiture. Des arabes les avaient agressés à l’entrée du village voisin et étaient repartis au volant de son véhicule. De plus, les gendarmes venaient de retrouver la voiture en flamme, derrière de la pharmacie. Connaissant les personnes impliquées, je courus aussitôt chez Alexis pour l’avertir. Toutefois, quelques secondes suffirent pour que je remarque ses regards inquisiteurs : « Ha, tu es au courant de ça. Bon, je vais te raconter un truc très grave, mais tu ne le répètes vraiment à personne. Même pas à ta mère sinon on va avoir des problèmes, c’est une arnaque à l’assurance ». Effectivement, l’histoire était complètement différente de ce qu’il semblait. Tout d’abord, un cousin avait mis la main sur d’anciens fumigènes de détresses provenant d’embarcations militaires, à la déchetterie où il travaillait. Sans se soucier de leur véritable usage, ils décidèrent de les essayer. Corentin, encore un autre cousin, se dévoua pour craquer le premier. Un bilan mitigé puisqu’il repartit avec une brûlure à la main. En revanche, ce serait mal connaître la famille que de penser que les essais s’arrêteraient là. Et qui d’autre que Hugo Giraud pour se porter volontaire à son tour. D’après ses dires, le fumigène était tellement puissant qu’il crut perdre son bras. Dans l’incapacité de le retenir, l’engin partit droit dans les fesses d’un des témoins qui s’enfuyait en courant. Le rebond malheureux acheva sa course dans la voiture restée ouverte, en compagnie des autres fusées sagement entreposées. Inévitablement, le véhicule prit feu, et une agression par des hommes d’origine arabe paraissait soudainement plus plausible.
C’est en pleine transmission de joint que nos derniers échanges ont eu lieu : « Tu aimes beaucoup la beuh toi hein ! Ça se voit que t’aimes fumer », m’avait-il dit. Je découvrais encore cette substance, tandis que lui commençait à acheter en gros dans les quartiers pour réduire le prix de sa consommation. J’étais loin de me sentir assez légitime pour procéder à de tels actes. Des années passèrent et, à plusieurs reprises, j’ai laissé échapper l’occasion de le revoir dans un contexte similaire. Dorénavant, il se faisait appeler Léo par souci de discrétion, et cette précaution m’avait roulé également. Aux dernières nouvelles, il s’occupait de la maintenance des centrales nucléaires.

Il est temps de conclure ces pages que j’ai trouvées passionnantes à écrire. Quelques mots bien choisis ne suffiront pas à rendre à Alexis l’hommage qu’il mérite. J’ai lu la phrase d’une auteure, qui souhaitait mieux se raconter pour mieux raconter les autres. Maintenant, je sais que la réciproque est tout aussi vraie. Ici, j’ai tenté de mieux raconter Alexis, afin de mieux me raconter. Si je ne devais garder qu’une seule image de mon voisin, ce serait celle que j’ai utilisée chez l’hypnotiseuse, lorsqu’elle m’a demandé de me concentrer sur un souvenir représentant le bonheur, la gaieté, l’allégresse. Alors, j’ai vu le jeune Alexis face à moi, rougissant, les larmes aux yeux. Il lui arrivait fréquemment de pleurer de joie. Nous avons partagé tant de bons moments ensemble que je me souviens encore de l’éclat de son rire. Ce fut un honneur de t’avoir côtoyé.

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