Premiers pas
Discipline déjà centrale jusqu’à présent, sa pratique en club en fait une boite à souvenirs incontournable. Comme beaucoup d’autres enfants, je n’ai pas l’impression de l’avoir choisi, mais réellement d’avoir été choisi par le foot. L’amour pur pour ce jeu dont on ne connaît presque rien est difficilement explicable.
En Débutant, nous nous entrainions sur les deux petits terrains à l’entrée du stade. C’est ici que j’ai appris mes premiers dribles afin de m’extirper des amoncellements de jambes. Pas toujours victorieux, je regardais l’attroupement en marge de celui-ci, lorsque les cris de mon entraineur Bruno ont retenti : « Pas tous au même endroit. Écartez-vous ! ». Depuis cette position, le premier enseignement tactique de ma vie m’était apparu comme une évidence.
Peu de temps après, je mettais en application cette consigne avec mon coéquipier. Un double une-deux parfaitement exécuté, nous permettant de remonter le terrain en effaçant tour à tour les adversaires impuissants face à notre jeu de passe. Selon toute vraisemblance, nous avions assimilé les bases plus vite que les autres. Gaëtan courait à ma hauteur, espacé de quelques mètres sur ma gauche et la magie du football a opéré, tout en réflexe, tout en instinct. C’est ainsi que j’ai ressenti pour la première fois ce sentiment de domination, de légèreté ; une impression de voler. Au bout du compte, personne ne pouvait nous empêcher de réaliser ce pour quoi l’on faisait équipe, atteindre notre but. Ce jour-là, l’action s’est conclue par une passe décisive adressée à Gaëtan, qui, à deux mètres des piquets, poussa le ballon de l’intérieur du pied droit pour battre ce petit gardien. Un sentiment de satisfaction m’envahit : l’objectif était atteint. Alors je me suis replacé, déterminé à recommencer encore et encore. Mon esprit de compétition salivait d’impatience.
La 3ème année marquait le début d’une nouvelle catégorie d’âge, celle des Poussins. Ce nom attendrissant inspirant la fragilité était une aubaine pour ma sœur et mon père. D’une voix de bébé mal articulée, ils m’imitaient : « Eh moi je suis Poussin 1 et l’année prochaine je suis Poussin 2 ». J’étais si fier de continuer mon chemin de petit footballeur. C’est probablement ce à quoi j’attachais le plus d’importance et qui me définissait le mieux. Lors de nouvelles rencontres, certaines phrases s’imposaient d’elles-mêmes : « Moi aussi je fais du foot. Je suis attaquant à Escalès en Poussin ».
Chaque début de saison rimait avec distribution de nouveaux équipements. La Noël avant l’heure en quelque sorte. Les cartons de chaussettes et de shorts foisonnaient sur la table du club-house. L’objectif était de trouver un ensemble à la bonne taille, même si je savais par avance qu’il serait un peu large pour moi. La vraie difficulté concernait les quelques trop grands ou trop gros, qui devaient se résigner à piocher dans ceux de la catégorie supérieure. Notre couleur prédominante était le bleu. Loin d’être qualifiable de soft ou de discret, nous arborions un short des plus synthétique possible. Pour compléter le tout, nos modestes chaussettes revêtaient deux fines bandes rappelant le blanc de notre maillot.
L’auteur de cette œuvre d’art était l’équipementier Érima. À tort ou à raison, nous affirmions qu’il s’agissait de la sous-marque d’Adidas, tandis que Legea, notre fournisseur suivant, était une supposée filiale de Nike. Le prestige associé à ces marques nous grisait. Pour certains clubs, de tels raisonnements n’étaient pas nécessaires. À l’instar de Saint-Alexandre, qui était la seule équipe de notre niveau à posséder une griffe de renom. La première fois que nous avions vu leurs maillots verts à manches blanches exhibant fièrement la virgule sur leur poitrine, nous étions sidérés : « Regarde ! Ils sont sponsorisés par Nike. La chance, ils doivent être trop forts ». À défaut d’être un beau joueur, essaie d’être un bon joueur. Nous avions gagné 17-2 sur leur terrain. Un quintuplé de ma part couronné de ma plus large victoire en carrière.
Notre entraineur, ou plutôt notre éducateur, s’appelait Guillaume. De taille moyenne, il était plutôt beau gosse et surtout très aimable. Généralement, il y a deux écoles concernant le fonctionnement de l’évolution des entraineurs au sein des clubs. Par exemple, soit il s’occupera toujours des débutants, ce qui lui permet de très bien identifier et répondre aux besoins des petits de la catégorie d’âge en question, soit il va suivre son équipe au fur et à mesure qu’ils grandissent. Personnellement, j’aime beaucoup la deuxième proposition. Le lien qui se créer en accompagnant leur évolution rend l’aventure encore plus humaine. Dans les faits, c’est plus compliqué, car l’individu doit rester compétent au fil du temps, mais surtout, l’éducateur ne doit pas cesser son activité, ce qui est rare sur une décennie dans le foot bénévole. Malgré nos belles années, ce sont les histoires à propos de la vie personnelle de Guillaume qui m’ont le plus marqué. Au moment des faits, il était en couple avec la coiffeuse du centre d’Escalès, une rousse aux cheveux lisses. D’ailleurs, son local était en remplacement de l’ancien bureau de tabac, une petite surface où l’on achetait des têtes brûlées et des cigarettes en chocolat en rentrant de l’école. D’un point de vue extérieur, ils formaient un beau couple de jeunes dynamiques sans problème. Jusqu’au jour où elle s’est retrouvée enceinte. Une situation qui laisse peu de place aux tergiversations, synonyme en l’occurrence, de départ anticipé. Comme souvent, ma mère nous apprit la nouvelle : « T’as vu Guillaume, il s’est tiré dès qu’elle est tombée enceinte ».
Par la suite, il est devenu agent d’entretien. Je l’observais à l’intérieur de sa balayeuse quand j’attendais le bus pour aller au collège. De mon point de vue, j’assistais à sa descente en enfer. Influencé par des clichés, je me demandais comment le gentil Guillaume du foot qui s’occupait si bien de nous, avait pu quitter sa femme enceinte pour boire des bières au bar de la place entre deux tournées de nettoyage. Depuis, sa reconversion en policier lui sied parfaitement. J’attends avec impatience le contrôle de la route qui nous rappellera à tous les deux une époque lointaine.
Les entrainements se déroulaient systématiquement le mercredi après-midi à 14 h 30. Certains étaient plus marquants que d’autres, mais nous étions toujours très contents de nous retrouver pour nous adonner à notre passion. Des groupes se constituaient en fonction des affinités, et en général, ceux-ci correspondaient à l’école que nous fréquentions.
En arrivant, l’atelier jongle incarnait l’échauffement, mais servait aussi de prétexte pour attendre calmement les retardataires. Sachant que le meilleur d’entre nous peinait à en effectuer cinq d’affilés, il était plutôt question de se raconter ce qu’on avait fait le matin. À moins que ce soit pour cette raison que nous en faisions si peu. Ensuite, place aux ateliers dits techniques. Le slalom entre les piquets conclu par une frappe au but faisait office de classique. Bruno amenait de la diversité en proposant un circuit au cours duquel il fallait s’appuyer sur une planche de bois verte. Un reste de ses expériences professionnelles. Une fois terminés, nous enchaînions avec des exercices plus ludiques comme les matchs à contraintes. Ceux-ci impliquaient une restriction du nombre de touches de balle, ou la présence de joueurs servant d’appuis-remises sur le bord du terrain. Je n’aimais pas spécialement ce type d’activités qui me forçaient à procéder différemment. Enfin, le moment tant attendu, l’instant qui remettait en question la qualité de l’ensemble de l’entrainement, l’opposition finale. Là encore, plusieurs variantes existaient. Le jeu que je préférais entre tous voyait deux équipes alignées derrière leurs lignes de but respectives se faire face. Nous restions immobiles, la balle au centre. En préambule, l’entraineur assignait un numéro à chacun des joueurs, puis quand tout le monde était prêt, il criait : « 6 et 3 ». À l’appel de son numéro, il fallait sprinter pour récupérer le ballon en premier. Une fois en possession du précieux, l’excellence de ton drible déterminait si tu pouvais faire trembler les étroites cages en fer blanches. Le côté aléatoire de l’annonce puis de l’adversaire que tu affrontais, combiné à cet un contre un conclu par un retour victorieux, relevait de la perfection.
À la fin de l’entrainement survenait la distribution des convocations pour le match du week-end : « Et n’oubliez pas, ne partez pas tout de suite ! Il faut aller au vestiaire pour qu’on vous distribue les convocations ». Maxime avait le droit à une attention spéciale : « Range-la bien et ne la perds pas, mais tu la donnes quand même à tes parents ». Sur ce bout de papier rythmant le week-end des familles trônait le symbole de la ville. La case cochée indiquait si le match était à domicile ou non, suivie de l’heure du rendez-vous écrite à la main. Chez nous, elle finissait accrochée sur le réfrigérateur ou posée en haut de la pile des documents importants.
Pour diverses raisons, l’une des rencontres nous opposant à Brissac est la plus mémorable de ces années-là. D’abord, l’équipe adverse possédait elle aussi un Vincent dans ses rangs. Une reproduction à s’y méprendre. Un petit attaquant, rasé à la tondeuse et de niveau équivalent. Toutes ces similitudes ne me laissaient pas indifférent. Nos chemins n’en avaient pas fini de se croiser, car nous nous étions retrouvés aux sélections pour intégrer un club plus huppé quelques années plus tard. C’est ici que la comparaison se termine, dans la mesure où sa remarquable détermination la conduit jusqu’au championnat de Ligue 2. À son actif, trois matchs au sein de l’AS Nancy Lorraine. Cela mérite bien des félicitations.
Cependant, professionnel ou non, j’avais rendez-vous avec mon histoire. En effet, l’aspect exceptionnel de la rencontre réside également dans le fait que j’ai marqué mon premier but de la tête. Une finition rare puisqu’elle n’est survenue qu’à trois reprises parmi ma centaine de buts inscrits. Alors à hauteur de la surface de réparation, j’observais Gaëtan prêt à centrer depuis le côté droit. Malgré la distance nous séparant, je ne doutais pas un instant de ses qualités de passeur. Ma confiance fut récompensée quelques secondes plus tard par une balle à la trajectoire stable et parfaitement courbée. Pendant ce temps, mon instinct me guidait vers le point de rencontre. À l’approche du moment fatidique, j’ai fait ce qu’il me semblait le plus adéquat dans cette situation, baisser la tête en fermant les yeux. Et un impact sur le sommet du crâne plus tard, mes paupières se soulevaient pour apercevoir le ballon franchir la ligne. Le gardien quant à lui, était resté presque immobile. D’une inspiration Thierry Henrycienne, je n’ai jamais célébré de façon excessive. Ce n’était pas dans mon caractère et j’accomplissais seulement mon travail. Pour autant, cette jouissance silencieuse a toujours été des plus savoureuses.
Finalement, des années plus tard, une anecdote est venue envelopper rétrospectivement cet agréable souvenir, lui conférant ainsi le statut d’historiette. Tandis que Moaniti, la grande amie de ma sœur au collège, traversait notre salon, son œil fut attiré par le cadre contenant la photo immortalisant ce match. Un ami de mes parents avait admirablement capturé l’une de mes frappes, mais, contre toute attente, c’est son petit frère Félix qu’elle reconnut en arrière-plan. À la traine, il accusait sa surcharge pondérale. Il s’en fallut de peu pour qu’il tire la langue.
Bien souvent, nous participions à des « plateaux » plutôt qu’à de simples matchs. Il s’agissait de mini-tournois rassemblant des équipes voisines. Parmi elles, Bagnols-sur-Cèze était ma némésis. Leur maillot, d’un violet atroce, m’inspirait du dégout, et je dois admettre qu’ils nous battaient systématiquement. Ponctuellement, nous avions la chance de prendre part à un tournoi en salle. Celui dont le souvenir est encore intact s’était déroulé dans notre salle polyvalente et avait réuni une douzaine de villages. J’admire ces pauvres parents qui endurent, une journée durant, le vacarme ambiant. Entre le sifflet strident de l’arbitre, les crissements incessants des chaussures sur le revêtement et l’agitation des petits sur le bord du terrain… il y a de quoi devenir fou !
Aux portes de la finale, nous avions échoué en ne parvenant pas à inscrire le but du un partout à la dernière minute. Gaëtan, encore lui, avait conclu l’action d’un pointu sur le poteau. Après le match, l’entraineur ne s’était pas fait prier pour intervenir : « Tu vois, si tu n’avais pas fait de pointu, là tu aurais marqué ». Même si ce geste était l’ennemi déclaré des éducateurs, ses propos n’étaient pas nécessairement vrais pour autant. D’ailleurs, c’était plus ou moins tacitement interdit, sous prétexte que sa trajectoire était trop aléatoire. Tout le monde a déjà entendu à proximité d’un terrain : « Oh le vieux pointu ! Oh la sale pointouse ! ». Or, à mon humble avis, tous les attaquants devraient posséder cette finition dans leur palette technique. Pas loin de la moitié de mes buts doivent être concernés par un pointu, et d’un point de vue extérieur, cela semblait être d’une facilité déconcertante.
Le principe est simple et comparable à celui d’un coup en boxe, où à un certain niveau, l’efficacité du coup ne repose plus sur la maitrise technique et la pureté théorique du geste, car celui-ci devient trop lisible pour l’adversaire, mais sur le fait qu’il soit masqué et rapide à exécuter. En l’occurrence, c’est exactement ce qui définit le pointu. De plus, lorsque survient un face-à-face, les moyens recherchés pour en sortir victorieux sont, soit une frappe puissante, soit un tir bien placé. Alors, la nécessaire accumulation de conditions favorables peut parfois devenir un problème. Il faut savoir tirer fort, combiner cette puissance à une bonne technique de frappe, disposer de suffisamment d’espace pour prendre la position adéquate, réaliser cet enchaînement dans un laps de temps limité, et finalement, ne pas se faire trahir in extremis par l’état du terrain. Le tout sans compter sur une bonne lecture de l’action en cours par le gardien ou même sur un éventuel coup de chance. Un topo de la situation des plus oppressants pour l’attaquant. C’est dans ce contexte qu’intervenait mon arme miracle, qui, il faut bien l’avouer, palliait avant tout ma faible puissance de frappe. Il n’y avait même pas de duels à proprement parler ; le gardien ne pouvait rien faire. Il me suffisait de me rapprocher au maximum de lui avant de la glisser au dernier moment sur l’un de ses côtés, à ras de terre et à une distance d’un mètre environ.
Mon dernier souvenir en jeu concerne Gaëtan… pour changer. Étonnamment, j’ai l’impression qu’il n’y avait que lui alors que ce n’était pas mon ami proche. Peut-être en raison de son niveau. Lorsque nous débâtions du meilleur joueur de l’équipe, que ce soit entre enfants ou avec des parents, son prénom était systématiquement cité en premier, puis le mien arrivait dans la discussion. Comme si l’on m’avait oublié un instant. De mon point de vue, il était certes très fort, mais je ne me voyais pas en dessous. Probablement que ma discrétion ne jouait pas en ma faveur.
L’image en question, date du jour où l’on a appris qu’il allait signer dans un autre club. Sa reprise du pied droit avait élégamment lobé le gardien. Gaëtan nous quittait pour l’ASPTT d’Avignon et cassait notre duo d’attaquants redoutables.
Dans la famille, son père Emmanuel Messina prenait une certaine place. C’était quelqu’un Emmanuel. Originaire de Calabre, il ressemblait fortement à un arabe. Son crâne rasé laissant apparaître quelques balafres et son physique imposant, collés parfaitement à sa démarche et à son accent mafieux. À cette époque, je ne connaissais qu’une seule personne au volant d’une BMW Z4 cabriolet. À tout moment, je l’apercevais garée dans Escalès : « Ha tiens ! c’est forcément Emmanuel ! ». Impossible de les louper, lui ou sa voiture.
Il était également l’attaquant star d’Escalès, et à raison puisqu’il finissait meilleur buteur chaque année. Son jeu s’appuyait sur un mélange de physique et de technique, accompagné d’un grand sens du but. Lors de cette période, le club est monté de Promotion d’Honneur B en Division d’Honneur, soit près de quatre divisions.
Hélas, Emmanuel fut impliqué dans une histoire bien plus sérieuse. Au collège, mes deux équipiers Gaëtan et Samir ne s’appréciaient pas. Un désamour criant, les conduisant à s’embrouiller régulièrement. Certains me rapportaient que Gaëtan ne faisait pas le malin et qu’il avait même peur. À force que les querelles se répètent, Emmanuel s’est senti obligé d’aller voir le grand frère de Samir, à la sortie de l’établissement pour lui en toucher deux mots. On parle de personnes avec le sang plutôt chaud, alors ce qui pouvait arriver, arriva. Du haut de ses quarante années, Emmanuel asséna une droite au jeune majeur. Ce dernier se cogna violemment la tête sur le goudron en retombant. Une chute malheureuse entrainant tout de même un traumatisme crânien. Le dénouement de cette histoire m’est inconnu, ce qui signifie qu’il n’est pas si terrible que supposé.
Autres moments indissociables de mes années de foot à Escalès, les participations aux stages organisés par le club. Chaque vacances de Pâques, j’avais la sensation de partager le quotidien d’un professionnel, du moins c’est ainsi que je l’imaginais. Le rendez-vous était fixé à neuf heures au sein de l’école qui nous accueillait et, dès que tout le monde était approximativement réveillé, nous prenions la direction du stade.
Alors, tout le monde enfilait sa tenue du jour. De ce côté-là, pas de surprise, elle se composait toujours d’un maillot, d’un short, de chaussettes, et de protège-tibias. Enfin, seulement si tout se passait bien, car on recensait au moins un oubli parmi les participants. Désormais prêts, l’entrainement du matin pouvait commencer. Le corps encore engourdi, l’air frais balayant le visage, les bas de chaussettes mouillaient par le contact du ballon, l’herbe portant l’humidité de la nuit collée aux crampons, voilà ce que représente pour moi le premier entrainement de la journée. Le programme était essentiellement dédié au perfectionnement technique. Certes, rien de transcendant, mais personne n’aurait souhaité être autre part.
Vers quatorze heures, nous étions de retour sur la pelouse, prêts à en découdre. Les après-midis rimaient avec tournoi. Les éducateurs formaient les équipes en veillant à mélanger les âges. Garantir un niveau homogène n’était pas une mince affaire, mais les confrontations restaient très instructives pour les plus jeunes. Le choix de nos couleurs du jour était l’étape suivante. J’adorais ce suspense précédant l’annonce du nom du club pour lequel j’allais me battre. Liverpool, le Real Madrid, Manchester United ; le sentiment d’identification permettait de gagner en enthousiasme et de rendre nos affrontements uniques. Le suivi des matchs se faisait sur le tableau blanc prévu à cet effet, et la vue d’un score écrit à la main suffisait à me remplir de joie.
Une fois épuisés, nous attendions que tout le monde se rassemble. Les plus grands s’amusaient à faire des courses de crachats sur un poteau en béton et je ne voyais pas de raisons de m’interdire de participer. Dans la cour de l’école, un goûter était distribué. Nos mains tendues se remplissaient d’un pain au lait et d’une barre de chocolat. Généralement, une brique de jus d’orange complétait ce menu gastronomique. Si on avait de la chance, il y en avait suffisamment pour en prendre une seconde. De toute façon, je ne restais pas très longtemps, car j’étais déjà assez autonome pour rentrer à pied chez moi. Je n’habitais qu’à quelques centaines de mètres.
Pour finir en beauté les années Poussins, je dois forcément aborder mes premières expériences avec le football professionnel, la découverte des stades les soirs de matchs. Il y a peu, j’ai découvert l’application Futbology qui m’a permis de renseigner tous les matchs auxquels j’ai assisté. Cette compilation a facilité le travail de recherche, car même si je me souviens avec précisions de certains détails, déterminer s’il s’agissait du Marseille - Nice de 2007 ou de 2008 n’était pas nécessairement une évidence. Parmi les éléments qui m’ont aidé dans ma quête d’exactitude, j’ai pu m’appuyer sur les scores finaux, sur les joueurs présents, mais aussi sur la période de l’année et l’heure approximative des rencontres.
À ce jour, j’ai vu trente-trois matchs dans huit stades différents. Le premier a eu lieu le samedi 2 février 2002 au stade de la Mosson à Montpellier. Âgé de sept ans, la rencontre opposait le MHSC au PSG. Mon père, son collègue et fan de foot Claude Bernard, ainsi que deux amis à lui, nous accompagnés pour l’occasion. Le trajet fut moins agréable qu’à l’habitude en raison de la corpulence des deux inconnus. De plus, l’un d’eux critiquait fortement Thierry Rolland. Un affront impensable pour moi, puisqu’il incarnait l’une des deux seules voix me racontant le football. Présageant que ces paroles m’atteindraient, mon père m’avait discrètement lancé un regard attendri. Ils rapportaient également que le stade venait de changer de nom, se nommant désormais le stade de la Mosson, mais qu’il se trouvait toujours dans le quartier de La Paillade. Un savoir sans grande valeur que j’emmagasinais en tendant l’oreille.
De ce lieu, je garde l’un des plus beaux souvenirs de ma vie footballistique. Celui-ci existe uniquement grâce à la magie du brésilien Ronaldo « Gaucho » de Assis Moreira, une légende de ce sport, Ronaldinho. Dos à la coursive et appuyé contre un pilier en béton, mon point de vue n’était pas idéal. Claude se baissait régulièrement pour me donner des explications, quand tout à coup, une image est venue se graver dans ma mémoire. Ronaldinho a réalisé un sombrero sur l’un des Montpelliérains, qui n’avait plus d’autre choix que de provoquer une faute pour arrêter l’action. Ce geste éternellement incomplet et relativement anodin au milieu du terrain m’a fait ressentir quelque chose d’indescriptible. L’énergie solaire qui émanait de Ronaldinho m’a percuté de plein fouet. Mes yeux s’ouvraient un peu plus. Il y a des gens exceptionnels qui dégagent des choses qui leur sont propres, et j’en fus la victime ce soir-là. Il n’avait même pas besoin de marquer, c’est en driblant qu’il transmettait ces émotions. Le score final sera 0-0.
Mon deuxième match arriva un peu moins de deux ans plus tard, le dimanche 9 novembre 2003, dans l’emblématique stade Vélodrome. Ce jour-là, l’expérience relevait du privilège. En effet, mon père avait obtenu des places grâce à un client important, qui nous avez donné rendez-vous sur un parking pour procéder à la remise des documents. Ce n’était pas de simples abonnements qu’ils partageaient, mais l’accès à leur loge. Trop jeune pour comprendre ce que cela signifiait, j’allais vite le découvrir. Indéniablement, ce n’est pas la façon juste de vivre le football, en revanche pour l’expérience, assister une fois à un match dans ce contexte est un souvenir mémorable. Dès l’entrée, l’accueil fut chaleureux. L’hôtesse des lieux nous présenta les différents équipements mis à notre disposition. Je n’osai même pas acquiescer d’un signe de tête, tant les plateaux de petits-fours me dépassaient. Au-dessus du Minibar, solidement accroché dans un coin de la pièce, trônait une télévision diffusant le match en direct. À cette époque, Canal + était mon plus grand fantasme. J’avais essayé par tous les moyens de faire craquer mes parents, mais rien n’y faisait. M’inspirant d’un téléfilm qui passait sur France 3, où un homme était bloqué dans un corps de chien jusqu’à ce qu’il réalise suffisamment de bonnes actions, je leur avais proposé de, moi aussi, accomplir un certain nombre de basses besognes afin d’obtenir ma libération… Canal +. C’est ce qu’on appelle une vie de chien. Mon père, en pleine vaisselle du soir, s’amusa de ma proposition enfantine : « Oui si tu veux, on fait comme ça ». Témoin de ma naïveté débordante, ma sœur s’était chargée de me ramener sur terre. J’étais abattu.
En l’occurrence, la télé permettait de voir les ralentis, car le stade était dépourvu d’écrans géants. J’étais un canard gavé de nourriture à même le bec, une orgie de plaisir. La présence d’un radiateur d’appoint m’a marqué, surement au cas où l’environnement n’était déjà pas assez agréable. Toutefois, l’attraction principale restait le balcon privatif, doté d’une vingtaine de sièges. Un nanti baignant dans le luxe, toisant la foule en tribune. J’hallucinais devant une telle abondance. Il aurait suffi de me laisser derrière la baie vitrée pour faire de moi un enfant comblé. Le personnel venait s’enquérir de ma satisfaction, allant jusqu’à s’accroupir à mes côtés.
Sur le terrain, c’était le prolongement de ce que je vivais en loge. Une victoire de mon Olympique lyonnais 4-1 dans l’antre marseillais. À chaque but, je courais à l’intérieur me délecter des ralentis, avant de finalement assister, les bras appuyés sur la rambarde du balcon, à la magnifique action pleine de classe d’un autre Brésilien remarquable, Juninho Pernambucano. Une soirée inoubliable. Cette nuit-là, je ne pense pas avoir formulé de remerciements à la hauteur du moment que je venais de vivre, auprès de ceux qui l’avaient rendu possible. Mais ce n’est pas grave, les récompenses des bonnes actions ne sont jamais oubliées.
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