Mamie
Comment poursuivre l’exposé de ma jeunesse, sans développer la relation que j’ai entretenue avec ma grand-mère, Marguerite Bardet, mère de ma mère, à travers nos souvenirs communs ? Les multiples mentions de sa personne témoignent de sa présence. Franchement, elle fut une mamie parfaite. Elle nous a offert énormément de bons moments, en plus de soulager mes parents pendant les périodes difficiles. Je vais essayer de rebondir au fur et à mesure, sur mes précieux souvenirs.
Premièrement sa maison, La Vigneraie, à Aubussargues près d’Uzès. Le paradis des petits-enfants. Nous achetions des pélardons frais à l’entrée du village, ainsi que de la fougasse à la boulangerie de la rue principale, avant d’arriver à ce qui imageait parfaitement la grande demeure familiale. Perdu dans le Gard profond, entre Nîmes et Uzès, en bordure de garrigue, le vaste terrain arboré de 5000 m² se déployait sur trois niveaux. Celui du bas alliant le coin piscine et la balançoire, au milieu, la longue allée rectiligne menant à la terrasse, et enfin, au niveau supérieur, des arbres en abondance. C’était une propriété atypique, dont le relief était parsemé de détails de charmes. Par cela j’entends, les murs en pierre chers à mon cœur, le puits abrité, le massif escalier extérieur sous lequel nous passions à travers une arche, la cabane en bois perdue dans les tréfonds du jardin, la terrasse couverte attenante à la chambre, le rez-de-chaussée complètement vouté, l’ancienne cheminée ouverte, la façade recouverte de lierre ; bref, un vieux mas familial typique de chez nous.
La piscine était un lieu incontournable. Nous y avions joué des heures durant, notamment avec les frites multicolores. Ma petite cousine Charlotte et ses brassards aimaient prendre leurs temps pour pénétrer dans l’eau, ce qui me donnait des occasions rêvées de l’éclabousser.
Entre la piscine et la maison se trouvait la balançoire. Ou plus justement, le portique aux agrès. J’appréciais me pendre aux barreaux de l’échelle horizontale, comme un singe changeant de branche, et optimiser mon balancement pour aller de plus en plus haut. Jambes tendues à l’aller et repliées au retour.
Devant le mas, l’immense terrasse était comparable à un parvis. Nous nous y garions avec sa 106 bleue, avant de détacher son chien Meïko. Parfois, nous y partagions aussi le dessert. Ce jour-là, ma grand-mère avait préparé un financier dans un moule en silicone en forme de cœur. À la nuit tombée, nous cherchions à débusquer les crapauds au son de leur coassement.
Cette terrasse m’a vu manger à quatre pattes dans la gamelle de Meïko, sauter les marches de la cuisine en youpala et sortir pour aller faire pipi sur les fleurs. Seulement si j’avais l’autorisation de les arroser bien sûr. Une passion qui ne m’a plus quitté.
Le salon occupait la partie droite du rez-de-chaussée. Le cantou, comme elle disait, a accueilli un certain nombre d’événements mémorables. Le matin, nous nous posions sur la banquette adossée au mur en attendant que la maitresse des lieux nous prépare un biberon. Encore vêtus de nos pyjamas, nous regardions les dessins animés en silence le temps de nous réveiller. Un bonheur masquant cependant, un environnement à l’hygiène douteuse. Loin de la stérilité d’un bloc opératoire, mon père nous raconte qu’il nettoyait les tétines en cachette à son arrivée, car elles étaient pleines de moisissures. De notre point de vue, cela ne changeait rien. Petit, nous nous contentions d’une once, tant que nous recevions le double en amour.
L’amas de coussins était propice aux longs câlins avec Meïko. Je le caressais d’une main et je faisais ronron de l’autre. Ronron était devenu le nom de mon doudou, tout simplement parce que c’était le bruit que j’émettais en l’utilisant : « Ronron, ronron ». Pas très net ce gamin. Quant à Meïko, il était aussi notre chien en quelque sorte. Plus jeune, il dévorait tout. Il suffisait qu’elle le laisse cinq minutes dans la voiture, pour retrouver ses ceintures de sécurité rousiguées.
C’est allongé sur cette même banquette, que ma marraine embrassait son nouveau copain Roland. Ils venaient de se rencontrer, et avaient passé tout un week-end à se bécoter comme des adolescents. Hélas, elle fut aussi protagoniste d’une de mes mésaventures. Un soir, alors que je regardais la télévision assis sur le fauteuil dos au salon, mon doigt errait paresseusement à l’intérieur de mon nez. Certes, elle ne pouvait pas s’en douter, mais lorsqu’elle m’appuya vigoureusement sur les épaules pour me saluer, l’à-coup m’enfonça le doigt plus profondément et me fit saigner. Difficile d’être content de la voir après ça.
Si ce n’était autour du petit écran, c’est à table que nous nous retrouvions. Pour certains, les repas étaient plus fastidieux que pour d’autres. En effet, ma cousine était si compliquée, qu’elle finissait par se faire engueuler. Impossible de mélanger deux aliments sous peine de la voir refuser catégoriquement de les avaler. Ma grand-mère restait assise de longues minutes à ses côtés, la forçant patiemment à accepter une fourchette après l’autre : « Allez, Chacha, on continue ». Cette tolérance n’était pas toujours acquise, et elle en avait fait les frais dans notre maison. Mon père qui s’évertuait à la nourrir n’avait pas apprécié qu’elle recrache sa nourriture dans l’assiette. Ni une ni deux, une fessée et au lit.
Derniers instants relatifs au cantou, les soirs de Noël. Les jeunes parents nous invitaient à sortir vérifier si l’on n’apercevait pas le traineau du père Noël dans le ciel, une ruse qui leur offrait le temps nécessaire à l’installation des cadeaux devant la cheminée. Des moments merveilleux qui ne se dérouleront plus ici, car ma grand-mère déménagera à cause des infiltrations. La maison était adossée à la colline et les importantes pluies avaient eu raison de son étanchéité. La nuit en question, elle appelait ma mère les pieds dans l’eau après avoir fait tout son possible pour sauver les meubles.
Après avoir monté l’escalier agrémenté de diverses figurines de canards, à gauche, se trouvait la chambre d’Angélique, ma seconde tante. Obligatoirement, j’associe cette chambre et cette époque au futur père de ma cousine Inès, Farid. Les deux ont entretenu une romance compliquée comme tant d’autres, ils se voyaient régulièrement, mais certaines raisons l’ont contraint à modérer son engagement, notamment la présence de deux filles fruits d’un mariage déjà consommé. De mon point de vue, il était difficile de juger ces histoires de grands. À l’occasion d’un déménagement, Farid et moi avons partagé un trajet à l’avant d’un camion. La discussion fut très plaisante, car sans surprises, elle tourna autour du foot. Selon lui, le Brésil allait gagner la coupe du monde 2006 qui arrivait à grands pas, puis quelques années plus tard, c’est à propos du LOSC de Moussa Sow et d’Eden Hazard qu’il tenait des propos dithyrambiques. Peu de Kabyles ne s’intéressent pas au football. Si je ne me trompe pas, c’est lors de la célébration du 50ème anniversaire de mon père que j’ai vu pour la dernière fois cet homme, qui aura toujours oscillé entre proximité et éloignement vis-à-vis de la famille. Rahimahu Allah.
À droite, les immenses étagères de la bibliothèque étaient perceptibles depuis le palier. Seulement, l’infime partie contenant les BD me concernait, car pour le reste, il s’agissait principalement de la pièce où l’on dormait lorsqu’on était une troupe d’enfants. Cet espace d’ordinaire calme abritait plusieurs lits à roulettes côte à côte, synonyme de moments mémorables en approches.
Au fond de la salle de lecture, un nouvel escalier permettait de rejoindre la chambre mansardée de ma marraine. Très certainement pas la plus agréable de la maison, mais elle avait son charme. À l’intérieur, nous avions tourné un film grâce au précieux caméscope Sony prêté par ma grand-mère. Dès la première scène, je surgissais du placard les bras tendus tel un zombie d’un mauvais récit d’épouvante. Ma sœur jouait le rôle principal de la cousine anglaise venue pour les vacances et qui allait faire une terrible rencontre, moi. En fin d’après-midi, nous regardions le résultat de notre travail avec les parents, qui étaient fort logiquement, pliés de rire.
Il ne reste plus qu’une chambre à parcourir pour terminer le passage en revue de l’étage, la plus majestueuse de toute, notamment grâce à sa remarquable hauteur sous plafond, celle où dormait ma grand-mère. Il m’est arrivé, tandis que mon mal de ventre habituel me gagnait, d’avoir trouvé refuge sous sa couette auprès de la bouillotte rouge remplie de noyaux de cerises. Prévenante, ma grand-mère m’encourageait à ingérer un nouveau Spasfon. Généralement, c’était au pied de son lit que nous installions les nôtres et sa radio déjà surannée, avait pris l’habitude de nous bercer à l’aide d’un volume soigneusement réglé. Cette pratique est devenue rituelle pour ma sœur et moi encore à ce jour.
Parmi mes souvenirs, les vacances passées en duo avec Paulin occupent une place de choix. Deux étés consécutifs pour une durée de deux semaines chaque fois, et nous revenions avec de grosses joues attestant du nombre de steaks frites que nous avions engloutis. Un paradis nous permettant d’alterner entre piscine, foot et télévision. Nous trouvions notre bonheur à suivre L’école des champions dès le réveil, puis le Tour de France en début d’après-midi, en attendant que les températures redeviennent plus clémentes. Les victoires aux sprints de Cavendish face à Tom Boonen, ou les multiples épisodes de l’affrontement tripartite entre Jan Ullrich de la T-mobile, Ivan Basso et Lance Armstrong resteront symboles de plénitude.
Pour autant, dans cet amas de bonnes choses, si je devais en choisir qu’une, ce serait la transmission de l’amour pour la garrigue, pour ma garrigue. Elle est ce qui me donne ce sentiment de chez-moi. Certes, l’accent régional, l’architecture des villages ou ce ciel bleu y participent à leurs façons, mais ce sont bien ces pierres et cette végétation qui me rattachent irrationnellement à ce territoire. En son sein, personne ne saurait me contraindre. Cette passion est née des balades quotidiennes d’après repas. Un groupe de volontaires se formait et une fois la laisse de Meïko trouvée, on se mettait en route. Quelques mètres seulement à parcourir avant de dépasser la dernière maison de la rue, et les chemins caillouteux apparaissaient.
Arrivés à la destination souhaitée, nous tournions en direction de l’arbre aux écureuils. Un incontournable de nos balades, n’abritant possiblement aucun autre écureuil que nous. Son inclinaison était favorable à l’escalade, et à la fin du parcours presque balisé, nous nous balancions à l’une de ses branches avant de sauter. Je nous revois formant une file indienne de jeune Mowgli, veillant lors de notre progression au partage équitable de l’écorce avec les fourmis, tout en gardant en ligne de mire, les bras tendus de ma grand-mère prête à amortir le saut final. Bien des années plus tard, j’ai désiré revoir cet arbre à l’occasion d’un séjour non loin avec mon ex-copine Nirina, en m’assurant de lui transmettre la magie autour de ce lieu. Finalement, les deux décennies qui venaient de passer ont rendu l’arbre inaccessible et même invisible, comme s’il n’avait jamais existé.
Comme si cela ne suffisait pas à notre bonheur, ma grand-mère organisait des voyages avec chacun de ses petits-enfants dans le but de construire des souvenirs communs. Par exemple, ma sœur Louise s’est rendue par ce biais en Angleterre et en Pologne, tandis que ma cousine Charlotte a pu profiter d’une croisière sur la méditerranée. Pour ma part, j’ai aussi eu le droit à un séjour en Pologne, une destination assez évidente, car ma tante a longtemps travaillé là-bas, suivi de l’un des plus beaux voyages de ma vie, l’Égypte et sa croisière sur le Nil.
Concernant le charme polonais, je n’en garde pas un souvenir incroyable. Nous avions assisté à la messe de Pâques célébrée par un prêtre qui arrosait tout le monde à l’aide de son fouet, et les façades des bâtiments n’étaient pas reluisantes en campagne. L’après-midi passé chez des amis de ma tante reste l’un des moments les plus appréciables. Celle-ci était pourtant mal embarquée, puisque nous avions regardé le dessin animé Shrek en polonais, sous-titré polonais. Je n’avais rien compris jusqu’à la scène où l’ogre se met à péter dans son bain de boue. C’était universel. Une fois encore, c’est par le foot que l’échange culturel a eu lieu. Un match dans le jardin avec deux pulls au sol en guise de cage, et un gardien qui surveillait d’un œil attentif l’affrontement entre les deux joueurs restants. Alors que je leur donnais une leçon, ils s’exclamaient à chacun de mes dribles : « Courldé, courldé », — en phonétique approximative — et tellement qu’ils le répétaient, j’ai fini par penser qu’il s’agissait du nom de l’un de mes deux camarades. J’ai compris que plus tard pourquoi ils se tordaient de rire. Apparemment, ce n’était ni plus ni moins que la version polie de « kurwa », l’équivalent de notre juron « putain ».
En voyage, ma grand-mère nous poussait à écrire des cartes postales pour le reste de la famille. Une activité qui ne m’inspirait pas spécialement et qui n’était jamais loin de tourner à la dictée : « Tu peux dire qu’on est allé là, que tu vas bien et qu’il fait beau. Et surtout que tu les embrasses ». Perplexe, elle m’avait surpris debout en pleine nuit en train de m’affairer. Je lui avais déclaré, visiblement traumatisé : « Je vais écrire mes cartes ». Un épisode de somnambulisme prêtant à sourire comparé à celui qui survint plus ou moins à la même période. En effet, m’imaginant allait aux toilettes, j’avais pris trop tôt sur ma droite, ce qui correspondait malheureusement au début des escaliers. Le bruit sourd engendré par mes roulades avait tiré mes parents du lit, légèrement inquiets.
Hormis cette anecdote, l’odeur de mes chaussures était une question centrale. Ma grand-mère pulvérisait un produit à l’intérieur une fois à l’hôtel, mais rien n’y faisait, elles fumaient littéralement dès que je les enlevais. En l’occurrence, c’était des Puma grises qui couraient vite. Oui, j’ai été membre du gang des enfants qui qualifiaient ainsi leurs chaussures, et ce dès le CP grâce à mes surprenantes sandales. En soi, ce n’était pas si bête. Il suffisait de traduire cela par des chaussures qui permettaient de courir vite.
L’une de mes dernières activités en Pologne fut la visite d’une exposition en mémoire de la Shoah dans une synagogue. Mon unique passage à l’intérieur d’un lieu de culte juif. Les panneaux informatifs étaient intéressants, mais l’obligation de porter une kippa me préoccupait. Je n’aimais pas qu’on me force la main. Autre démarche culturelle, et nouvelle première fois, j’avais obtenu la permission de tremper mes lèvres dans un verre de vodka blanche, « pur à 90 % ». En rentrant du restaurant, des locaux vomissaient dans les buissons bordant la grande place. Apparemment, c’était normal ici.
Alors en classe de CM2, la magie qui entoure le pays des pharaons s’est immiscée dans ma vie. Tout d’abord, notre atterrissage à l’aéroport du Caire a eu lieu sans encombre et ce sont les propos de la guide qui ont eu un effet dépaysant. À l’extérieur, les thermomètres de la capitale indiqués 18 °C, mais elle nous soutenait que pour les Égyptiens, c’était bel et bien une température hivernale justifiant le port d’un bonnet et de gants. Pas le temps de trainer, nous devions nous mettre en route avec le reste du groupe. Notre compagnie était essentiellement composée de personnes âgées venues des quatre coins de France, ce qui paraît prévisible hors période de vacances scolaires. J’étais donc le seul petit. Fort heureusement, une jeune marseillaise de vingt-cinq ans me permettait de casser un tant soit peu cet isolement. Elle était belle, gentille et s’occupait souvent avec nous. Autre atout qui jouait en sa faveur, elle habitait dans l’unique grande tour collée au stade Vélodrome, et affirmait qu’elle pouvait assister aux matchs depuis son balcon. Il n’en fallait pas plus pour me séduire même si son invitation restera sans suite.
C’est à travers les vitres du bus que je me suis fait mon premier avis sur le pays. On y voyait des maisons pas tout à fait terminées et des paysans qui se rendaient dans leurs champs à dos d’ânes. Difficile de ne pas être marqué par la diversité des moyens de transport. Une bête chargeait de paille qui en croisait une autre attelée à une carriole, elle-même en train de se faire doubler par notre minibus qui rencontrait une voiture en face. La science du partage de la route. Presque arrivés à notre embarcation, il fallait encore traiter avec les nombreuses personnes qui prenaient en charge nos bagages et qui demandaient systématiquement des bakchichs, chose à laquelle je n’étais pas habitué non plus. Les mensurations du bateau étaient loin de celles des navires de croisière qui sillonnent la méditerranée. À bord, il y avait une grande salle à manger, un espace cabine et un pont supérieur disposant d’un petit bassin et de transats. Dans le respect des traditions, une collation de bienvenue nous a été proposée. C’était l’occasion adéquate pour rappeler quelques consignes de bases. De complexion délicate, je me souviens surtout celles conseillant de ne boire que de l’eau en bouteille et de ne pas manger d’aliments crus. Puis, une fois débarrassés des formalités, nous avons pris une photo de groupe accompagné du personnel de bord. Un moment somme toute sympathique avant que l’un d’eux me pose son chapeau traditionnel, un fez, sur la tête. Il cherchait à ajouter une touche chaleureuse, mais j’avais décidé que c’était ridicule. Je lui ai donc dit non, une première fois, puis une seconde, toujours en lui rendant gentiment sa coiffe, veillant à ne pas paraître irrévérencieux. Cependant, sentant l’urgence du flash, j’ai fini par m’en débarrasser hors du cadre de la photo. Je regrette encore mon action. Il ne méritait pas d’aller récupérer son chapeau par terre comme un malpropre. Ma grand-mère m’a confié récemment : « Ce jour-là, j’ai vu que tu avais du caractère ». Pas forcément bien exprimé pour le coup.
Les journées s’articulaient autour des visites de temples somptueux et de musées. La richesse passée de cette civilisation a engendré une concentration de vestiges de qualités difficilement égalable. Parmi les plus connus, les temples de Louxor et d’Abou Simbel faisaient office de référence. Leurs sculptures démesurées, les hiéroglyphes présents et leurs légendes empreintes de toute la magie de la mythologie captaient mon entière attention. Je découvrais de belles choses, et chaque découverte soulevait de nouvelles questions, nourrissant l’envie d’en apprendre toujours plus. Le rythme des excursions se calait sur les nombreuses explications des guides, ou bien sur les cris des employés arabes pour nous presser dans les files d’attente. Parfois, c’est au stand du marchand de glace que nous recherchions un peu d’ombre où s’asseoir. Le parfait kit du vendeur de plages n’avait pas de frontières. Les mêmes tables bleues en plastique ornaient d’un parasol Pepsi et les inévitables poubelles rouges décorées d’un autocollant eXtreme avaient aussi fait le voyage.
Sans grande originalité, la découverte des pyramides et du sphinx a été un moment fort du séjour. La taille de ce dernier m’a quelque peu déçu, car, sans aucun doute, il souffre de la comparaison avec ses voisines, mais aussi parce qu’à travers la représentation faite dans le film Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, je l’imaginais interminable. Quant aux pyramides de Gizeh, c’est probablement ce que j’ai observé de plus grandiose en matière de construction. Évidemment, nous supposons nous y rendre après des heures de chameau tel des explorateurs perdus dans le désert, mais la surprise de voir le parking saturé de bus de touristes nous ramène à la réalité. La visite de la grande pyramide est également différente de ce que j’envisageais. Un tel édifice ne pouvait que laisser place à de vertigineux volumes, mais non, c’est courbé et en file indienne que nous progressions dans ces couloirs obscurs. Sur le chemin du tombeau de Khéops, plusieurs passages soi-disant piégés étaient barrés. Mythe ou non, l’immersion n’en était que plus intense.
En parlant d’immersion, quoi de plus à propos qu’une escape en chameau dans les dunes du désert. Ma grand-mère restera mitigée en raison d’un confort relatif, provoqué en grande partie par mon désir insatiable de vitesse. Je reconnais que c’était tape-cul. Un détail insignifiant comparé à l’excitation engendrée par notre arrivée dans la peau de Bédouins, dominant les ruines d’habitations partiellement ensevelies par le sable.
Dans le même registre, un passage au souk paraissait inévitable. Naviguer dans ce dédale d’échoppes est un véritable cauchemar pour certains et un bonheur pour d’autres. La mission du jour consistait à trouver des cadeaux pour la famille, mais tous ces maillots de foot me faisaient de l’œil. Mon choix s’était finalement arrêté sur une réplique de celui d’Arsenal, floquée au nom de Thierry Henry. Les jours suivants, j’étais une star partout où nous allions : « Nhenry, Nhenry ! » m’interpellaient les passants. À cette époque, les faux maillots m’offraient tout simplement la possibilité d’en posséder un. Certes, leur qualité était loin d’approcher celle des officiels, mais cette subtilité ne pesait pas lourd face à ce symbole d’appartenance.
J’en avais acheté trois pour un montant avoisinant les vingt dollars, en guise de cadeaux pour mon ami Paulin, dont celui de Manchester United floqué « Van Nistelroom ». Dès l’ouverture, il avait exprimé sa déception : « Ha, mais c’est des faux… ». Un léger goût amer. En même temps, j’aurais dû m’en douter, puisqu’il ne s’embarrassait pas de genre de formalités. Le maillot vintage du Barça qu’un coéquipier portait régulièrement à l’entrainement lui plaisait, alors il le lui avait volé dans les vestiaires. Quelle fut ma surprise lorsqu’il le sortit de son armoire !
Pour le reste des achats, je passais mon temps à marchander, car on m’avait expliqué que c’était la norme. Le jeu auquel je m’adonnais était délectable pour moi, mais surement un peu moins pour les commerçants. Ce petit de neuf ans flirtait décidément avec les limites. À mon palmarès, quelques grammes de safran, une paire de bracelets pour mon amie des Bouches-du-Rhône, ainsi que le futur non-cadeau de ma mère. Hélas, ces boucles d’oreilles à l’effigie de Néfertiti n’arriveront jamais jusque dans ses mains. L’hypothèse la plus probable semble mettre en cause l’originale proposition de ma grand-mère. Habituée des voyages, elle avait suggéré de laisser quelques-uns de mes habits en tant que bakchich à la femme de ménage, imaginant qu’elle trouverait un petit garçon à ravir. N’y voyant pas d’objection, l’un de mes pantalons était resté soigneusement plié sur le lit à notre départ. Problème, c’est celui que je portais au moment de faire nos achats. Peut-être que nous avons fait deux heureux ce jour-là.
J’ai toujours en ma possession son carnet de voyage où est écrit en bas de la dernière page : « Comment avons-nous pu perdre le pendentif de Néfertiti ? Toute ma vie, je m’en voudrai ! ». Ces mots traduisent l’ampleur de son désarroi, mais objectivement, ce n’était pas un drame.
Annotations