Droit au but
La suite de mes aventures de jeune coq advint dans la catégorie Benjamin. Comme précédemment, les souvenirs s’articulent autour de la vie du club, de différents stages, et de quelques matchs professionnels.
Sachant que je revenais à pied de l’école, il semblait logique que je puisse me rendre aux entrainements par mes propres moyens. Sans grandes pressions en ce mois de septembre, j’entamais le chemin un pirouli à la main. En passant devant le collège, j’eus le plaisir d’apercevoir la bande d’amis de mon voisin fraîchement rentrée en 6ème. Antoine Chauvet, l’un des jumeaux, avait traversé la route pour venir me saluer. Son élégance vestimentaire était notable et la chaîne qu’il portait autour du cou attestait des moyens mis en œuvre pour faire bonne impression. Cependant, une fois sur le terrain, je ne cédais pas au sentimentalisme. Mon passement de jambe appuyé d’un coup de reins l’avait déposé sur place. Véhiculant la joie de vivre, il m’avait ensuite confié : « Tu m’as mis à l’amende tout à l’heure ! Tu m’as mystifié ! ». Dorénavant, nous allions souvent nous affronter, car je ne m’entrainais plus avec mon équipe, ou très rarement, privilégiant des séances aux côtés des plus grands. Mes coéquipiers historiques n’avaient plus de secrets pour moi. En revanche, les bénéfices de cette transition anticipée étaient significatifs.
Le changement, c’est presque maintenant ; et quelle évolution ! Le terrain doublait de taille. Un agrandissement des limites d’autant plus impactant dû à mon physique juvénile semblant accuser un retard de croissance. Je souffrais de la comparaison avec ces adolescents pubères et nos quelques mois d’écart avaient du mal à justifier une si grande différence de pilosité. Lors de mon premier entrainement, j’avais rapidement compris que je venais de pénétrer dans un monde nouveau. Maximilien Coste, parfait exemple de cette précocité, occupait le poste d’arrière gauche. Étant donné la symétrie de nos positions, l’inévitable duel fut de très courte durée. Après un crochet triomphant, peu s’en est fallu pour qu’il me rattrape avant de m’asséner un coup d’épaule prononcé. J’avais littéralement fini dans le grillage. Le fou rire qui avait suivi traduisait ma prise de conscience. Heureusement, ma technique et mon sens du jeu permettaient de m’extirper de ces situations délicates.
Dans ces conditions, le premier match m’avait mis un coup de massue. Profitant d’un dimanche matin des plus froids, Bruno m’avait fait rentrer en jeu une vingtaine de minutes à Tresques. Les pieds gourds, j’étais complètement dépassé par ce qui se passait autour de moi. Je me débarrassais du ballon hâtivement en espérant que de grosses jambes poilues ne viennent pas me percuter entre-temps.
Au sein de ma catégorie naturelle, je rayonnais sur les pelouses du département. Lors de ma seconde année, ma supériorité avait atteint son paroxysme. Cette domination se traduisait aussi en chiffres, avec un total de trente-deux buts à mon actif. J’étais à mon prime. Partout où elles passaient, mes Mercurial Vapor beiges faisaient mouche. À quelque chose malheur est bon, car étonnamment, je suis parvenu à la plénitude un jour de défaite. Nous affrontions le premier de la poule, Saint-Ambroix, dans leur stade aux sièges colorés. Sans contestation possible, nous nous étions inclinés contre meilleur que nous. Toutefois, dans cette déroute collective, j’avais enfin consenti à endosser le costume du leader. Rapidement menés 2-0, mes deux buts inscrits coup sur coup sonnèrent la révolte. Leur défense avait été prise de court par la rapidité d’exécution de ma frappe en pivot. Tandis que je me replaçais, j’encourageais mes coéquipiers par des claquements de mains. Nous perdions le championnat sans nous battre.
Mon implication débordante me poussait à faire des folies. À titre d’exemple, j’utilisais le mode personnalisation du jeu PES pour remplacer les noms des équipes par celles que nous affrontions tous les week-ends. Cet improbable rendu était fort satisfaisant. Voir des matchs de district mettant en scène Lédignan, St-Christol-les-Alès, Manduel ou Nîmes Cheminots sur ce célèbre jeu vidéo, relevait du paranormal. Parfois, j’intensifiais l’immersion jusqu’à la personnalisation des joueurs adverses. Rousson détenait le plus grand gardien du monde, en jeu, comme dans la vraie vie. Le pauvre, tous les parents demandaient s’il avait bien notre âge. Ses prédispositions laissaient entrevoir une carrière professionnelle, d’autant plus que Laurent Blanc était originaire du même village. Un détail amplement suffisant dans l’imaginaire d’un enfant.
Nous sommes le dimanche 10 septembre 2023, et cela fait plus de deux mois que je n’ai pas écrit. J’ai commencé par m’accorder une pause d’une semaine, dix jours maximum, du 20 juin au début juillet. J’étais satisfait de l’avancement de l’écriture et avais envie de m’aérer l’esprit. Une coupure qui me permettait de me divertir, notamment en parlant avec des filles en ce début d’été. Ensuite, la chaleur des premières semaines de juillet, combinée à un mal-être grandissant, ne m’a pas mis dans de bonnes dispositions pour reprendre. Ces deux facteurs ont également influé sur la réalisation de mes prières. Résigné, je pensais qu’écrire pendant les trois semaines où je garderais la maison de mes parents serait une bonne idée. En fin de compte, j’ai vécu des temps encore particulièrement difficiles, m’empêchant d’entreprendre quoique ce soit. Je suis perdu, j’ai mal, et je souffre grandement. Tout au long de cette période, l’écriture ne m’a pas quitté. Je réfléchissais aux sujets que j’allais aborder et à la manière appropriée de les traiter. Cela est d’autant plus vrai lors des moments de grandes douleurs. La souffrance me ramène inévitablement à ce besoin d’écrire, de m’exprimer, et de laisser une trace du combat intérieur que je mène. Pendant ces périodes de terreurs, je me suis vu débuter plusieurs fois ce nouveau paragraphe en clamant que j’avais besoin d’aide. J’espère qu’Allah me facilitera dans ce travail. J’aimerais m’éloigner de cette folie et retrouver une plus grande sérénité mentale. Je t’aime mon seigneur, permets-moi d’embrasser à nouveau cette vie ici-bas, avant celle de l’au-delà.
2 : 153 « Ô les croyants ! Cherchez secours dans l’endurance et la Salat. Car Allah est avec ceux qui sont endurants ».
Même si je menaçais de quitter le club chaque fin de saison, j’appréciais mon équipe. Peut-être parce que c’est la seule que j’ai eue. À la sortie des vestiaires, Romain m’avait sermonné : « Arrête ! Tu dis la même chose chaque année. Tu ne vas pas partir aux Vaux, ça va te changer quoi ? ». Des paroles simples, mais vraies. J’aspirais au mieux à jouer une division au-dessus et je ne m’attendais pas à faire carrière dans le foot. L’essentiel restait de prendre du plaisir avec mes potes.
Au fil du temps, une colonne vertébrale s’était formée. En défense centrale, Léo Caron et Romain Manoukian faisaient la paire. Comme dans la majorité des équipes, ce sont les deux plus costauds qui furent choisis pour défendre notre but. Il faut dire que les entraineurs ont tous plus ou moins la même conception de ce sport et que l’attribution de poste idoine à six ans n’est pas une mince affaire. Les joueurs techniquement doués ou rapides, sont placés devant en attaque, alors que les plus balèzes se retrouvent derrière.
N’ayant pas fréquenté les mêmes écoles, je ne côtoyais Léo qu’au club. Cela ne nous empêchait pas d’entretenir une relation cordiale. Niveau football, les gestes mémorables ne faisaient pas partie de son style, mais sa technique au-dessus de la moyenne et sa sobriété le rendait indispensable. De plus, il s’imposait dans les duels.
Romain était plus expressif et instable. Son engagement physique suffisait généralement à enrayer la progression adverse, mais la présence de son compère en couverture était la bienvenue. Fréquemment, il s’embrouillait avec nos opposants après un échange trop rugueux. Déformation professionnelle oblige, il éprouvait une aversion particulière pour les attaquants. Personnellement, je n’appréciais guère qu’il participe à créer ces ambiances négatives, comme ce fut le cas à Beaucaire, où lui et le joueur adverse se cherchaient ouvertement tout au long du match. Accompagné d’un geste de la main, j’essayais de le tempérer : « Rom, arrête un peu ! Calme-toi ! ». Malheureusement, sans succès ; moi aussi je n’étais qu’un attaquant.
Au milieu régnait la doublette d’arabes, Fares et Samir. Maigre et endurant, ce duo était propice à effectuer les efforts de récupération. J’abuse volontairement du cliché, car ce dernier est d’origine iranienne. Samir Arpin et les bagarres, Samir la street.
Depuis toujours, je constatais qu’il était associé à des histoires telles que le funeste accident de la route mentionné plus tôt. Pourtant, jamais je ne l’ai vu suffisamment énervé pour se battre. Je le qualifierais même de calme et réfléchi. Intelligent sur le terrain, il autorisait sa technique à s’exprimer. Certes, de temps en temps, il laissait trainer son pied afin de se venger, mais on ne s’attendait pas à le voir dégoupiller après chaque contact comme certains. En dehors de cela, son cadre de vie n’était pas évident. Faisant partie d’une fratrie d’enfants adoptés, son contexte familial n’était pas très rieur. D’après les dires de certains, l’épaisse poussière accumulée sur les meubles défiait du regard la saleté jonchant le sol de sa maison. Pour couronner le tout, les cadavres des bouteilles d’alcool complétaient un tableau des plus inquiétants. À l’école, la réussite n’était pas au rendez-vous, et ses problèmes de disciplines ont pris le contrôle de son avenir. Du moins, ce fut le cas lorsqu’il intégra un camp de redressement pour mineurs, l’antichambre de la prison. Vers nos quinze ans, je suivais son évolution grâce à Facebook. Il possédait désormais de gros bras et trainait avec des personnes peu recommandables.
Lors des festivités d’Escalès, il était au centre des affrontements entre bandes rivales. Lui et ses associés multipliaient les allers-retours d’un coin à l’autre de la fête, à la recherche d’une nouvelle opportunité pour se battre. Les quelques policiers équipés de gazeuses avaient du mal à suivre la cadence. Rebelote dans le village voisin, son groupe poussait à bout les adultes présents, en espérant une issue sanglante. Hélas, les dérapages étaient courants depuis ma plus tendre enfance. Auparavant, les conflits opposaient les jeunes du Clos à ceux d’Escalès, puis les adolescents de Cavillargues prirent le relais. La violence se manifestait la nuit, lorsque nous étions déjà rentrés. Dès le lendemain, les rumeurs décrivaient un passage à tabac à huit contre un, une vengeance à la barre de fer, ou relataient l’histoire de ce jeune qui avait reçu un gros caillou dans le ventre. Selon ma mère, il pissait le sang. Ces mots ont tourné longtemps dans ma tête. Je pensais que le choc au niveau du ventre avait été si brutal, que dorénavant, son sang se mêlait à son urine. Une vision perturbante.
Concernant Fares Benali, la description est plus succincte. De nature discrète, ce petit d’origine marocaine habitait une commune non loin. Du coup, on le voyait que pour le foot. Sans faire spécialement plus âgé, sa génétique influençait sa pilosité. Alors que nous passions la journée ensemble lors d’un tournoi, il saisit cette opportunité pour clarifier une question qui le préoccupait : « Vous savez pourquoi je ne me douche pas avec vous après les matchs ? ». Répondant d’un signe de tête l’invitant à continuer, il abaissa son caleçon. La faible zone dévoilée laissait apparaître une touffe particulièrement noire et dense. Effectivement, il cumulait à lui seul l’ensemble des poils de l’effectif. Cette surprenante révélation ne changea rien, toutefois je comprends qu’il ait mis un certain délai avant d’être à l’aise avec son corps. Autrement, son calme et sa gentillesse faisaient de lui un compagnon idéal de voyage. Il avait également le mérite d’être le seul joueur de l’équipe à observer le ramadan. Un besogneux soldat de l’ombre.
Dernier maillon fort de l’escouade, Christophe Zapata, dit Cris. Cet ailier droit, plus véloce que nos adversaires, m’offrait constamment une solution de choix. Lorsque je parvenais à le trouver dans le dos de la défense, sa puissante frappe de balle lui permettait de conclure d’un tir croisé. Un plan de jeu simple et efficace, qui reposait sur les forces de chacun. Car en vérité, la plus grande de mes qualités a toujours été d’exploiter au mieux les leurs. Sans eux, le match était perdu d’avance.
Assurément, les joueurs étaient importants, mais les parents apportant leur soutien indéfectible l’étaient tout autant. En effet, ils ne tarissaient pas d’encouragements, dans les bons comme dans les mauvais moments. Ici, il n’est pas question de victoires ou de défaites, mais de conditions climatiques. Chaque fois que le mistral glacial s’invitait, la matinée se transformait en occasion de prouver leur engagement. Aujourd’hui, j’observe leurs successeurs en bord de pelouse. La tête rentrée dans les épaules, emmitouflés dans d’épais blousons, ils essaient tant bien que mal de se réchauffer en soufflant dans leurs mains jointes. Leur dévotion était admirable compte tenu de la médiocrité du spectacle, et leur enthousiasme retentissait au gré des déplacements du ballon : « Allez, Cris ! Allez, Samir ! ». Mon père plaisante encore à ce sujet : « Avant, tu étais une star. Toutes les mamans criaient ton nom sur le bord du terrain ».
À l’extérieur, leur appui était primordial. Premièrement d’un point de vue logistique, car si la poignée habituelle de papa venait à se réduire, nous n’étions pas en mesure de faire le déplacement. Ponctuellement, le nombre de véhicules disponibles devenait critique et nous avions droit à l’engueulade de rigueur, expliquant que ce n’était pas normal que ce soit toujours les mêmes qui se fassent chier à nous accompagner. Dans un second temps, les tribunes étaient le prolongement du terrain, eux aussi représentaient Escalès. Certes, nous pouvions compter sur notre entraineur pour manifester son mécontentement face aux décisions arbitrales, mais ce renfort lui permettait de se sentir moins seul.
En ce qui me concerne, je n’appréciais pas que mes parents viennent me voir. En vérité, c’était même plus important que cela, je le leur avais formellement interdit. Un blocage psychologique supplémentaire à explorer. J’avais honte de jouer devant eux, un ressenti difficilement explicable. Du coup, je ne garde que peu souvenirs de leur présence et les deux seuls impliquant mon père sont déplaisants.
Tout d’abord, lorsque la trajectoire d’un ballon sortie des limites de l’aire de jeux l’avait désigné comme ramasseur de balles. L’action, en apparence simple, fut laborieuse. Sa main droite tâtonnait, pendant que celle de gauche s’efforçait de retenir la bretelle de son sac à dos qui était en train de tomber. Le tout compliqué par son écharpe, qui se déroulait un peu plus à chaque mouvement entrepris. Une fois la balle en sa possession, il avait consenti à se rapprocher avant de la renvoyer au-dessus des buts. Ainsi, dans l’expectative, nous avions tous assisté à ce lancer qui heurta la barre transversale… obligeant le gardien à passer derrière ses filets. À ce moment-là, le joueur adverse qui patientait à mes côtés avait lâché un « pfff » de dépit. Tout était dit.
La réminiscence suivante date de mes toutes premières années. Mon regard errait par la fenêtre de la voiture tandis que je me sentais particulièrement mal. Un tourment suffisant pour m’épancher : « Je suis déprimé en ce moment ». Arrivé au stade, alors que j’enfilais mes chaussettes dans les gradins, je voyais mon père échanger des rires complices avec Romain. Même si j’étais le sujet d’un chambrage anodin, je préférais ne pas répondre. Je n’avais pas la tête à cela. Ne me laissant pas de répit, Romain m’avait interpellé : « Bah alors, Vincent, qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi tu fais la gueule ? ». Il semble que je n’avais pas trouvé les mots, puisque mon père enchaîna : « Tu sais ce qu’il m’a dit tout à l’heure ? Qu’il était déprimé en ce moment ». Leurs gloussements à peine dissimulés m’avaient profondément atteint. Une trahison publique étonnante pour quelqu’un qui était concerné par ce type de maux. J’avais sans doute réalisé un match insipide.
Immanquablement, ma place était réservée dans la voiture du père de mon ami, Michel Manoukian. Ensemble, nous avons sillonné les routes du département. Cela tombait bien, car les conditions à bords de leur Peugeot 607 étaient optimales. Outre sa personnalité joviale, nous profitions des longs trajets pour piller sa boite de Ricola goût citron dépassant du vide-poche. C’était l’époque de la fameuse publicité : « Riiicolaaa ». L’un de nos jeux favoris consistait à énoncer chacun à notre tour un joueur de foot jusqu’à épuisement. L’exercice se corsait selon les critères que l’on s’imposait. Par exemple, notre sélection acceptée uniquement des athlètes évoluant en France ou bien seulement ceux concernés par les matchs disputés la veille.
Leur compagnie m’était devenue familière au fil des heures passées à leur domicile. Perchée sur la colline, au sommet de la montée des châtaigniers, leur maison semblait sortie de nulle part. De manière classique, notre amitié s’organisait autour de parties de PlayStation et de football. Michel était un avant-gardiste qui adorait nous rejoindre sur les courts de Virtual Tennis 3.
Si les parents Manoukian devaient parler de moi, ils commenceraient par raconter une anecdote de repas, celle qui met en exergue mes talents d’œnologue. Effectivement, j’aimais déguster un fond de verre de vin, principalement pour imiter les grands, qui considéraient cette pratique comme un acte de transmission des valeurs du terroir. Ce midi-là, Michel consentit à parfaire mon éducation. À peine la première gorgée engloutie, je m’étais fendu d’une remarque aiguisée : « Hmm, il est un peu jeune, je trouve ». Une explosion de rires transformant cette intervention en plaisanterie devenue impossible à éculer.
Sans transition, Romain fut le premier à qui j’ai parlé de la maladie de ma sœur. Ce lourd secret, que je devais absolument garder pour moi, m’ordonnait de le libérer. Assis à l’arrière de leur Berlingo bleu-turquoise, je l’avais mis dans la confidence. Or, même si je n’avais pas pleinement conscience de la situation, sa mère, avait profité d’un feu rouge pour capter mes paroles. Sans broncher, d’une discrétion maternelle, elle avait attendu de voir mes parents pour leur demander confirmation. Plus tard, ce manquement aux consignes m’avait été brièvement reproché : « Pourtant, on t’avait dit de ne pas le dire, non ? ».
Le tour de montagnes russes n’est pas terminé, car nous replongeons aussitôt au cœur d’une anecdote aux antipodes. Loin de trouver une explication cérébrale, la réponse est à chercher probablement plus bas. Pour faire simple, nous nous étions masturbés côte à côte. C’est le genre de souvenir qu’on essaie d’oublier, mais qui fait partie de la vie des petits garçons approchant l’adolescence. À dire vrai, c’était la première fois que j’allais sur un site pornographique. Pour lui, c’était désormais une routine qu’il souhaitait me partager. En même temps, nous n’étions pas exactement au même stade de notre développement. Sans gêne, il avait exhibé son sexe poilu, pendant que je préférais glisser ma main droite à l’intérieur de mon pantalon : « Vas-y Vinny. Tu peux la sortir, ne t’inquiète pas ! ». Ma pudeur déjà entamée ne me permettait pas de me mettre complètement à nu. Cette reproduction n’était en réalité pas une question de plaisir, il s’agissait seulement de montrer que nous en étions capables. Tout de même, je ne peux m’empêcher d’imaginer sa mère tombant par hasard sur cette scène. Deux minuscules diables, âgés de dix printemps, en train de se toucher comme des bêtes. Une éducation qui vole en éclats. Les hommes, petits ou grands, c’est quelque chose quand même.
Maintenant que l’extrasportif a été traité, retournons au football. Apparemment, les bras de Gabriel ne m’avaient pas suffi, puisque j’ai ajouté l’un des doigts de Romain à mon palmarès. Pourtant, au cœur d’un après-midi ensoleillé, alors qu’un tournoi de fin de saison se déroulait, tout avait bien commencé. Je partageais un paquet de chips avec Oscar, allongés dans l’herbe, respectant par la même occasion la consigne centrale de la journée : interdiction de jouer entre les matchs. Connaissant notre énergie débordante et notre propension à nous disperser, les coachs essayaient tant bien que mal de nous freiner. À la limite, seul le cul rouge était toléré. Par conséquent, dans un souci de professionnalisme, nous avions décidé de nous entrainer aux pénaltys afin d’être prêts au cas où un match finirait sur une égalité. Romain dépannait dans les buts lorsque vint mon tour de tirer. D’une frappe de mouche mal exécutée, le ballon prit sa direction. En réponse à cette blague, il choisit de tendre mollement sa main, uniquement pour éviter que le ballon ne lui percute la cuisse. Pas de chance, quelque chose craqua. Résultat, notre entraineur fit face à une bande mutique, lui permettant d’insister sur le fait qu’il nous avait prévenus.
Le comble, c’est que je ne participais jamais aux séances de pénaltys. Malgré les efforts de mes coéquipiers, je déclinais fermement leurs propositions : « Allez, Vinny, tu vas tirer ? ». Ils devaient penser que je me cachais à cause de la pression, pour éviter ce moment suspendu où toutes les personnes du stade te regardent. En partie vrai, je considérais surtout que ma frappe de balle était trop aléatoire. Souvent impacté par la tension et par l’état du terrain déplorable, le résultat était rarement grandiose. J’étais peut-être un peu trop cartésien et perfectionniste. D’autre part, pour trouver quelque chose qui ne décevait jamais, il fallait plutôt se rabattre sur les barquettes en plastique transparentes, garnies de frites et leur dose de ketchup.
Dernier tournoi notable, celui où Guy Roux nous gratifia de sa présence. Un événement majeur si j’en crois l’excitation que j’observais aux quatre coins du complexe sportif. Franchement, la nouvelle ne me faisait ni chaud ni froid. En dépit de ma réaction, monsieur Roux faisait presque partie de la famille. Auxerrois du côté de ma mère, ils ont connu l’ascension de l’AJA. J’échange encore régulièrement avec ma grand-mère à propos de leurs résultats. Elle m’avait même fait dédicacer un ballon du club par tous les joueurs du vestiaire. Le lien était un peu flou, mais il me semble qu’elle connaissait un chauffeur, ami du fils de son propre ami, un autre Guy. Surement pas la dernière de ses histoires alambiquées. Néanmoins, malgré un périple certain, le présent était parvenu jusqu’à moi. Tous ces efforts pour me rendre heureux, décidément, le crédit de ma grand-mère est infini. J’ai conservé ce ballon précieusement, même si les rayons du soleil ont altéré ses signatures. On distingue notamment celles de Lachuer et de Charbonnier.
La magie quasi permanente entourant mon sport ne l’exonérait pas de moments nauséabonds. Une fois n’est pas coutume, c’est en qualité de spectateur que j’avais fait le déplacement. Sur mon vélo, je pédalais en direction du match de notre équipe fanion. Sur place, Christophe et Gaëtan étaient déjà en tribune.
Dès le début de la rencontre, la tension était palpable. À chaque sortie de balle litigieuse, les joueurs s’embrouillaient. Voir des hommes mûrs être agressifs pour si peu, m’a toujours rendu perplexe. De surcroît, lorsqu’il s’agissait de visages connus exerçant des fonctions d’éducateurs. Le tableau d’affichage indiquait 1-0 pour Escalès au moment où la bagarre éclata. C’est mon entraineur qui la déclencha, après un énième échange de provocations avec le défenseur adverse. En une fraction de seconde, l’atmosphère vira au chaos. Les personnes assises sur les bancs de touche ont couru se mêler à l’attroupement déjà existant. Pendant ce temps, mes amis et moi, nous sommes rapprochés pour essayer de comprendre ce qu’il se passait. De toute façon, nous ne pouvions pas rester plantés comme si de rien n’était. Gaëtan trouvait la situation bien plus amusante que moi. Son sourire contrastait fortement avec mon malaise.
Cependant, l’inconfort s’accentua encore davantage. À ma gauche, sur le bout de gazon faisant face au bureau administratif, Mireille, la secrétaire du club, menaçait du doigt un jeune supporter adverse. Ses cinquante années révolues justifiaient certainement les remarques qu’elle adressait à cet adolescent. Dans ce tumulte ambiant, je suppose qu’il s’était laissé emporter par quelques insultes pour défendre son clan. Du coup, tel un cliché tenace, elle avançait dans sa direction en secouant son index. Quant à lui, ce jeune à la casquette noir, qui mesurait une bonne tête de moins, était sur le reculoir. Il semblait subir. Enfin, c’est ce que j’ai perçu à travers mon prisme d’enfant sage. En réalité, il saisit l’occasion pour lui délivrer son meilleur crochet du gauche. Je crois encore que la vision de ce coup de poing percutant le visage de Mireille est irréelle. De son côté, elle s’était stoppée net, choquée par la réponse qu’elle venait de recevoir. Je l’étais aussi.
Les joueurs ont fini par quitter le terrain au compte-gouttes, car dans ces cas-là, les matchs ne peuvent pas reprendre. Le père de Gaëtan, revenait au vestiaire le torse bombé, accompagné de son habituel balancement d’épaules. Il avait tenté d’apaiser les acteurs. Derrière lui suivait Bruno en charge de l’équipe ce jour-là, pas vraiment perturbé. Visiblement, il en avait vu d’autres au cours de sa longue carrière. Et finalement, ce fut au tour de l’instigateur de quitter les lieux, toujours sous adrénaline, le visage rouge et le regard furieux.
Le moment était venu de rentrer chez moi. En partant, je croisai Mireille qui portait les stigmates de sa mésaventure, une contusion sur la pommette droite. En lieu sûr, je racontais les événements à ma sœur, qui ne tarda pas à remarquer ma gêne : « Tu as eu peur non ? Ça se voit que tu n’es pas bien ». Effectivement, c’était assez chaud. La rumeur avait circulé rapidement, puisque dès le lendemain, le responsable du collège attira mon attention au détour d’un couloir : « Oh, Vincent, tu étais au match hier ? À ce qui paraît, ils se sont encore battus comme des chiens ». Lui aussi souriait. J’étais donc le seul à ne pas éprouver de fierté face à la violence.
À lire maintenant en annexe – Chronique journalière 1 – 14/09/2023
Le mercredi 17 août 2005, notre équipe nationale débarquait à Montpellier pour un match qui restera dans l’histoire des bleus. Celui du retour de la légende Zinedine Zidane. Initialement, Zizou avait mis un terme à sa carrière internationale après l’Euro 2004, mais sous la pression populaire née des mauvais résultats, il était sorti de sa retraite pour aider la France à se qualifier pour la coupe du monde 2006. Après Ronaldinho trois ans plus tôt, le stade de la Mosson m’offrait le meilleur joueur de sa génération sur un plateau.
Quand bien même l’événement était relayé par toute la presse, la nouvelle ne s’était pas immiscée dans mon quotidien. Ma sœur avait été chargée d’interrompre ma sieste. Encore dans les vapes, je ne comprenais pas pourquoi elle insistait avec tant de ferveur pour que je porte un maillot de l’équipe de France. Habitué à respecter son rôle d’aînée, je m’exécutai. Finalement, après de longues minutes passées à fouiller, agenouillés devant le placard de ma chambre, nous avions mis la main sur mon faux maillot datant de l’Euro 2000. Le flocage Zidane semblait avoir été apposé spécialement pour cette soirée.
La surprise a tenu jusqu’à ce que je me rende compte que tous mes amis du foot étaient aussi réunis. En fait, le club avait obtenu des places et mes parents avaient choisi de m’inscrire secrètement. Un geste plein de tendresse. Bouche bée, je ne pensais pas être digne d’une telle surprise. Nous allions voir le match amical France — Côte d’Ivoire, pour de vrai. Ce match au contexte historique se solda par un 3-0 sans appel. Thierry Henry avait brillé en driblant le gardien et Zidane sur corner. L’explosion du stade fut à la hauteur, mon bonheur également.
La suite se déroula à Marseille, au sein du stade le plus réputé de l’Hexagone. Au préalable, je passais quelques jours de vacances chez ma marraine, dans un village proche d’Aix-en-Provence. Il s’agissait, en quelque sorte, d’une semaine d’intégration de mes nouveaux cousins dans la famille. À vrai dire, les résultats n’étaient pas probants et, après un incident survenu durant une course de vélo, j’avais décidé de rentrer chez moi. L’alchimie ne s’est pas construite en un jour.
Malgré la tournure des événements, nous avions eu le temps de nous rendre au Vélodrome afin de voir jouer l’OM. Il n’y a qu’un seul Olympique, et à ce jour, je ne sais toujours pas s’il est lyonnais ou marseillais. Le mercredi 29 août 2007 à 18 h 30, Roland nous avait emmenés à ce match de championnat contre l’OGC Nice, parfait pour les enfants encore en vacances. Je ne l’en remercierai jamais assez. D’autant plus qu’il nous avait offert un kebab dont l’huile dégoulinait du sandwich. Insuffisant pour remettre en cause la perfection de ce souvenir.
Quelle claque en pénétrant dans un tel monument ! Dans mon cas, toutes les activités à décrypter suffisaient à m’occuper. Comme ensorcelé, mon mental s’apaisait pour accueillir l’énergie débordante. À l’époque, les tribunes du Vélodrome n’étaient pas couvertes. Leurs courbes supérieures arrondies donnaient l’impression de partir en arrière plutôt que de s’élever. Des tribunes fuyantes, pour un spectacle captivant. Le sommet du virage sud se fondait dans le ciel de Marseille. Un arrière-plan composé des trainées des nuages rougies par le soleil couchant, agrémenté des silhouettes noires adossées aux barrières. Un tableau apaisant contrastant avec la masse de supporters survoltés quelques mètres plus bas. Mon premier « Aux armes ». Une chorégraphie des plus stupéfiantes. Cette énergie renvoyée d’une tribune à l’autre comme une balle de ping-pong ne pouvait que me dépasser. Assieds-toi mon enfant, ce sera peut-être la plus grande démonstration collective d’unicité de ta vie. Dans une moindre mesure, le fanatisme d’un groupe de supporters du Virage Nord attirait mon attention. Ils chantaient « Hissez haut » sur l’air de Santiano, au milieu d’un fumigène.
Hissez haut, les drapeaux,
Tous unis sous les mêmes couleurs, le virage chante avec ferveur,
Allez l’OM, allez Marseillais,
Hissez haut, les drapeaux.
Toutefois, ce grandiose folklore n’aurait pas su me détourner de mon joyau. De la quête de cette image qui vient instantanément dilater mes pupilles les jours de match et peu importe le stade. La récompense de l’aventure entreprise, mon premier regard posé sur la pelouse. À la sortie des couloirs obscurs, après une progression lente et oppressante au milieu de tous ceux venus avec le même objectif que toi, enfin je respire. Elle est là, d’un vert éclatant, sublimée par les puissants projecteurs. Le centre soigné de l’arène, objet de toutes les attentions. Surplombée par la tribune d’en face, chaque pas la découvre, chaque pas t’en rapproche, jusqu’à ce moment où, entièrement, elle se dévoile. Je désirais ardemment capturer ces instants. Cependant, de rapides coups d’œil latéraux me reconnectaient à mon pragmatisme, il faut partir à la recherche de nos places. Un enchaînement de petits mouvements à travers les coursives, une remontée de marches en béton, et un déplacement en crabe dans les rangées de sièges en plastiques, pour enfin parvenir aux plaques numérotées dédiées. La dernière étape consistait à apprivoiser cette vue qui serait mienne. J’ai sincèrement aimé les stades.
À la suite de l’expérience en loge réussie, c’est depuis la tribune Ganay que j’assistais aux hostilités. Le fascicule à notre disposition permettait d’être à jour pour la rencontre. À l’intérieur de celui-ci, la composition incluait tous les joueurs qui animaient nos discussions. Parmi les plus connus, on retrouvait Taïwo, Cheyrou, Valbuena, Mamadou Niang, et aussi le jeune issu du centre de formation phocéen, Samir Nasri. Ce match marquait également les débuts à domicile de Steve Mandanda. En effet, pour cause de blessure, le portier habituel Cédric Carrasso ne pouvait pas tenir sa place. Il la perdra définitivement. Tout comme l’OM ce soir-là, avec une défaite 2-0 devant 55 000 spectateurs.
L’année suivante, le samedi 6 décembre 2008, retour au vélodrome pour voir, un inédit Marseille — Nice. De manière inexplicable, l’OGC Nice se trouve fréquemment sur ma route. Cette fois, c’est un prêt d’abonnement qui nous a permis d’assister au match, une pratique courante en cas d’absence. Et quoi de mieux pour cette troisième occasion, qu’un troisième emplacement. Entouré de mon père, son indéboulonnable collègue et de Matéo Poirier, je découvrais la tribune Jean Bouin. Matéo était légèrement plus jeune que moi, et venait du même village que Claude.
Sur le terrain, les équipes n’avaient pas énormément changé. Pour pallier le départ de Nasri, c’est Hatem Ben Arfa qui fut choisi. Plus heureux que lors de ma dernière visite, le scénario du match avait le mérite d’être divertissant. Au programme, un but contre son camp, un pénalty inscrit par Mamadou Niang, et plusieurs frappes qui touchèrent les montants.
Au cœur de la mi-temps, Matéo et moi étions partis nous acheter du Coca et des M&M’s. Il était difficile de refuser une telle proposition. Malheureusement, la file d’attente s’est révélée plus longue que prévu, et nous avions loupé le but de Bamogo à la 48ème minute. La vie fait bien les choses, puisque le gérant du stand qui se trouvait dans la coursive interne suivait le match depuis sa télé. Un supplice lorsqu’une dizaine de marches te séparent du chaudron en fusion. De notre point de vue, nos douceurs valaient bien ce raté, mais pour mon père, nous étions les derniers des idiots. Un argumentaire audible, jusqu’à ce que je lui demande son ressenti sur le but. Bien embêté, il m’avoua qu’il ne l’avait pas vu, parce qu’il ne regardait pas au bon endroit à ce moment-là.
Celle qui ne loupe jamais une occasion footballistique, c’est la violence. À ma gauche se dressait le fameux Virage Nord et son grand pouvoir d’attraction. J’appréciais promener mes yeux sur ces 10 000 spectateurs offrant leurs curiosités. Passons les insultes proférées pendant la minute de silence, c’est l’attitude d’un jeune homme qui attira mon attention. Il courait bizarrement en direction du bas de la tribune, un objet à la main. Lorsqu’il arriva aux abords de la pelouse, il le glissa à travers les mailles du filet de protection. Peu de temps s’écoula pour que le fumigène libéré brûle au pied du virage. Aussitôt fait, je suivis sa remontée tout aussi déstructurée, désormais accompagnée d’un stadier qui lui avait emboité le pas. Peu alerte, le délinquant n’eut pas la possibilité de s’enfoncer dans sa rangée, qu’il vit l’homme en orange fondre sur lui. Allant droit au but, celui-ci déclencha un direct dans sa tête, un seul, en guise de sanction à effet immédiat. Malgré les quelques bras tendus essayant de le protéger, personne n’osa protester. Tandis que je dézoomai brutalement pour revenir à ma place, cette scène s’invita dans mes pensées. Était-ce seulement réel ? Quelques minutes plus tard, dans les couloirs du métro, un jeune adulte visiblement perturbé était assis dans la cabine du photomaton. Il regardait les gens quitter les lieux, une marque de coup sur le visage.
Cette période coïncide avec l’apogée de mes stages de foot. Une multitude d’aventures profondément satisfaisantes qui seront également les dernières. Ma première colonie sur le thème du ballon rond, hors de mes bases, se déroula à Méjannes-le-Clap, dans le nord du Gard. Ce qui ressemblait à un centre aéré dans les écoles de mon village se transformait en une véritable semaine d’immersion.
Pour amorcer ces vacances, nous prenions possession de notre dortoir. Certains parents, soucieux, restaient un peu plus longtemps pour veiller à la bonne installation de leurs enfants. Il s’agissait probablement d’une première pour un beaucoup d’entre nous. Pour ma part, j’avais poliment éconduit les miens avant de procéder au choix de mon lit. Un moment crucial, fruit de mes premières observations. En effet, mes futurs voisins avaient de grandes chances d’être mes amis du séjour ; je ne me trompais que rarement.
À titre d’exemple, je ne me tournais jamais vers des individus agités comme l’étaient ces deux frères et leur cousin. Il y a toujours un petit groupe plus compliqué. Une nuit, le plus âgé des trois avait volé l’ours en peluche d’un autre enfant, dans le but de répandre sa semence sur son pelage. Sans aller plus loin dans le harcèlement, il voulait simplement lui faire payer son besoin de réconfort tardif. Je concède que les enfants peuvent parfois être durs entre eux, mais on grandit en se confrontant au monde.
Lors de ma deuxième année, je revenais de manière décontractée, fort de mon expérience. Initier les présentations en précisant que j’étais un habitué des lieux me conférerait immédiatement un certain statut. Notre première matinée en commun permettait de faire connaissance, et vingt-quatre heures plus tard, il semblait que nous avions toujours trainé ensemble.
Au rez-de-chaussée de notre lieu de vie se trouvait le distributeur, dans lequel je dépensais mes dix euros d’argent de poche. Notre solde était soigneusement mis à jour par notre éducateur, qui tenait les comptes sur un petit bout de papier. Une canette de 7up en main, je rejoignais mes amis autour de la table de ping-pong ou des baby-foot. Dès que la compétition s’installait, je m’efforçais d’élever mon niveau. Je commençais même à être fier de mes progrès avant de rencontrer les champions d’Europe. Avec le recul, ils auraient très bien pu se moquer de moi en prétendant être les détenteurs d’un tel titre, mais leurs réflexes pavloviens m’incitaient à les croire sur parole. La rapidité d’exécution des différentes combinaisons me laissait sans voix. Même les commentaires à propos des sensations procurées par la matière des balles étaient d’une savante précision. À la fin de cette orgie de gamelles, les deux quadragénaires en surpoids étaient repartis avec leurs maillots de corps imbibés de sueur. Le séminaire reprenait, leur véritable occupation les appelait.
Il n’était pas rare de faire des rencontres du même acabit, car cet endroit était le centre départemental du sport. Par conséquent, d’autres stages y étaient organisés. La cohabitation se passait généralement bien, mais ce ne fut pas toujours le cas. Le groupe de pratiquants de handball peut en témoigner. Un soir, peu avant de prendre notre repas, la rencontre fortuite aux abords du réfectoire, entre le plus âgé de mon groupe et un amateur de main balle s’était terminée sauvagement. La sœur de ce dernier était la pomme de discorde. Une justification suffisante pour se ruer agressivement sur le jeune homme que je côtoyais de loin. Sa façon de marcher ne laisser aucun doute quant à l’issue de sa venue. Il venait en découdre. À peine le premier mot échangé après l’ouverture de la porte vitrée, les coups communiquèrent. Le footballeur maitrisait mieux ses pieds grâce à sa passion, et balaya assez rapidement son adversaire au sol. Un geste remarquable lui donnant l’avantage. Dans le prolongement de sa foulée, il tenta de lui écraser la tête. Heureusement, notre éducateur eut le temps de le ceinturer pour mettre fin à l’affrontement. À nouveau, la tension dégagée par cette confrontation m’affecta.
Plus tard le même jour, j’eus l’opportunité d’échanger avec lui. Paisiblement en train de fumer une cigarette sur les marches d’un escalier, ce vainqueur en herbe ne semblait pas plus troublé que cela. Son compère, un arabe d’une quinzaine d’années, débriefait d’un ton admiratif : « T’as failli lui passer le coup de pied dans la tête à ce fils de pute, c’est dommage ! ». Il convient de mentionner que lui-même s’était permis d’asséner un coup de poing à un autre camarade en fin de stage, car ce dernier avait tiré dans son ballon pour l’embêter.
Côté football, nous avions droit à un programme classique. La plus longue séance d’entrainement le matin, suivie des matchs en fin d’après-midi. Parfois, ils innovaient en ajoutant un tournoi nocturne de 20 h à 22 h. J’aimais l’excitation engendrée par ces situations inhabituelles.
Le cadre me convenait parfaitement pour m’épanouir. Le chemin menant aux vestiaires nous conduisait un peu plus au cœur de la garrigue, et ce trajet était propice à l’apprentissage de chansons. Le Pilou-Pilou des supporters du Rugby Toulonnais était entonné avec ferveur, malgré l’absence de YouTube pour en vérifier la justesse. Une fois ma place retrouvée, j’enfilais mes crampons. Neufs, ils étaient destinés à être « faits » pendant le stage. Une habitude désuète, héritée des crampons en cuirs des années 90, mais vu mes ampoules récurrentes aux talons, les grands me conseillaient d’y fourrer des boules de papier journal à l’intérieur pendant la nuit, après avoir immergé mes chaussures dans l’eau. Un conseil qui n’aboutit pas, tant à cause de l’incertitude du délai de séchage que pour ma puanteur déjà avérée. De nature curieuse, je me nourrissais de ces échanges.
Lésions cutanées ou non, les tentatives répétées de mes adversaires pour m’arrêter restaient infructueuses. Tirages de maillot, accrochages des membres supérieurs et même tacles par-derrière ne suffisaient pas à me déstabiliser. Il m’arrivait de poser un genou à terre à cause d’un déséquilibre passager, mais je poursuivais sans adresser un seul regard à la personne que je laissais dans mon dos : « Non, mais il est trop fort ! Même quand on le tacle, il ne perd pas le ballon ! ». Je vivais encore cette plénitude où aucun effort n’était requis.
Ange était chargé de l’organisation des stages. D’abord simple responsable d’un organisme, ce vieux monsieur que tout le monde appréciait avait ensuite créé sa propre filière. Un nom évocateur et efficace, Angelo Foot. À la fin de chaque séjour, nous avions le droit à la traditionnelle remise des diplômes, comportant les appréciations que nous méritions. C’est bête, mais en revoyant celles d’Angelo, j’ai ressenti la même fierté d’antan.
« Vincent a effectué un très bon stage. Beaucoup de possibilités. Des qualités techniques déjà au-dessus de la moyenne. Bien poli et bien élevé. Félicitations aux parents. Angelo.
C’est avec des garçons comme toi que l’on fait de bons stages. Par tes qualités de footballeur et par ton comportement exemplaire. Tu es poli et bien élevé. Bravo et félicitations. Angelo
Vincent fait partie de ces garçons que je souhaite avoir dans tous mes stages. Bien sûr, ses qualités de footballeur sont très appréciables. Mais ce sont aussi ses qualités d’intelligence et de comportement exemplaire qui se répercutent sur tout le groupe d’une façon positive. Vincent est un parfait coéquipier. Un vrai régal. Je t’apprécie de plus en plus. Bravo. Bisous. Angelo. »
Lire ses mots, sachant qu’il est aujourd’hui décédé, me fait prendre conscience du temps qui passe. Vingt ans déjà. Il était un peu mon Guy Roux à moi.
Mon entraineur, Bruno Durieux, le connaissait bien. Le monde du foot gardois était loin d’être infini. Cet ancien professionnel, ayant évolué entre le National et la Ligue 2, m’avait conseillé d’effectuer mes stages deux semaines avant la reprise, afin d’arriver en excellente forme. Une optimisation d’un autre niveau. En fin de carrière, Bruno se reconvertit en professeur de sport. Une activité brève en raison de son discours manquant de bienveillance à l’égard de ses élèves. En tant qu’entraineur, la dureté de ses mots était mise à meilleure contribution. Sous sa houlette, le foot n’était pas pris à la légère et Escalès grandit dans son sillage. Aujourd’hui encore, je l’observe façonner les générations suivantes par tous les temps. Dieu seul sait qu’il faut du courage pour se coltiner autant de phases de jeux limitées dans une nuit glaciale, un mardi 3 février. Mais, sachant le pouvoir éducatif que j’attribue à ce sport, son dévouement est sans doute plus significatif qu’il n’y paraît. Peut-être qu’un jour, il me reconnaîtra dans le lointain.
Durant nos années de collaboration, la confiance qu’il m’accordait était grandement appréciée. Assis à la table de mes parents le temps d’un loto, il leur avait avoué : « Si on avait des joueurs qui faisaient la taille de Manoukian, avec le football de Vincent, on serait déjà champions du monde ». Bruno croyait tellement en moi qu’il m’inscrivait systématiquement aux détections organisées par le pôle espoir d’Aix-en-Provence. Je passais les premiers tours sans encombre face aux joueurs que j’affrontais tous les week-ends, ensuite l’affaire se corsait. M’anonymiser par un numéro suivi d’une injonction à jouer ne me correspondait pas vraiment. De plus, il m’est difficile de nier que les joueurs provenant des grands clubs de la région ne m’étaient pas supérieurs. Parmi ceux représentant le Nîmes Olympique, le Montpellier HSC ou l’AS Lattes… les bonnes options étaient nombreuses. Même Bruno s’en était rendu compte : « La vache ! Y’en a un qui joue ! ». Effectivement, je venais d’affronter le numéro 10 du Nîmes Olympique, qui rayonnait sur le terrain. Aux premières loges, je l’avais vu promener un défenseur de droite à gauche après trois crochets. C’était spectaculaire, tant le ballon lui collait aux pieds. Dans la tranche d’âge ultérieure, j’ai refusé pour la première fois de me rendre à l’une de ces détections. Il avait dû comprendre que ma carrière touchait à sa fin.
Ma dernière année à Méjannes est marquée par la présence de Martin et Alban de Vénéjan. Désormais un membre à part entière de leur bande, nous dansions sans complexes dans la salle des baby-foot. L’espace avait fait peau neuve, se débarrassant de l’encombrant mobilier, et l’installation d’une boule à facettes achevait les préparatifs. Pendant la fête, de grands cercles se formaient pour accueillir les danseurs en leur centre. Et même si mon niveau n’égalait pas ce jeune capable de faire la vague par terre, Martin m’avait libéré de mes inhibitions en m’affirmant que je dansais bien.
Au cours de l’année, nous les avions affrontés avec mon club. Des retrouvailles doublement plaisantes, puisqu’au terme d’une remontée de balle de dernière minute, Cris avait converti mon offrande en lucarne. La célébration qui suivit était à la hauteur de notre exploit, nous réalisions un parcours de futurs champions. Pour l’anecdote, un spectateur avait partagé ses impressions à mon père sans connaître notre lien : « Le p’tit 9 devant, il est vraiment fort. On n’en fait plus des attaquants comme ça ». Un style fait de décrochages pour fluidifier le jeu, qui, si je peux m’autoriser la comparaison, ressemblait à celui de Benzema.
Les souvenirs laissés par mes stages de foot à Méjannes-le-Clap sont indélébiles. L’histoire n’est cependant pas terminée, car j’y retournerais une dernière fois en 4ème dans le cadre d’une classe verte sportive. À suivre.
Été 2006, le stage estampillé Olympique lyonnais. Dès les premiers instants, c’est l’omniprésence de l’emblème du club qui m’intimida. Sur les survêtements du personnel ou massivement placardé sur les murs des bâtiments, chaque pas s’effectuait dans le giron de l’institution. De plus, lors de la collation de bienvenue, les grands débriefaient leurs matchs récents face à d’autres clubs de Ligue 1 tels qu’Auxerre ou Sochaux. Autant dire que, pour un joueur de district, leur monde semblait inexpugnable.
Dans cet élan, la distribution des tenues finissait d’entériner notre enrôlement au sein de notre nouvelle armée. La première était dédiée aux entrainements, tandis que la seconde était vouée aux représentations. La tenue de gala. Décidément, l’élégance s’étendait jusque dans les moindres détails.
Pas de temps à perdre, place à la première séance collective. Ce jour-là, ma motivation débordante m’a permis de gagner le respect de tout un groupe. À la suite d’une longue course de repli défensif, je m’étais retrouvé derrière mon gardien, endossant alors sa fonction de sauveur, les bras en moins. Battu, il n’avait pu que suivre des yeux la frappe que j’avais sortie d’une aile de pigeon réflexe. Après un rebond sur la barre transversale, notre nouvel éducateur s’exclama : « Super Vincent, c’est ça qu’on veut voir ». Une approbation prometteuse.
Grâce à la magie du progrès, j’ai toujours en ma possession le CD des meilleures images de la semaine. Pour être honnête, je m’attendais à trouver un fichier corrompu, mais non. Son caméscope au poing, l’unique femme du staff s’occupait de réaliser la compilation des souvenirs. Et que de moments forts ! Revoir de vieux vêtements que nous chérissions, ou être spectateur privilégié d’un dialogue déjà mené à son terme peut être troublant. Par-dessus tout, ce sont mes dribles qui ont été la source de ma plus grande émotion. La séquence la plus marquante est celle débutant par une récupération le long de la ligne de touche. Le pied levé haut dans les airs, j’avais attendu de redescendre avant d’éliminer le premier venu à l’aide d’un râteau de la semelle. Pendant l’action, on perçoit les mots étouffés de la réalisatrice : « Il est fort quand même ».
En fin de semaine, nous disputions un match contre nos aînés. Un affrontement au suspense insoutenable. Nous appuyant sur notre cohésion d’équipe construite au fil des entrainements, nous avons fini par l’emporter 4-3 dans les dernières minutes, grâce à un but de la tête inscrit par un coéquipier, transcendé pour l’occasion. De retour au vestiaire, les entraineurs n’étaient pas pleinement satisfaits de la tournure des événements. L’engagement était tel, que nous avions éclopé quatre de nos adversaires.
Sinon, c’est la variété des concepts qui nous stimulait. Par exemple, une compétition étalée sur quatre jours visait à déterminer qui était le meilleur tireur de coups de pied arrêtés. Toutes catégories confondues, le rituel du matin consistait à effectuer trois pénaltys, trois coups francs et trois tirs contre la bâche à trous. Cette dernière invention, qui m’était alors inconnue, permettait d’attribuer des points en fonction de la zone du but atteint. Quant aux coups francs, le mur était matérialisé par de grands mannequins sur piquets. De tels équipements n’étaient accessibles que pour les pros. Étonnamment, c’est grâce au dernier exercice que j’ai brillé, les pénaltys si longtemps évités. Un solide dix sur douze, qui m’a permis d’obtenir une conséquente boite de Mars lors de la cérémonie de remise des prix.
Sur le plan humain, nos rangs étaient garnis d’éléments surprenants. À l’instar de cet arabe qui évoluait au poste de numéro 9 au sein de l’OL. Rien que ça. Lors d’un énième pénalty, il avait pris au dépourvu le gardien en déclenchant son tir du pointu, alors qu’il venait à peine enlever ses mains du ballon. J’étais ébahi devant tant d’ingéniosité. Malgré son talent évident, je ne me fais pas trop d’illusions sur son avenir professionnel. Ce sport brasse tellement de joueurs que, même si tu es parmi les meilleurs à dix ans, cela ne te garantit pas que ce soit toujours le cas à ta majorité. Dans ce cas précis, il avait été recruté un peu plus tôt alors qu’il jouait pour l’AS Saint-Priest, un club partenaire. Attentif à une discussion entre deux animateurs, j’avais pu connaître la suite de son histoire. À peine plus d’un an après son arrivée, la direction de son nouveau club l’avait convoqué : « Nous sommes désolés, la collaboration entre nous s’est très bien passée durant ce laps de temps, mais on ne compte plus sur toi à l’avenir ». Mon club de village me manquait.
Parfois, même nos soirées étaient consacrées à la pratique du football, et le tournoi de tennis-ballon faisait office d’incontournable rendez-vous. Ces magnifiques filets, soigneusement répartis dans la salle, me narguaient ouvertement. Étant indisposé, je n’ai pas pu participer à la lutte pour le terrain numéro 1. Indisposé, le mot était bien faible puisque j’avais vomi à plusieurs reprises dans les toilettes du gymnase. Probablement un coup de froid dans l’après-midi, à cause d’une pluie battante. Quelle idée en plein été ! Certes, Hauteville portait bien son nom en culminant à 800 mètres d’altitude, mais tout de même. Toujours souffrant le lendemain matin, je n’avais pas eu d’autre choix que d’apparaître avec un teint blafard lors des vidéos bilans.
Pendant nos moments de détente, nous passions la majeure partie du temps à nous défier au foot-bille. Le jeu emblématique du stage. Le principe était simple, deux joueurs s’affrontaient au rythme des pichenettes sur une planche de bois recouverte de moquette pour imiter la pelouse. Enfin, des clous plantés de manière irrégulière simulaient les défenseurs. Une idée de génie.
L’autre héritage de l’institution fut mis en exergue par mes parents. À leur retour, ils furent surpris par l’habitude que l’on partageait en moins d’une semaine. Outre nos démarches indolentes, nous avions tous une main dans notre pantalon. Sans but précis, c’était simplement la plus confortable de nos trois poches. Un classique dans le monde du foot.
La cérémonie de clôture se déroula devant plus de deux cents personnes. C’était le moment idéal pour recevoir le trophée de meilleur joueur de mon groupe. Sur le chemin de la maison, mon père me confia que ma mère était très fière à l’annonce de mon nom. J’admets que l’adversité rendait cette distinction encore plus gratifiante. Cependant, une nouvelle fois, rien n’aurait été possible sans leur soutien. Mes parents avaient tout de même effectué quatre voyages de 3 h 30 pour un simple stage de foot, qui, de surcroît, coûtait plus cher que celui de Méjannes.
L’année suivante, à l’été 2007, direction Le Puy-en-Velay pour prendre part à ma dernière expérience du genre, le stage Govou. Les raisons de ce choix m’échappent, en revanche le lien entre l’Olympique lyonnais et Sidney Govou semble évident. À ma grande surprise, ce sont les membres de sa famille qui s’occupaient de nous. Certes, ils auraient pu s’avérer incompétents, mais se présenter ainsi aux jeunes participants suffisait à asseoir leur légitimité. Son grand frère, Nils, était le responsable du stage. D’un naturel taquin, il était le plus prompt à engager les plaisanteries. Par curiosité, j’ai tapé son nom sur Google, et le titre du premier article ne sera surement pas au programme de son prochain spectacle : « Le frère de l’ancien joueur de l’équipe de France Sidney Govou condamné pour détournement d’argent dans les Alpes-Maritimes — 66 chèques volés et des stages fictifs ». Apparemment, je suis passé juste à temps.
Plein d’assurance, le pied fermement posé sur un ballon, il aimait nous raconter qu’il était le meilleur de la fratrie et que l’AS Saint-Étienne avait manifesté son intérêt durant ses jeunes années. Malheureusement pour lui, son rôle d’aîné au sein d’une famille modeste l’avait contraint à prendre soin de ses frères et sœurs en priorité. Puis, avec le temps, ce fut au tour de Sidney de quitter sa famille pour tenter sa chance. Malgré ses inévitables recontextualisations, il ne boudait pas la carrière de son frère. Dès notre arrivée, nous avons eu le droit à une projection de ses plus beaux buts, principalement inscrits sous le maillot lyonnais.
Eliot fut mon complice l’instant d’une semaine. Plus âgé de quatre ans, nous passions notre temps ensemble, sur et en dehors des terrains. Un soir illustre particulièrement bien notre relation, celui où, chacun à notre tour, nous avions appelé nos parents grâce au vieux téléphone fixé au mur de la cour de l’école. Entre les fines gouttes qui tombaient, nous étions désormais assez proches pour partager ces moments d’intimité. Après une transmission succincte des nouvelles, nous déambulions parmi les étages du bâtiment, nous greffant à divers groupes au gré des rencontres. Je me sentais privilégié que mon éducation soit enrichie par une telle personne. De plus, le contact ne serait pas rompu à notre retour, car nous avions échangé nos adresses MSN. Pourtant, de l’incompréhension se mêla à mon désarroi lorsque j’ai essayé d’ajouter : eliot10@hotmail.fr, à ma liste d’amis, rien ne se produisit. Je ne saurai jamais s’il y a eu une erreur ou s’il m’avait volontairement donné une fausse adresse pour être tranquille. La seconde option semble plus probable.
Même s’il était difficile de distinguer le mythe de la réalité, parfois, les paroles de Nils étaient confirmées par des faits concrets. Alors que tout le monde était installé dans le bus, il en avait reporté le démarrage pour nous annoncer une grande nouvelle. Dès qu’il eut terminé son appel téléphonique avec son frère, il leva victorieusement la tête pour nous révéler : « Ça y est, c’est fait ! Fabio Grosso, le champion du monde, vient de signer à Lyon ». Cette croustillante information exclusive avait généré de l’excitation, même si, pour la plupart d’entre nous, son parcours restait méconnu. Hasard ou non, j’écris ces lignes au lendemain de la nomination de ce dernier à Lyon, cette fois en tant qu’entraineur.
Sans aucun rapport avec le football, cette région fut le théâtre d’une terrible expérience aérienne. Déjà initié à l’accrobranche, mon appréhension du vide était désormais maitrisée. Relativement à l’aise, j’abordais cette activité sereinement, mais hélas, l’ambiance changea très rapidement. J’aurais dû me méfier d’un circuit débutant par une descente en tyrolienne. Précédant Eliot, j’écoutais attentivement les consignes du moniteur. De son point de vue, l’école à laquelle j’appartenais constituait un crime contre la sécurité. Ne jamais tenir sa sangle, au risque de tourner sur soi-même et d’avoir un accident à l’arrivée. Malgré mes protestations, je me heurtai à un refus catégorique. Sans recours, je devais me plier à sa méthode, en posant mes mains jointes directement au sommet de la poulie. Cet échange, juste avant que je ne m’élance, m’avait particulièrement tendu. Mais plutôt que de me perdre en atermoiements, voyant que du monde attendait derrière moi, je me jetai dans le vide.
Dès les premières secondes, je constatai que mes bras étaient trop crispés pour m’agripper correctement. Par conséquent, le câble ne passait pas au-dessus de ma tête, mais me frôlait l’oreille droite. Cette mauvaise posture accentuait encore mon stress, me raidissant davantage. La poulie se mit alors à osciller de droite à gauche avant de se décrocher complètement du câble métallique. Le temps sembla s’arrêter une fraction de seconde, juste assez pour que mon cerveau réalise qu’il n’assistait pas à la chute fatale présumée. J’étais très haut, plus haut que le sommet des arbres qui bordaient la rivière et les rochers qui se trouvaient sous mes pieds. Après une glissade de quelques mètres due à l’élan qui me portait, me voilà suspendu dans le vide, reposant sur l’unique mousqueton de sécurité. Mes jambes s’affolaient, ma poulie suivait le rythme de leurs battements, pendant que j’essayais de capter les instructions du moniteur qui avait précipité ma chute. Par instinct de survie, j’ai agrippé fermement le câble de mon bras droit, pensant que désormais, lui seul me raccrochait à la vie. Perturbé, j’ai réussi à redémarrer, mais j’aurais préféré finir en douceur. La poulie, nouvellement sur les rails, butait contre mes mains que je ne parvenais pas à désengager complètement. Au bout d’un certain temps, je me suis détendu pour parcourir la moitié du trajet restant. Une distance que j’ai effectuée, sans encombre, les doigts posés sur la sangle comme je le souhaitais initialement. Finalement de retour sur mes pieds, leur fermeté laissait à désirer. J’étais encore sous le choc, mes bras étaient crampés et mon esprit désorienté. Lors de l’exercice suivant, j’ai eu beaucoup de mal à avancer. Eliot s’était collé derrière moi pour m’aider à le franchir. Une décision s’imposait et j’ai préféré renoncer. Depuis, le vertige m’accompagne.
Pour me consoler et conclure le stage en beauté, nous attendions la venue de Sidney. Une visite incertaine qui n’a finalement pas eu lieu. Peut-être était-ce une carotte pour nous faire espérer. Dorénavant, je me méfie de Nils.
À lire maintenant en annexe – Chronique journalière 2 — 13/10/2023
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