Reliques de ma jeunesse

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Relique 1 : Le thermomètre.

Ici, j’apprécie l’utilisation paradoxale du mot relique. À première vue, il ne correspond pas vraiment aux souvenirs qui vont suivre. Une succession brève d’épisodes anodins, loin du caractère sacré suggéré. Et pourtant, lorsque je me suis attelé à la tâche, ce sont ces souvenirs-là qui sont revenus en premier. Comme si, malgré les jugements que je peux porter, ces moments persistaient. Les vestiges silencieux d’un temps révolu.
Pour commencer, un souvenir peu gratifiant, un de ceux qu’on ne se plaît pas à raconter à n’importe qui. Mon père était malade et passait la journée au lit. Alors que je rentrais avec ma mère, j’eus la délicate attention de me rendre à son chevet prendre de ses nouvelles. Quoi de mieux pour un papa que de voir son petit garçon tout guilleret venir s’enquérir de son état de santé. Pendant qu’il me répondait qu’il avait pris sa température et que ce n’était pas si terrible, mes yeux se posèrent sur notre vieux thermomètre jaune sur la table de nuit. Le capuchon était retiré. J’étais anormalement excité et distrait ; sans doute désireux de partager une nouvelle qui me tenait à cœur. Sans faire le lien, je ne trouvai rien de mieux pour le divertir que de prendre la sonde en bouche, comme pour l’accompagner dans son expérience. L’instant fut éclair. Ma bouche se referma, mon père coupa sa phrase d’un brusque : « Nooon ! », tandis que ses yeux écarquillés faisaient le reste. En réaction, je ressortis l’objet, déjà prêt à grimacer. L’embout était marron. Trop tard. J’avais goûté, du bout des lèvres et de la langue, le caca de mon géniteur. Après une large manifestation de dégout, je filai dans la salle de bain pour me rincer frénétiquement et frotter tout ce qui pouvait l’être avec du dentifrice. Pendant ce temps, il y en avait un qui riait en arrière-plan. J’espère que ce moment de divertissement a contribué à son prompt rétablissement. Cela dit, quelle idée aussi de se mettre un thermomètre dans les fesses ! Une méthode d’un autre temps, paraît-il plus efficace que sous le bras. Heureusement qu’aujourd’hui, on se fait moins chier.
Dans le même registre, mais en position inversée, les petits-suisses chez ma grand-mère. Du côté de mon père, ma grand-mère nous achetait souvent ces petits yaourts colorés. Un jour, tandis qu’ils étaient sortis se promener, je vivais ma meilleure vie affalé sur le fauteuil du salon, deux pots à la main. Une fois finis, pour éviter de me lever, je les posai par terre et, d’une pierre deux coups, je les tendis à Simba. C’était notre chien. Il se régalait à nettoyer les moindres recoins à grands coups de langue pendant cinq bonnes minutes. Après son passage, c’était propre de chez propre. C’était sans compter sur mon père, qui entra dans la pièce d’un air jovial, empreint de la même légèreté que moi quelques années plus tôt. En voyant les pots, il ne trouva rien de mieux que d’y glisser le doigt histoire de profiter des restes. Et comme il faisait souvent ça, il ne s’abstint pas de se les lécher goulûment : « Hmm, que c’est bon ces yaourts ! ». D’un coup, j’ai pris conscience de ce qui est en train de se passait, et nous avons rejoué la scène du thermomètre. Je m’exclamais : « Nooon ! Simba les a léchés ! ». Nouvelle contorsion faciale, puis précipitation dans la salle de bain. Il lui a fallu un moment pour que son envie de vomir s’estompe, notamment à cause de l’haleine de Simba qui n’était guère appétissante.

Relique 2 : La table basse.

Sombre affaire impliquant ma débilité manifeste et une petite table jouant le rôle de bourrelle. L’action se déroula un dimanche soir, à notre retour d’un week-end en famille dans le Jura. Après les cinq heures de route en sens inverse, alors que nous commencions à peine à décharger les bagages de la voiture, je m’amusais en tournant sur moi-même jusqu’à avoir la tête qui tourne. Un jeu classique des enfants de cet âge, jusqu’ici sans conséquence. J’étais suffisamment raisonnable pour toujours m’arrêter à temps… Sauf cette fois, où pris par l’élan d’une énième rotation, surement en chaussettes sur un carrelage glissant et avec un jugement altéré par la désorientation recherchée, je trébuchai. Cela aurait pu être une conclusion anodine, mais non. Ma tête heurta le coin de la table basse fabriquée par mon grand-père ; un châssis en fer recouvert d’une épaisseur de pierres. Un ensemble solide, qui n’était pas voué à céder au contact de mon crâne. Mes parents, qui s’affairaient à allumer un feu dans la cheminée, ne demandaient qu’à mettre un peu d’ordre avant de pouvoir enfin se reposer. Il a fallu que j’en décide autrement. La tête en sang, les urgences m’accueillaient encore une fois à bras ouverts. Une cicatrice, toujours visible, orne ma ligne frontale. Nouvelle mention spéciale à ceux, qui ont fait preuve d’une patience certaine avec moi. J’aurais compris leur agacement face à cette ultime nuit passée à l’hôpital.

Relique 3 : Opération des oreilles.

Malheureusement, j’ai toujours eu divers problèmes relatifs à la santé. Bénins, certes, mais suffisamment pénibles pour nécessiter quelques ajustements. J’ai notamment eu droit aux caries à répétitions. Un véritable chantier, entre nouveaux plombages et arrachages de dents chez madame Robin. Je craignais que ce soit héréditaire et insoluble. Fort heureusement, après l’apparition de mes dents définitives, je n’ai plus eu besoin de consulter un dentiste. Ni pour l’accessoire préféré des adolescents, l’appareil dentaire, ni pour les dents de sagesse. Comme si l’accumulation des premières années m’avait permis d’atteindre mon quota.
De même concernant les aphtes. À ce sujet, une seule injonction me fut dispensée : « Il faut arrêter de mettre tes doigts sales dans ta bouche ». Bon, apparemment, c’était admis que j’étais le roi des dégueulasses.
La bouche, c’est bien, mais les oreilles, c’est mieux. Cette fois-ci, il était question de résoudre un problème d’otites récurrentes. Plusieurs traitements plus légers ont été tentés avant de recourir à une opération : la pose de yoyos. Je ne vais pas faire semblant, dans ma tête, il s’agissait de petits appareils ronds avec une ficelle au bout, les seuls yoyos que je connaissais. Je n’ai pas cherché à en savoir plus, ça me convenait très bien ainsi.
Pourtant, je me souviens du rendez-vous avec l’ORL précédant l’opération. Son cabinet était situé dans le centre d’Avignon et, pour changer, j’étais accompagné de l’accompagnement en personne, ma maman. Ce monsieur nous invita gentiment à nous asseoir avant de m’expliquer brièvement l’acte chirurgical à venir. Pour cela, il utilisa une planche cartonnée sur laquelle était dessiné un schéma de l’oreille. Pensant me déstresser, il adopta une voix douce et rassurante, sans se douter une seconde que je m’éclatais le crâne contre des guidons de vélo et des coins de table. Là encore, une anesthésie générale. L’insertion des tubes, les fameux yoyos, au travers de la membrane tympanique, permettant au liquide de s’écouler, fut un succès. Dans la suite de la définition, on peut lire : « En général, les yoyos s’expulsent naturellement au bout de quatre mois à deux ans ». Parfois, ce n’est pas plus mal de ne pas prêter attention à tous les détails. De mon point de vue, le problème était résolu puisque j’entendais correctement et je ne souffrais plus. La preuve, je l’ai eue dès mon retour. Alors que nous mangions, ma sœur s’est éclipsée pour murmurer un secret à l’oreille de mon père. Une info confidentielle à propos de son portable… que j’ai répété tout haut ! Fier de mes nouvelles capacités, j’affichais un grand sourire, et ce dernier, un peu surpris, avait réagi : « Ah ouais ! Ça a bien marché, dit donc ! T’énerves pas Louise, c’est normal qu’il veuille le montrer ».

Relique 4 : Guerre d’Irak.

L’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Une opération militaire présentée comme une réponse aux attentats qui ont marqué toute une génération, et qui, en ce qui me concerne, ne m’a pas laissé indifférent. C’est le 20 mars, sur ordre du président George W. Bush, que tout a officiellement commencé. Aujourd’hui, tout le monde a entendu parler de l’audition controversée du chef d’état-major Colin Powell devant le Conseil de sécurité de l’ONU, et de cette célèbre fiole d’anthrax censée prouver que Saddam Hussein détenait des armes biologiques de destruction massive. Mais à neuf ans, je n’étais pas en mesure de me forger une opinion sur le sujet. Alors, c’est par la télévision, et plus particulièrement, via les images diffusées au journal de 20 h sur TF1, que je suivais l’évolution du conflit.
Vu mon âge, c’était quelque part entre la réalité et le divertissement. Comme beaucoup de jeunes garçons qui jouaient aux soldats, j’avais un attrait pour les histoires de guerre. Je me souviens notamment de l’actualisation quotidienne du décompte des morts par Claire Chazal. Chaque soir, le déséquilibre était criant. Elle annonçait des chiffres tels que : « 13 nouveaux morts à déplorer côté américain, contre un peu plus de 180 côté irakien, portant le total à respectivement 56 et 1350 défunts depuis le début des hostilités ».
Par curiosité, je viens de voir que l’ensemble des pertes américaines s’élève à 139, et que pour l’armée de Saddam, les estimations oscillent entre 7 600 et 45 000. Hormis la probable inexactitude de ces chiffres, allant du simple au sextuple, il faut aussi compter les 7 269 civils tués. Mais dans tous les cas, peu importe, car de mon canapé tout cela ressemblait à des points marqués. Je n’étais pas spécialement contre les Irakiens, mais pour les États-Unis qui ne faisaient que se défendre. Comment ne pas céder à cette facilité ?
N’étant logiquement pas porté sur les analyses géopolitiques, c’est le côté spectaculaire des images qui me scotchait devant la télé. Assis sur la table basse, à moins de deux mètres de l’écran, je suivais les opérations combinées des différents corps d’armée. Les rafales de munitions traçantes vertes fluo des hélicoptères de combat fendant l’obscurité du ciel ; c’était quelque chose. On vantait également les qualités de l’armée américaine, la meilleure du monde, et son avant-gardisme technologique. C’était l’avènement des drones, synonymes d’images déroutantes. De petites silhouettes blanches et lointaines, abattues en pleine nuit sans pouvoir manifester une quelconque résistance. Et puis, il y avait le récit de la traque d’Oussama Ben Laden. Quel enfant de ma génération n’a jamais prononcé ce nom ! Un reportage évoquait notamment la possible mise au point d’une bombe capable d’affaisser les montagnes, provoquant ainsi la mort de ceux qui se cachaient dans leurs entrailles. Le monde changeait, et la façon de faire la guerre avec.

Relique 5 : Première communion.

J’ai voulu renommer cette partie itinéraire spirituel, mais cela aurait été un peu exagéré. Certes, il faut bien un début à tout, et il est normal de faire preuve de réserve à cet âge, mais la question de la foi n’en était justement qu’au stade de l’interrogation. Quelque chose d’abstrait, à laquelle on essayait de m’initier, sans pour autant me rapprocher réellement de cette notion. Je restais en périphérie. Mon rapport à l’église venait d’une tentative de transmission des traditions familiales, mais c’était surtout le rendez-vous barbant de quelques dimanches matin. Comment rivaliser quand, en face, à onze heures, il y avait Téléfoot. Une émission qui a bercé mon enfance, et qui était à son apogée ces années-là. En 2005, les images étaient encore rares. Malgré cela, quand mes parents haussaient le ton, je finissais par me résigner à leur obéir, et, en contrepartie, je pouvais enregistrer ma messe à moi. En désespoir de cause, je faisais remarquer que mon voisin n’y allait pas, lui. Il était protestant, et même si je n’y connaissais rien… je trouvais ça mieux.
À l’école, nous avions le droit à un cours de catéchisme, mais l’environnement général n’était pas connoté religieux. Nous étions nombreux dans ce cas, partageant un héritage catholique qui paraissait déjà lointain.
Cependant, j’ai quand même fait ma première communion, le premier des sacrements de l’initiation chrétienne. L’alléchante promesse a eu raison de moi : « Tu verras, c’est bien, tu auras des cadeaux ». La préparation a été paisible. Nous avons participé à deux réunions dans le prieuré adjacent à l’église d’Escalès. Quelques pages de la Bible lues en groupe, un rapide point sur les connaissances de chacun, rien que je ne maitrisais déjà. En même temps, je viens d’apprendre ce que dit le droit canonique à propos de cette étape : les enfants doivent avoir « une connaissance suffisante » et avoir reçu « une préparation soignée de sorte qu’ils comprennent le mystère du Christ à la mesure de leur capacité ». Ça laisse une belle marge de manœuvre.
Après la messe, la journée se prolongeait par un repas de famille. Mon parrain m’avait offert une montre Festina, et, dans un élan un peu trop enthousiaste, j’avais maladroitement tiré mon ballon sur la table servie. En voyant sa trajectoire, ma main s’était instinctivement portée à ma bouche pour étouffer le « haaan » qui m’échappait. Finalement, plus de peur que de mal, seuls quelques verres furent renversés.
Deux ans plus tard, c’était au tour de la profession de foi. Ce n’est pas un sacrement, mais une étape vers la confirmation, permettant au jeune catholique de s’approprier les promesses de son baptême. L’hésitation fut bien plus importante pour ce nouveau palier. J’étais désormais en 6ème, je n’allais plus à la messe le dimanche, et surtout, il fallait porter la terrible aube lors de la cérémonie. Accepter de revêtir cette grande robe blanche demandait une concession de ma part. Encouragé cette fois par la présence de deux autres amis, ce qui signifiait que nous participerions à la semaine de retraite spirituelle ensemble, puis par les cadeaux, et le tout saupoudré d’une nouvelle parole de mes parents : « Fais encore l’effort de faire celle-là, après tu verras pour la suivante » ; j’ai finalement collaboré.
Les répétitions se déroulaient dans l’église Sainte-Eulalie de Solliès. Un très beau complexe architectural, autant par son implantation que par la grâce de son dôme et le charme de ses jardins. Le père Bayard veillait à ce que nous connaissions bien les phrases et les gestes requis pour l’occasion. Ce que nous redoutions surtout, c’était de nous prendre les pieds dans nos aubes. La retraite spirituelle constituait la partie principale de la préparation. Elle avait lieu au sanctuaire de Notre-Dame-de-la-Salette, un site de pèlerinage érigé à l’emplacement de l’apparition de la vierge Marie en 1846, dans le département de l’Isère. Pour nous, cela ressemblait davantage à une sortie scolaire. On riait du matin au soir.
Par un truchement que je serais bien en peine de nommer, j’ai fait la connaissance de Dimitri Volkov. Il était le fils adoptif de celui qui, quelques années plus tard, viendrait faire des petits travaux chez ma grand-mère. Son histoire d’adoption était touchante. À son arrivée de Russie, il refusait de se séparer d’une poupée à laquelle il tenait de manière obsessionnelle. Ce détail a intrigué ses parents, jusqu’à ce qu’ils fassent le lien entre cette fixation et la séparation brutale d’avec sa petite sœur. Alors, ils sont partis à sa recherche… et l’ont adoptée à son tour. Une note de romantisme qui contrastait singulièrement avec ce qu’inspirait Dimitri. Je le trouvais complètement fou et son bras déjà dans le plâtre ne plaidait vraiment pas en sa faveur. Un soir, sur le chemin du réfectoire, il décida d’appeler sa mère pour lui faire un canular. Dimitri prit son accent russe, qu’il maitrisait naturellement, et lui annonça : « Madame, c’est la mafia russe. Nous détenons votre enfant, vous devez payer la rançon ». Puis il raccrocha brusquement. Pour sûr, il nous avait bien divertis. Mais il oublia de mettre un terme à la blague avant de s’installer tranquillement à table. Inquiète, sa mère appela le responsable du groupe pour obtenir des explications. Et Dimitri s’était logiquement fait punir.
Les derniers jours étaient réservés à la grande marche, suivie de rendez-vous individuels avec le père Bayard. Ces entretiens se déroulaient dans une chapelle à l’ambiance tamisée, soulignée par les bougies disposées le long des murs. L’atmosphère y était très solennelle. Assis face à lui, nous étions invités à parler de notre foi. Vu le jeune âge de la troupe, j’imagine sans mal le florilège de réponses aussi vagues que décevantes qu’il a dû recueillir. Il n’a sans doute pas été ébloui par le degré de mysticisme ambiant. Et pourtant, le père Bayard était vraiment quelqu’un de bien. Un grand gaillard, calme, à la sérénité contagieuse. Des qualités reconnues de tous, puisqu’il était le responsable de notre secteur. C’est donc tout naturellement lui qui officia le jour J. Il incarnait, en quelque sorte, l’ultime étape de notre procession.
En rentrant à la maison, un nouveau festin nous attendait. J’ai voulu me débarrasser rapidement de mon vêtement du jour, mais mon père a insisté pour que je le garde encore quelques minutes, histoire de marquer le coup.

À la suite de ces événements, mon parcours catholique s’acheva. Le divorce était inévitable, car je me définissais déjà comme athée. En réalité, je n’ai jamais dépassé la phase de questionnement. Difficile de parler d’union. La religion, ce n’était pas pour moi. Il restera tout de même une trace, sous forme d’une publication dans le journal de la paroisse, Sainte-Ac’ News, sorti à la rentrée 2004. Un nom qui surfait sur la hype de la Star Academy à l’aide d’un jeu de mots explicite. Je n’en avais gardé aucun souvenir, mais ma sœur et moi avions participé à la rédaction d’un commentaire. Avec, pour couronner le tout, une belle faute d’orthographe.

Échos de Notre-Dame.
Le jeudi 8 septembre, la rentrée de l’aumônerie des 6èmes de Notre-Dame s’est très bien passée, dans la joie.
Il y avait un film sur la vie de Jésus puis un jeu (« qui veut gagner des bonbons » sur les connaissances religieuses).
Comme c’était le thème du partage, les gagnants on partagé leur récompense.
Vincent R.

Le père Cabanel était responsable de l’équipe média. Ce jeune dynamique, venu remplacer le père Bayard, débordait d’enthousiasme et s’impliquait pleinement dans toutes ses missions. Il était apprécié de tous. Un sans-faute en apparence, jusqu’à récemment. À l’instar de nombreux prêtres, il s’est retrouvé au cœur d’un scandale lié à la pédopornographie. L’histoire m’est parvenue de manière floue, par le biais de rumeurs. Il semblerait qu’on ait découvert des conversations ou des images suspectes sur son ordinateur. Ce détail m’a particulièrement interpellé, car j’ai moi-même eu accès à son ordinateur personnel. Ce jour-là, j’étais en présence d’un camarade dans le presbytère pour y imprimer quelques documents. Installés à son bureau, nous avons navigué sur son Mac, d’un blanc immaculé, pour accomplir notre tâche. L’atmosphère dans cette pièce était étrange, presque figée. Dernièrement, j’ai évoqué cette affaire avec une amie issue d’une famille très pratiquante. Selon elle, ce ne seraient que de fausses accusations, lancées par des personnes cherchant à le faire tomber. Était-elle mieux informée, ou simplement en proie à un manque d’impartialité ? Quoi qu’il en soit, nous n’aurons plus jamais de nouvelles du père Cabanel après sa mutation punitive.
Après la profession de foi vient le sacrement de la confirmation. Selon l’explication de La Croix : Par la confirmation, le chrétien est comblé de dons. Toute sa vie de foi en sera éclairée. La confirmation renouvelle l’événement de la Pentecôte, annoncé par Jésus à ses apôtres dans les derniers mots qu’il prononce avant son ascension : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit-Saint qui viendra sur vous. Alors vous serez mes témoins… jusqu’aux extrémités de la terre » (Actes 1,8).
Le temps n’était pas encore venu pour que je répande la bonne parole aux confins du monde. Je n’avais aucune intention de faire cette confirmation, mais je m’étais tout de même arrangé pour participer au voyage rituel à Rome. Un beau souvenir.
Ma sœur avait eu la chance de vivre cette expérience trois ans plus tôt, et elle avait même assisté à l’élection du pape Benoît XVI, les 18 et 19 avril 2005. C’est à cette occasion que j’avais découvert tout le cérémonial lié à l’élection papale. L’attente suspendue pour apercevoir la fumée blanche, synonyme d’un vote fructueux du conclave, les cloches de Saint-Pierre qui résonnent, puis, le célèbre « HABEMUS PAPAM » proclamé depuis le balcon de la basilique, surplombant la place du même nom. Mais pour moi, un tel événement n’était plus d’actualité.
Rome était si belle. Ses parcs où l’on s’arrêtait pour souffler, ses rues pavées, son Colisée — certes, pas si déroutant pour des Nîmois, mais tout de même impressionnant —, le plafond de la chapelle Sixtine et sa fresque mondialement connue signée par Michel-Ange, les colonnes de la place Saint-Pierre, presque aussi nombreuses que ses fontaines et ses murs aux nuances d’ocre. Une ville majestueuse, riche d’un passé paradoxalement encore vivace.
Le seul événement relatif à la foi qui me reste en mémoire concerne une messe improvisée dans une chapelle que nous visitions. Comme souvent, nous faisions discrètement les idiots dans un coin, cette fois avec le nouveau jeu que Paul Delmas nous avait appris. Une activité qu’il pratiquait, lui et ses amis, le dimanche matin à la messe, pendant que les parents lançaient des regards désapprobateurs à leurs petits brigands. Durant cet instant, mes yeux se posèrent longuement sur le crucifix derrière l’autel. Un regard empreint de défiance, un peu déçu par Jésus. Je pensais : « Toute façon, qu’est-ce que tu es toi ? Qu’est-ce que tu représentes pour moi ? ». Une manière d’affirmer ma non-adhésion à ces croyances, de souligner que ma présence ici n’était pas légitime. Curieusement, c’est en cherchant à signifier mon éloignement que la connexion fut la plus forte. Comme si, conscient de ma petitesse, il m’avait accordé la chance de me rebeller. À l’image d’un père bienveillant qui soutient l’expression de la jeunesse de son fils d’une tape sur l’épaule, j’aurais presque pu entendre : « Ne t’inquiètes pas, tu ne le sais pas encore, mais on se reverra ». Ce n’était qu’un au revoir, pas un adieu.

Relique 6 : Arrêter de sucer son pouce.

J’étais un grand suceur de pouce. J’aimais particulièrement le combo qu’il formait avec mon doudou « Ronron ». Un soir, tard dans mon année de CM1, me voyant grandir à travers l’évolution des sujets qui me préoccupaient avant de dormir, j’ai pris la décision que je ne pouvais plus me permettre de m’adonner à cette pratique enfantine. Je m’approchais du CM2, la classe des grands. Il y avait les histoires récentes de filles, et cette ambition naissante de construire ma propre identité. C’est ce mélange qui m’a conduit à cet ajustement naturel. Je ne pouvais pas me démener à créer la journée, entre autres sur les terrains de foot, et rentrer sucer mon pouce. C’était une fragilité, un truc de petit. Il fallait que j’évolue. De plus, on m’avait dit que ce n’était pas bon pour les dents de devant. J’allais finir avec deux dents avancées semblables à celles des lapins. Cet argument avait fini de me convaincre. Alors, pour y remédier, j’ai simplement glissé mon bras droit sous mon oreiller, comme pour barrer la route à mon habitude. Un soir, puis deux, et c’était de l’histoire ancienne. Ma méthode fut étonnamment efficace, sans doute parce que la réussite réside avant tout dans l’intention. J’étais fier de moi.

Relique 7 : La piscine.

Aménagement incontournable du sud, place forte de notre enfance, la piscine. Dans notre première maison, rue des Chênes-Blancs, un bassin hors-sol occupait une partie du jardin. Malgré l’attendrissante photo où je barbote en brassards, tout sourire, dans les bras de mon papa, je n’en garde aucun souvenir. La vraie piscine, si je puis dire, est celle construite à notre arrivée à l’impasse de l’Étape. Après le passage de la mini-pelle, un immense tas de terre avait été laissé dans un coin. L’éventuelle présence de bouts de fer suffisait à interdire catégoriquement qu’on y grimpe. C’est sans doute pour cette raison que je me souviens si bien en descendre.
La construction fut entièrement supervisée par Dédé. À cette époque, tous les parents s’entraidaient pour bâtir leurs piscines respectives. Chacun son tour, à coup de samedis de préparatifs et de bétonnières, tout le monde finit par avoir la sienne. Là encore, une photo peut attester de mon implication précoce : le visage strié de poussière, concentré sur ma tâche, au fond des étroites tranchées extérieures.
Par ailleurs, je n’ai pas participé à l’étape suivante, la pose des carreaux. Mes parents étaient déjà assez dans la merde comme ça. C’est une expression que mon père utilise fréquemment pour m’embêter, mais qui, dans ce cas précis, n’était pas infondée. L’ajustement des plaques de carreaux demandait une certaine justesse. De mon côté, je me contentais de passer quelques outils quand je venais observer l’avancée du chantier.
Et enfin, le remplissage. Les trois petits en maillots dans la piscine pour cette ultime étape. Nous étions surexcités de voir l’aboutissement des travaux, qui auguraient de beaux après-midis. La joie flottait dans l’air, sauf chez mon père qui trouvait anormal que l’un des côtés se remplisse plus vite que l’autre : « Putain, ce Dédé, il sait même pas faire une dalle de niveau ».
Indéniablement, ce trou dans le jardin était devenu un véritable lieu de partage. Notre jeu préféré était celui des coins. Il suffisait qu’un loup soit au milieu et que trois personnes occupent un angle du bassin. Ensuite, comme son nom l’indique, le but était de se déplacer d’un coin à l’autre en échappant à la vigilance du loup. On passait une grande partie du temps à se marrer, accrochés aux margelles, feintant de quitter nos bases. Puis, quand une fenêtre se présentait, il s’imposait de partir en crawl de toutes ses forces, priant d’arriver avant que la bête sauvage ne t’attrape. Les situations les plus propices aux rires étaient celles où mon père se retrouvait au milieu. Il en fallait peu pour qu’il commence à se plaindre, que ce soit contre nous, les tricheurs, contre ce jeu injuste ou contre l’eau dans ses oreilles. Pendant ce temps, je passais discrètement dans son dos en brasse coulée, à ras du sol. Si j’arrivais à parcourir le grand côté, c’était l’humiliation.
C’est vers mes sept ans que j’ai appris à nager sans brassards. Par conséquent, la technique du chien n’était plus envisageable. Avant de pouvoir plonger dans le grand bain et nager de mes propres bras, je devais maitriser la brasse, la méthode la moins énergivore pour garder la tête hors de l’eau. Sous la supervision de ma mère, c’est sur le banc du salon que j’ai fait mes premières armes. Allongé à plat ventre, les quatre membres dans le vide, je devais reproduire la gestuelle de la brasse : « Tu pousses avec tes jambes comme un crapaud et tu fais de grands gestes avec les bras. Non, va chercher plus loin avec les bras, et moins vite, sinon tu vas te fatiguer ». Connaissant ma patience, j’ai dû rejoindre officiellement le cercle des nageurs en moins d’une heure.
De rares fois, mes parents cédaient à mes demandes insistantes de confrontation. Ma mère excellait dans le crawl et les plongeons, mais se contentait d’une brasse la majeure partie du temps. Mon père, ayant appris à nager tardivement, faisait exclusivement la brasse. En revanche, il avait sa spécialité : la brasse indienne. Il l’avait ainsi baptisée, car il nageait en tournant la tête, sans bruit, comme s’il s’infiltrait quelque part en pleine nuit ; un pitre. Il maitrisait aussi parfaitement la technique interdite de la baleine. Une seule poussée sous l’eau, d’un bout à l’autre de la piscine, sans même nager.

Relique 8 : Le Pacte des Loups.

Je me sens obligé de rendre hommage à mon film préféré de l’époque. Même si Gladiator lui succédera, c’est bien à travers l’adaptation de la sombre histoire de la bête du Gévaudan que j’ai commencé à vibrer. Dès que je sortais ce coffret DVD particulièrement épais des rangements sous la télé, l’aventure débutait. Aimer ce film, indiquait que tu étais parmi les capables. Le choisir de ton propre chef, révélait ta singularité, à l’âge pas tout à fait révolu des dessins animés.
Tout était matière à me satisfaire. L’ambiance sombre soulignée par la surprésence de bleu dans les images, une bête féroce et mystérieuse, des affrontements au corps à corps, des relations hommes-femmes qui piquaient la curiosité, un méchant pourvu d’une épée légendaire et un casting XXL gage de qualité. Monica Bellucci, Vincent Cassel, Samuel Le Bihan, jouant le rôle de Grégoire de Fronsac le héros principal, et son acolyte, l’indien Mani. Pour beaucoup, Manny rimait avec Scarface, pour moi, le vrai, c’était lui. La classe ultime. Son côté énigmatique, ses combats à la hache et son maniement du bâton en faisaient un modèle rêvé.
Même Aurélien Jarnac, le voisin mytho, s’était senti obligé de s’approprier un peu de ce personnage emblématique en inventant une nouvelle histoire improbable. En effet, le mouvement signature de Mani qui donna lieu à de nombres tentatives d’imitations, reste celui qu’il effectue dans la première scène, lorsqu’il prend appui sur un bâton pour distribuer un double coup de pied à l’horizontale. Magnifique. Alors, qui de mieux que le CP trop fort en bagarre de l’école d’Aurélien, pour réitérer cet exploit dans la vraie vie ?

Relique 9 : Vers Caca.

Un titre sans équivoque. Pendant que j’étais à la selle… ce mot m’a toujours fait rire. Qui l’utilise à part ma mère pour faire bon genre devant les médecins : « Comment étaient tes selles, Vincent ? ». Enfin bref, pendant que j’étais aux toilettes, je jetai un rapide coup d’œil instinctif pour vérifier si mes matières fécales étaient normales, et stupeur, ce n’était pas le cas. Il y avait plein de petits vers blancs qui s’agitaient à l’intérieur, comme s’ils dansaient. Je regardais ce spectacle, interloqué, me demandant si ce à quoi j’assistais été réel. Malgré tout ce qui m’arrivait, c’était bel et bien une nouveauté. Logiquement, je m’étais tout de suite tourné vers mon responsable légal et en charge de la surveillance de ma santé, ma mère. Comme j’avais déjà tiré la chasse, nous avions juste observé lors des deux fois suivantes si le phénomène se répétait, mais sans succès. Rien de grave apparemment ; j’ai longtemps cru avoir rêvé.

Relique 10 : Inondations 2001.

Changement d’ambiance, pour une brève immersion dans le monde des catastrophes naturelles. Les inondations. Jusqu’alors, ma seule référence en la matière restait les récits de ma grand-mère à propos des inondations meurtrières de la fin 88, qu’elle avait vécue à Nîmes. Pour moi, cet événement est associé à l’année 2001, mais en cherchant, il s’avère que 2002 fut également marquée par une montée des eaux. Les souvenirs abordés s’entremêlent sans doute.

« 6 et 7 octobre 2001 : Deux personnes trouvent la mort dans le Gard. En 8 heures, il est tombé autant de pluie qu’en six mois habituellement. Une quarantaine de villages sont inondés et des centaines d’hectares de terres agricoles ou de vignobles recouverts par les eaux. »

« Septembre 2002 : des inondations dans le sud-est de la France font 23 morts. Le Gard est une nouvelle fois le plus touché, avec plus de 85 % de son territoire sous les eaux. »

Entre septembre et octobre, de fortes pluies s’abattent régulièrement sur nous. À vrai dire, c’est devenu une habitude à laquelle on s’attend systématiquement. C’est ce qu’on appelle communément les épisodes cévenols. Cette appellation vient du fait que l’intensité et la fréquence des pluies sont plus importantes à proximité du massif des Cévennes. En réalité, c’est un phénomène météorologique qui touche tout le pourtour méditerranéen. La formation de ces épisodes méditerranéens découle, vulgairement, de la rencontre entre les premiers courants d’airs frais qui descendent du nord, et ceux, plus chauds, encore installés dans le sud.
L’heureuse conséquence que l’on espérait tous, c’était la suspension de l’école. Malheureusement, pour d’autres, c’était le signe avant-coureur de graves problèmes. Annonciatrices des inondations, de véritables coulées d’eau dévalaient la rue des Trois Arches. Je rentrais de l’école les pieds détrempés, en me disant que cette fois, c’était quand même plus sérieux qu’à l’accoutumée. Étonnamment, ma grand-mère aux petits-suisses était en vacances chez nous. Elle lisait des magazines dans le salon pendant que je jouais à l’ordinateur dans le bureau, et, même si le Jura est une région pluvieuse, difficile de ne pas être surprise par un tel spectacle.
Et pour cause, tout le jardin était inondé. Nous ne voyions plus la pelouse, la piscine débordait et une autre s’était formait dans la cour en gravier. Pour autant, nous ne risquions rien grâce à l’implantation de notre terrain. Si nous étions inondés à flanc de colline sur les hauteurs d’Escalès, presque tout le monde serait déjà en train de nager. Ce n’est pas loin d’être ce qu’il s’est passé.
Les premiers touchés, nos voisins du dessous, ont vu l’eau de la rue se précipiter sur leur parcelle. Leur sous-sol était inondé, et plus impressionnant encore, des glissements de terrain avaient eu lieu le long du grillage. Une fois le calme revenu, Alexis m’avait fait constater l’étendue des dégâts.
Puis, au fil de son parcours, l’eau avait provoqué d’importants ravages. En témoigne la vision des vignes d’Escalès, complètement immergées. On avait la mer au bout du village. Postés à la fenêtre, on essayait de se remémorer l’emplacement des différents lieux. Le chemin des Plaines et celui de la Combe avaient particulièrement souffert. De même, pour le quartier à l’entrée du village voisin, où des amis de la famille avaient vu leur maison inondée deux fois en un an. Malgré quelques précautions, rien n’y faisait. Ils avaient fini par déménager.
Je pense que personne n’était réellement préparé à ça, pas plus que les mairies. À noter qu’à partir de là, beaucoup d’aménagements tels que des bassins de rétention ont été conçus. Les zones inondables et la maitrise de l’évacuation des eaux de pluie sont devenues des points cruciaux de l’urbanisme local.

Relique 11 : Canicule 2003.

Toujours dans le même registre, la canicule de 2003. C’est particulièrement ironique d’être sous les eaux en septembre pour finalement en manquer quelques mois plus tard. La vague de chaleur fut marquante pour l’époque. Aujourd’hui, je suis obligé de la remettre en perspective, car plus de 20 ans sont passés, et c’est devenu plus ou moins la norme. Pour dire, je pensais même que le mercure n’avait pas dépassé les 35 °C et que les gens exagéraient. Mais après vérification, c’étaient bien des températures franchissant les 40 °C.
Sur TF1, c’était le sujet principal du journal de treize heures et de la météo qui s’ensuivait. Ça non plus, ça n’a pas changé. La santé des personnes âgées en EHPAD préoccupait tout le monde. On parle tout de même de 11 à 15 000 morts supplémentaires durant cet été. Cependant, une fois encore, je pense que nous n’étions pas prêts à affronter de telles chaleurs. À l’instar des inondations, il y a eu un avant et un après la canicule de 2003. Tandis que les débats véhiculaient de l’anxiété, je m’offrais du bon temps, assis sur mon rebord de fenêtre, pour tirer le maximum du courant d’air. Il est vrai que, quand tu es petit, tu ne souffres pas de la chaleur de la même manière ; sans compter que nous avions accès à la piscine.
C’est à ce souvenir que j’en rattache un autre. Un soir en famille, peu de temps après, nous avions visionné une fiction sur France 2. Elle traitait du sujet du réchauffement climatique, plus spécialement à travers l’évolution théorique de la vie en Camargue ou en Provence. Difficile de faire plus à-propos. Même si 2050 nous paraissait loin, on s’imaginait aisément vivre jusque-là. Et le constat était terrifiant : des vents violents, des inondations à répétition, de plus longues et plus importantes périodes de sécheresse, des épidémies nouvelles à cause de la prolifération de moustiques, et j’en passe. Tout ce qu’on nous explique depuis des années maintenant. À la fin, nous nous étions regardés en s’avouant que la vie allait devenir compliquée s’ils avaient raison.

Relique 12 : Étienne Bastier.

Dans l’attente de son fatal châtiment, l’été a été la saison m’ayant offert d’inestimables instants. À commencer par cette semaine passée en compagnie d’Étienne Bastier. Il m’arrivait régulièrement de découcher une nuit chez mes camarades de classe, et en période chaude, cela pouvait se prolonger. Tellement que, partageant nos journées avec plaisir, il était difficile de se séparer le soir venu. Alors, inévitablement en fin d’après-midi, on s’apprêtait à reposer la même question à nos parents : « Est-ce que je peux dormir chez Étienne encore ce soir, s’il vous plaît ? Est-ce que Vincent peut dormir à la maison ? ». Et vu que tout se passait bien, personne n’y voyait d’objections. C’est difficile à expliquer, car ces vacances se sont déroulées à moins d’un kilomètre de chez moi, et pourtant j’en garde un merveilleux souvenir. Je ressentais un épanouissement total à cette période de ma vie.

Son père, Gérard, était le chef de la police municipale. Un chasseur gardois au volant d’un discret pick-up orné de stickers de sangliers. Je l’ai toujours connu aimable et avenant. Accoudé à leur porte d’entrée, Étienne m’apprit qu’ils construisaient des abreuvoirs pour les bêtes dans la garrigue. Ensuite, ils se dissimulaient derrière des caches offrant un bel angle de vue pour les abattre. J’étais déçu. Dans mon imagination, l’affrontement était plus chevaleresque.
Lors de la semaine en question, nous avions principalement joué à la PlayStation. GTA San Andreas venait de sortir quelques mois plus tôt. Proche de la perfection, c’est le jeu qui a marqué notre génération. La réussite des missions nous importait moins que de semer la pagaille. Nous cherchions des maisons bien placées, avec un beau balcon, pour pouvoir tirer au lance-roquettes sur les forces de l’ordre que nous allions rameuter. Se livrer à ce genre d’activité à l’intérieur même de celle du chef de la police locale peut sembler étonnant.
De retour chez moi, j’avais supplié mes parents de m’acheter cette pépite. Le logo PEGI 18 représentait le principal obstacle, d’autant plus que mon père passait son temps à dire : « Tu confonds la Play et la réalité ! ». Pour m’en sortir, il avait fallu recourir à l’argument magique : « Mais non, y’a rien ! Regardez, les parents d’Étienne lui ont acheté, et Paulin aussi l’a depuis longtemps. Y’a que moi qui l’ai pas ! ». Stratégie au succès incontestable. Rien de tel pour faire culpabiliser ses parents sur leur trop grande sévérité. C’est le jeu, il faut gagner ses libertés.
Enfin, je pénétrais à mon tour dans ce monde d’adulte, peuplé de situations déroutantes. Nous avons vu et fait des choses pas vraiment normales pour notre âge. Pour autant, ces expériences n’ont jamais supplanté notre éducation. Nous n’allions pas rouler sur des piétons, tabasser des gens ou nous payer des strip-teaseuses une fois la console éteinte. De toute façon, nous n’avions pas encore assez d’argent.
À l’extérieur, nos frappes de balles allaient de pair avec des plongeons fantaisistes. Je partageais avec Étienne l’énigmatique trouvaille de mon faux cousin Elias. Au vrai, je l’expliquais à tous ceux qui voulaient bien m’écouter. Sur moi, les effets étaient concrets, mais ce n’était pas le cas pour tout le monde. Le principe du mouvement était simple : il fallait se laisser tomber lentement, la tête en avant, sans véritablement plonger, puis amorcer une roulade une fois en contact avec l’eau. La chute, qui se terminait sur le dos, provoquait des picotements dans les testicules. Je comparais cela à la remontée des bulles d’un coca fraîchement servi. En revanche, plus on répétait l’opération, moins les sensations étaient marquées. Un mystère jamais élucidé ; même par Google.
Le reste du jardin abritait le chenil des épagneuls de chasse. Une race que je connaissais bien, puisque Paulin avait lui aussi un épagneul breton. Seul leur nom demeurait flou à mes oreilles de néophyte. J’étais persuadé qu’il s’agissait « d’Espagnoles breton ». Une nouvelle occasion pour mes parents de se moquer de mon ignorance.
En exploration au pied du talus bordant leur propriété, encore non clôturée, une pluie de projectiles s’abattit sur nous. Intrigués, on chercha la provenance de cette attaque, avant de remarquer au loin, trois jeunes arabes mal dissimulés. Ils avaient plus ou moins notre âge et s’amusaient à nous balancer des poignées de terre. Ils faisaient surement partie des nouveaux arrivants du lotissement qui venait de se construire. Et je suppose que c’était, pour eux, une manière d’engager une amitié. Sans agressivité, on se mit à riposter. Puis, après quelques rires échangés, la terre s’était transformée en cailloux. Dépassés par le surnombre, nous avions préféré battre en retraite. Nous n’étions pas bien sûrs d’avoir saisi la démarche.

Étienne était un vrai gentil. Un matin, au réveil, alors que nous dormions ensemble, lui dans son lit habituel, moi sur un matelas d’appoint, je le trouvai en train de m’observer paisiblement. Il était confortablement installé sur le côté, la tête soutenue par une main. Surpris, je lui demandai ce qu’il faisait. Il répondit d’un air ravi : « Je te regardais dormir. On dirait un ange quand tu dors ». Sa douceur spontanée m’avait pris au dépourvu.
Sa grande demi-sœur, Cécile, complétait la famille. Ce midi-là, nous devions nous enquérir, à sa porte, de ses envies de repas. La pièce était plongée dans une pénombre, qui trouvait sa faible source de lumière, dans les rayons du soleil alors déjà hauts, s’infiltrant par les interstices des volets encore clos. Je distinguais à peine ce qu’il se passait dans cet endroit au plafond mansardé. Devant nous répondre, elle s’était levée de son lit. Ainsi, seulement vêtue d’une culotte et d’un chemisier bleu et blanc à rayures verticales, elle avait marché jusqu’à nous. Sa silhouette élancée fendait l’obscurité dont se nourrissait mon imagination et sa démarche gracieuse dans cette tenue légère avait achevé de me subjuguer. Un tout petit homme s’éveillant à l’essence de la femme.

Après le primaire, je n’ai plus revu Étienne. Je comptais sur ma mère pour glaner quelques nouvelles. En l’occurrence, il s’était marié à vingt-cinq ans, avec une jeune quarantenaire. Ensemble, ils ont eu un enfant, avant de se séparer. Exceptionnellement, je suis tombé sur lui un jour, devant chez ma sœur. J’étais content de le revoir, mais treize longues années s’étaient écoulées. Il m’a appris qu’il avait repris les vignes familiales, sans savoir que c’était moi qu’il croisait, tôt le matin, depuis son tracteur.
Un fidèle compagnon d’antan.

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