Chronique journalière 1 — 14/09/2023 — Page 55
L’idée des annexes germait doucement dans mon esprit, et je pense que c’est un bon jour pour commencer. Je ne sais pas encore comment les intégrer sans provoquer de trop longues coupures. Je déciderais plus tard.
Aujourd’hui, comme ça sera souvent le cas, je vais parler de mon mal. L’une des principales raisons qui me poussent à recenser mes sensations et mes émotions, c’est l’oubli. Je me rends compte que mes souvenirs de mal être sont bien moins percutants que les pensées qui m’assaillent sur l’instant. Après coup, j’ai tendance à minimiser et à me dire que j’exagère. Pourtant, au cœur de la bataille, je suis terrifié par cette épreuve difficilement surmontable.
Prenons l’exemple de ces dernières vingt-quatre heures. Hier matin, je me suis réveillé fatigué, d’une fatigue mentale profonde. Incapable de me rendormir, rongé par cette insatisfaction liée à mon état de santé. L’inverse du lâcher-prise. Un combat permanent se joue dans les tréfonds de mon mental. Les mêmes idées et réflexions tournent inlassablement en boucle, même la nuit désormais.
Après ma douche, j’accomplis la prière du Fajr, durant laquelle je tente de vérifier si j’ai bien appris ces deux sourates qui me parlent tant. Ad-Duha et As-Sarh. Malgré le dépit latent, j’essaie encore et toujours de m’accrocher à de petites branches, qui me donneront peut-être l’illusion que j’évolue, que j’apprends, que je grandis.
Ad-Duha (Le jour montant) — Sourate 93
Au nom d’Allah le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
1. Par le Jour montant !
2. Et par la nuit quand elle couvre tout !
3. Ton Seigneur ne t’a ni abandonné, ni détesté.
4. La vie dernière t’est, certes, meilleure que la vie présente.
5. Ton Seigneur t’accordera certes [Ses faveurs], et alors tu seras satisfait.
6. Ne t’a-t-Il pas trouvé orphelin ? Alors Il t’a accueilli !
7. Ne t’a-t-Il pas trouvé égaré ? Alors Il t’a guidé.
8. Ne t’a-t-Il pas trouvé pauvre ? Alors Il t’a enrichi.
9. Quant à l’orphelin, donc, ne le maltraite pas.
10. Quant au demandeur, ne le repousse pas.
11. Et quant au bienfait de ton Seigneur, proclame-le.
Ensuite, j’ai pris la voiture jusqu’à la sortie du village pour acheter du pain et du raisin. Ce simple aller-retour me donne l’impression de ne pas totalement renoncer. Je sors de chez moi, habillé et parfumé, pour observer le rythme ordinaire d’une matinée en semaine. Ce réconfort est en opposition avec les moments de grandes détresses, où je peine à trouver la force de faire cuire des pâtes. La notion de plaisir est reléguée très loin en arrière-plan.
C’est donc porté par la satisfaction de ma sortie matinale, que j’ai pris un bon petit déjeuner devant l’ordinateur, dans l’espoir d’avoir suffisant de ressources pour écrire.
En l’occurrence, la session a commencé vers 9 h 30 et s’est terminée à 12 h 30 ; ce qui relève du miracle. En réalité, seules deux des trois heures furent effectives. Le reste du temps, je fais des pauses sur mon second écran lorsque je perds en fluidité. En fin de compte, c’était une bonne session. Pas parfaite, ni exceptionnelle, mais si je pouvais répéter cela de manière constante, je m’en contenterais. Dorénavant, plus rien ne se passe normalement pour moi. Mon corps se charge de me le rappeler. Rien qu’en m’attelant à la tâche, je ressens une activité intestinale étrange, une série de pets odorants, accompagnés de bouffées de chaleur qui vont et viennent au gré de leurs envies. C’est le ressenti accumulé des derniers jours, de la nuit passée, de ma position actuelle qui me détend, de ce que j’écris, ou encore des émotions qui me traversent à l’évocation de mes souvenirs. Je n’en sais plus rien. Tout se mélange. Je ne suis presque plus jamais stable, et quand je le suis, cela ne dure que quelques minutes, rarement des heures. Mais je m’en satisfais, du moins j’essaie.
L’écriture a bien progressé. Maintenant, je vais préparer à manger. Encore un effort, afin de rester dans un cercle vertueux, une fondue mêlant pommes de terre, carottes et poireau. La découpe des légumes demandera un peu de temps, mais les bienfaits que j’en tirerai seront plus grands.
Je mange vers 13 h 45, un peu fébrile. Ce que j’ai fait ce matin est déjà pas mal pour moi. Pas de souci, je vais accomplir la prière de Dhuhr puis me reposer. Un dernier effort pour lire trois pages du Coran, afin de rendre ma prière plus engagée, puis, je m’écroule pour une sieste que je qualifierai d’obligatoire. Dans mon lit, une masturbation m’offre un supplément de détente. Autre indispensable, les boules Quies. Mon sommeil est si léger, que la moindre voiture pourrait le perturber. Je lance un audio de méditation pour favoriser un endormissement rapide. Moins de dix minutes suffisent, ça y est, je pars.
J’ai dormi quarante-cinq minutes, ce qui correspond à la moyenne de mes siestes quotidiennes. Pas de douleurs nerveuses notables au réveil, je m’en sors bien. Une douche pour me faire émerger, et accessoirement, pour retrouver mes ablutions. Après avoir englouti le reste de raisin, je m’installe à nouveau sur l’ordinateur afin de capitaliser sur la bonne avancée précédente. Sans grande réussite, je bute à de nombreuses reprises. Chaque formulation ou changement d’idée est sujet à des hésitations. Peut-être que je n’ai pas aussi bien dormi que je le pensais. Dans ce contexte, j’écris par intermittence et je constate vite qu’il ne sert à rien de forcer.
Vers dix-huit heures, l’envie d’une pizza resurgit. Ça faisait longtemps. Soit le restaurant était fermé, soit le mal m’empêcher d’envisager cette opération. C’est difficile de concevoir à quel point tout est compliqué. Je m’y rends dès l’ouverture, à 18 h 30, pour éviter qu’il y ait trop de monde. Sinon, cela peut tourner au cauchemar. Je n’en peux plus de souffrir, donc choisir de me soumettre à mes peurs devient une évidence. De toute façon, je suis déjà dans une démarche de révolte : « Allez, putain, j’ai envie de ma pizza. Ça va bien se passer, y’aura personne, réveil toi un peu ». Effectivement, il n’y avait personne, et la commande s’est déroulée sans encombre. Pas de sensations non identifiées qui envahissent mon corps de manière incontrôlable. Il me reste quarante-cinq minutes à attendre.
Malgré moi, j’appréhende que la grande table près du comptoir soit occupée à mon retour : « Pourquoi l’aurait-il dressée dans le cas contraire ? Calme-toi et ne t’accroche pas à cette pensée pour ne pas la nourrir démesurément ». Du coup, je décide de reprendre l’écriture. J’imagine à quel point je serais satisfait d’une journée comprenant plusieurs sessions d’écriture, dont la dernière juste avant d’aller chercher ma pizza comme si cela ne me préoccupait pas. Une personne normale en somme.
Hélas pour moi, à tout moment, l’écriture et la pizza peuvent me faire partir en vrille. Et ça n’a pas loupé une fois de plus. Je sens que je me raidis progressivement. Mes idées deviennent de moins en moins claires et me demandent de plus en plus d’efforts pour les retranscrire correctement. En moins d’un quart d’heure, je suis totalement dépassé. Je vois trouble, je suis épuisé et j’ai des nausées. Je dois me résigner et renonce immédiatement. Je ne dispose pas d’autres options. Me voilà dans le mal, accompagné fidèlement de ma douleur thoracique. Tant pis, je vais patienter allongé devant la télévision en espérant redescendre.
Malheureusement, ce n’est pas le cas, et surtout, cette lutte laisse des traces. Mon cerveau est fatigué de toutes ces pulsions négatives. Je suis usé. À l’heure prévue, je pars en priant pour que rien de trop difficile ne se présente. Aucun imprévu, aucune difficulté. Dans le restaurant, une seule personne est au comptoir et personne n’occupe la grande table. Je vais pouvoir m’en sortir rapidement. Je n’ai pas à attendre ni même à parler. Je repars soulagé. Ce repas, censé être un plaisir, n’a pas été apprécié à sa juste valeur. Mon état m’empêche de m’ancrer dans le présent. Je dois me rallonger, je n’aurais pas la force d’écrire. Je m’en doutais. Maghreb est encore loin, j’aurais peut-être rassemblé assez d’énergies d’ici là pour prier à l’heure.
Dans ce marasme, mon choix se porte sur Banlieusard, probablement influencé par la bande-annonce du second opus qui circule sur internet. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais je prends plaisir à le regarder. Ma condition ne s’améliore pas, les piques de douleurs laissent une trainée résiduelle. Tant pis pour Maghreb, je me rattraperai avec un bel Icha.
À la fin du film, je tombe par hasard sur la nouvelle série Netflix retraçant une partie de la vie de Bernard Tapie. Il est déjà tard, j’hésite à commencer. Cependant, je sais à quel point mes efforts ne sont pas récompensés une fois au lit, alors je décide d’être tolérant, là maintenant, en m’accordant cette largesse. Même si les faits ne collent pas totalement à la vérité, « neflixiser » les histoires a au moins le mérite de les rendre captivantes. L’interprétation de caractère de Bernard Tapie par Laurent Lafitte m’a époustouflé. Sa distinction de noblesse lors du générique de fin, « Laurent Laffite, de la Comédie-Française », n’est pas galvaudée.
Quant au personnage original, je ne peux que m’incliner. Une telle assurance me ramène inévitablement à mon incapacité à me tenir debout dans une pizzeria de village. Quand est-ce que j’ai pu me perdre à ce point ? Loin de moi les aspirations de Bernard, mais cela me rappelle que des gens vivent leur vie avec une posture différente de la mienne, sans se liquéfier pour autant. Ils sont aptes à vivre tout simplement. Une claque me forçant à remettre les pieds sur terre. Je vais essayer de changer les choses, moi aussi je veux vivre.
Je m’arrête là pour ce soir, une belle prière d’Icha m’attend. Subhan’Allah, j’ai davantage de force. De plus, je suis content de pouvoir concrétiser mes meilleures sensations par la réalisation de prières impliquées. Les versets de la sourate que j’apprends sont explicites. As Sarh.
As-Sarh (L’ouverture) — Sourate 94
Au nom d’Allah le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
1. N’avons-Nous pas ouvert pour toi ta poitrine ?
2. Et ne t’avons-Nous pas déchargé du fardeau
3. qui accablait ton dos ?
4. Et exalté pour toi ta renommée ?
5. À côté de la difficulté est, certes, une facilité !
6. À côté de la difficulté est, certes, une facilité !
7. Quand tu te libères, donc, lève-toi,
8. et à ton Seigneur aspire.
La journée a encore été délicate sur le plan de la santé mentale. En guise de consolation, mon état du soir n’est pas si terrible. J’aimerais me retrouver directement au petit matin, après une nuit réparatrice, mais non. À la place, j’ai plutôt fait un énième voyage dans le monde de la terreur. Comme si j’en avais besoin. La première partie de ma nuit s’est déroulée de minuit et demi à quatre heures. Durant cette phase, j’ai eu l’impression de revivre de mauvaises situations en boucle. Les sensations se propageaient dans tout mon corps. Tout me terrorisait. Je me suis réveillé épuisé, le cerveau endommagé par la répétition de signaux neuronaux. Incomparable aux lourdeurs du réveil, le dysfonctionnement est réel. Ma tête ne tourne plus rond. Un constat démoralisant quand est déjà au bout, du bout, du bout du rouleau, et que l’on cherche simplement à se reposer. Dorénavant, même ça s’est cassé. Je sais d’avance que la journée qui se lève sera compliquée. J’essaie de me replonger dans ma nuit grâce aux méditations, calées entre deux sursauts. Mes cloisons nasales me piquent, je n’ai pas envie de re-saigner du nez dans mon sommeil comme l’autre soir. J’enroule alors mon chapelet autour de ma main gauche pour chercher du réconfort. Voici la disposition des nuits ténébreuses, celles où j’accepte que peut-être je ne me réveillerai pas, ou du moins pas comme avant.
Complètement déphasé, je pars récupérer mon drive pour neuf heures et quart. Je suis instable et très peu présent, sur un fil en permanence. Grâce à Dieu cette tâche s’est bien passée, même si perdu dans mes lourdes pensées, j’ai grillé un stop. Heureusement que celui-ci ne sert à rien, j’aurais pu provoquer un accident dans cet état. Une fois les courses déchargées, je me remets à écrire en débutant cette chronique journalière. Le besoin d’exprimer ma détresse est immense. Deux heures de bonne qualité, avant que ma vue se trouble. Ça y est, ma batterie est déchargée. Je n’attendais guère plus d’un jour comme celui-ci. Je vais regarder la suite de Tapie, et me consacrer au repos. Encore une journée délicate qui ne m’aura pas permis de vivre comme je l’entends. Encore une journée de perdue ? Je rédige la dernière page de cette chronique après coup, car je n’ai pas eu l’énergie de reprendre. J’erre tel un zombie, je survis partiellement, présent sans éprouver de réels plaisirs. Cela ne pourra pas durer en l’état actuel des choses, je le sais bien, mais que faire ? Je n’arrive plus à dormir.
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