Le RARE
À plusieurs reprises, j’ai eu l’occasion d’évoquer Jean-Louis, Sylvie, Jeanne ou encore mon faux cousin Elias. Il est donc temps de clore ce travail proprement, en revenant plus individuellement sur ce que chacun d’eux représente à mes yeux.
Le RARE, ainsi qu’ils se plaisent à s’appeler. Le Regroupement des Amis de la Raclette Escalaise. Comme tant de surnoms qui perdurent, celui-ci est né d’une plaisanterie légère.
Axel Roy, pigiste à ses heures, avait eu l’idée saugrenue de rédiger un article censé retranscrire les bonnes ondes de leurs réunions habituelles. C’est dans ce petit paragraphe, enrichi d’une photo de piètre qualité, que cette appellation fut immortalisée. Pour moi, ce fut longtemps « Lerare », un mot devenu synonyme de groupe, de bande, de clique. La plupart des membres s’étaient rencontrés lorsque leurs enfants d’âges similaires, fréquentaient l’école Saint-Urbain. Et jusqu’à mes quinze ans, leurs visages familiers étaient associés aux soirées prolongées, aux week-ends animés et aux jours fériés partagés. Puis les enfants ont grandi, chacun poursuivant ses propres amitiés. En vérité, cela s’est révélé particulièrement vrai pour ma sœur et moi, qui avons conservé peu d’attaches au sein du groupe.
Parmi les familles qui formaient le noyau dur du RARE, il y avait les Mercier. Sylvie, la meilleure amie de ma mère, et Hervé, qui travaillait aux espaces verts. Leur fille aînée s’appelait Lison, la benjamine, Héloïse. Contrairement à mes parents, ils étaient tous deux originaires du coin, un détail qui nourrissait bon nombre de plaisanteries. Ma mère avait même été rebaptisée : la Parisienne.
Enfant, Sylvie était élève à l’école Saint-Urbain, tout comme nous. Et de manière récurrente, elle ne manquait pas de commenter le caractère de mon père à l’aide de son franc-parler : « Fatchedaïlle ! Oh qu’il est chouchière, celui-là ! ». Dans les moments compliqués, nous pouvions toujours compter sur elle pour nous préparer à manger le midi. Nous avions presque des serviettes attitrées, rangées dans le tiroir sous la table. Un foyer différent, ce sont aussi des habitudes différentes. Chez nous, c’étaient les Princes de Lu, chez eux, les bichocos. Et pour m’achever, elle osait même me proposer le terrible sirop d’orgeat. Autre particularité notable, leur jardin abritait un enclos à tortues, la passion de Sylvie. Assise à mes côtés, elle m’apprenait gestes à l’appui, comment les prendre convenablement en main, pour leur caresser délicatement le dessous du cou. Chaque année, les nouveau-nés grandissaient à l’abri des intempéries dans un terrarium installé dans le salon, avant de rejoindre les rangs de la petite armée de carapacés. Sans en connaître le nombre exact, elle affirmait en posséder plus de 80.
Les repas estivaux se tenaient sous l’abri attenant à la piscine. L’endroit était presque aussi vaste que le sexe de mon père. Une comparaison qui prenait tout son sens pour quiconque avait assisté à mes révélations. Le matin même, en passant devant sa chambre, j’avais regardé par le trou de la serrure. Mon père marchait au pied du lit, nu, convaincu que son intimité était préservée. L’après-midi venu, je pris la parole face à l’assemblée au complet. Je vantais, avec la ferveur de mon innocence, les mensurations époustouflantes de son entrejambe : « Au moins 80 centimètres ! » m’exclamai-je, les bras grands ouverts. S’en suivit un florilège de remarques taquines, tandis que mon père s’efforçait de faire bonne figure.
Fort logiquement, j’associe aussi la piscine à Héloïse. Grande passionnée de natation, elle s’entrainait au club de Solliès, dans ce complexe qui porte aujourd’hui le nom de Florence Arthaud. Son quotidien se résumait à enchaîner les longueurs avec rigueur. Lorsqu’elle évoquait la compétition, les chiffres devenaient vertigineux. Trois heures de nage par jour étaient recommandées pour exploiter pleinement son potentiel. De plus, le portrait de son entraineur, tel qu’elle nous le dressait, rappelait trait pour trait celui de Philippe Lucas. Les critiquent cinglantes fusaient au bord des bassins. Cette atmosphère austère, conjuguée à des efforts colossaux, suffisait à me rebuter. Même ses cheveux, abîmaient par le chlore, semblaient supplier qu’on allège un peu le programme.
À part cela, Héloïse était d’un naturel facile à vivre, et jolie de surcroît. En dépit de tous nos instants partagés, je ne garde qu’un seul souvenir amer d’elle. Rien de terrible, mais elle s’était bien moquée de moi. Tandis que nous jouions au volley dans leur jardin avec Jeanne, j’avais pris l’initiative de m’octroyer une pause pipi. Malheureusement, ce jour-là, je portais un bermuda trop petit. Beaucoup trop petit. Enfermé dans les toilettes, je m’efforçais de rapprocher le bouton de son encoche, redoublant d’efforts pour que tout soit enfin à sa place. Même en rentrant mon ventre et en tirant de toutes mes forces, le combat était loin d’être gagné. Après de longues minutes de lutte acharnée, je sortis finalement victorieux. Mais à ma grande surprise, Héloïse se moquait déjà de moi en imitant mes gémissements : « Je t’ai entendu pousser en passant à côté des toilettes, tu es constipé ou quoi ? ». J’avais beau lui expliquer la vérité, c’était une cause perdue d’avance. Une petite injustice.
Lison, l’aînée de la sororie, avait six ans de plus que moi. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’avait pas sa langue dans sa poche. Sa présence, pouvait parfois se révéler piquante.
Par un heureux hasard, Lison rime avec multiplications et divisions. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Lorsqu’elle était au collège, son niveau en mathématiques était catastrophique. Face à ce retard qui ne cessait de s’aggraver, ses parents, désemparés, avaient fini par demander à mon père de lui donner des cours particuliers. Pour lui, c’était une aubaine. Il a toujours aimé transmettre. Maintes et maintes fois, il affirmait que s’il n’avait pas été informaticien, il aurait voulu être professeur de maths, ou travailler à météo France. Les prévisions attendraient, il fallait d’abord se pencher sur les manuels scolaires. Les débuts de leur collaboration furent pour le moins laborieux, tant Lison était persuadée que cette matière n’était tout simplement pas faite pour elle. Entre deux parties de foot, j’aimais aller glaner des nouvelles de leurs avancées, et quelle ne fut pas ma surprise de constater que, contrairement à elle, je saisissais sans peine la teneur des exercices. Cette fraction à inverser ne méritait pas tant d’attention ! Cela dit, elle n’a pas lâché prise et, à force de travail acharné, a fini par décrocher des 18 sur 20. Une véritable prouesse. Ses parents avaient eu raison d’y croire, de ne pas l’abandonner.
Sa chambre fut le théâtre d’une folie douce, de celle qui surgissait sans crier gare. Il était 3 h 25 du matin, et jamais, je n’avais veillé aussi tard. Dans le salon, les parents insouciants, savouraient encore les plaisirs simples de la vie, pendant que nous, affalés sur son lit ou vautrés sur des coussins égarés, laissions filer les heures. Lison, Olivier et moi, happés par la nuit, commentions à tour de rôle le nouvel album d’Eminem que Lison tenait précieusement entre ses mains, ou le clip de « Thriller », qui passait une fois de plus à la télé. Quand vint le tour de « Obsession » du groupe Aventura, Olivier ne put s’empêcher de se lancer dans un playback passionné du couplet de la femme qu’il fantasmait alors. Durant sa jeunesse, une histoire de fille semblait émerger après chaque soirée. Et Lison, en spectatrice ironique, trouvait toujours le mot juste pour le remettre à sa place : « La nouvelle copine d’Olivier, elle est bien gentille, mais elle est restée trente minutes dans la salle de bain ! En une douche, elle a vidé le Rhône celle-là ! ». Le début du siècle avait ce quelque chose d’irrésistible, une époque bénie pour grandir.
Il y a peu, Lison a donné naissance à son troisième enfant. Lors d’une visite de mes parents, elle leur avait lancé, amusée : « Le dernier souvenir que j’ai de Vincent, c’est quand il bronzait tout nu sur la terrasse ». Une habitude qui a perduré, mais désormais pratiquée plus discrètement. Ce jour-là, mon slip de bain était resté à l’intérieur pour satisfaire mes envies de bronzage intégral. Allongé sur la terrasse, un ballon de foot en guise d’oreiller, j’étais le roi de ce monde. Rien ne pouvait troubler cette quiétude, si ce n’est le bruit soudain de la poignée du portail. À ce son, j’avais tourné la tête… et vu Lison apparaître dans l’ouverture. Pris de panique, il ne me restait plus qu’à courir pour aller m’habiller.
Hervé était un brave gars, d’une simplicité propre à ceux issus des métiers manuels. « Vévé » appréciait le limoncello, et râlait volontiers. Un bon père de famille, en somme. Le mentionner me ramène immédiatement à ce terrible accident de tronçonneuse. Au travail, il s’était presque sectionné deux doigts. Je les imaginais alors pendouillant, maintenus par la seule minceur de chair encore intacte. Après l’opération et un long arrêt, il n’avait jamais retrouvé la pleine mobilité de sa main. Même si ce genre de séquelle est courant, le simple fait qu’une erreur d’inattention puisse conduire à un handicap à vie me troublait.
Les membres de la famille Blancard faisaient, eux aussi, partie des incontournables. Outre Olivier, il y avait Jocelyn, l’autre garçon de la fratrie. Son absence de finesse, autant dans le caractère que dans les manières, semblait se refléter jusque dans ses traits. Avec les années, je serais bien en peine de le reconnaitre si je le croisais. C’est peut-être même déjà arrivé. À moins qu’il ne porte encore cette chaîne en argent autour du cou, et qu’il n’arbore toujours ses piques figés dans le gel. Comme l’ensemble de ses contemporains, il est aujourd’hui devenu un père de famille respectable.
Sur leur propriété, je m’étais blessé en jouant au foot, en heurtant un piquet de la clôture. Sous les conseils de Josiane, je dus me badigeonner de mercurochrome, qu’elle m’indiqua dans l’armoire de la salle de bain. Ce produit me préoccupait plus que la plaie elle-même. Habituellement, la bouteille jaune et la bouteille rouge n’étaient utilisées que par les infirmières, pour refaire les pansements de ma sœur.
Firmin était un paysan de Collias. Un homme de la terre, bien de chez nous. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi velu que lui. Dans le dos comme sur le torse, c’était un véritable matelas de poils, dru et indomptable. Conforme à ce que son allure laissait présager, il parlait fort et exprimait tout haut ce qu’il pensait. C’était également un fervent supporter, abonné de longue date du Nîmes Olympique. Le seul véritable dans mon entourage, d’ailleurs. Il doit souffrir en silence, aujourd’hui, face à la lente descente aux enfers de son club de cœur. Ce que l’on soupçonnait moins chez lui, c’est qu’il tenait le rôle de chanteur du groupe. Que ce soit debout à sa place, un verre à la main, ou simplement en sifflotant les airs qui lui passaient par la tête, il trouvait toujours un prétexte pour pousser la chansonnette. À l’époque, « La Vache » de Ricoune était largement plébiscitée : « La vache, la vache, quelle pute cette vache. La vache elle est barjo, oh ! Moi je connais une vache qui drague tous les taureaux ». Et pour équilibrer les débats, ainsi que légitimer le prochain verre, « Un petit Ricard dans un verre à ballon » n’était jamais bien loin.
Dernièrement, Firmin a invité le RARE dans un restaurant du village pour leur présenter sa nouvelle femme. Josiane, elle, est décédée d’un cancer il y a quelques années. J’ai les larmes aux yeux quand je repense à ce que ma mère m’a confié récemment. Jusqu’à la fin, Josiane demandait de mes nouvelles : « Et Vincent ? Le foot, ça va ? ». Je prends conscience du temps qui passe. Les parents, pleins de vie et dans la force de l’âge autrefois, sont désormais des grands-parents à la retraite pour la majorité, ou disparus. Les enfants, eux, assument à présent les responsabilités de leurs prédécesseurs. La vie file si vite. Et moi, j’ai parfois l’impression que mon incapacité à vivre et à évoluer salit ceux que j’ai côtoyés. J’aimerais être grand pour défendre ce que j’ai, et ceux que j’ai, eu la chance de connaître.
La raclette des Guérin était l’événement immanquable de l’hiver. Tout le monde était convié à partager ce plat chaleureux, et peu s’y rendaient à reculons. Plusieurs tables, disposées en enfilade, accueillaient une vingtaine de convives, devant lesquels un bon nombre d’appareils étaient répartis équitablement. Entre eux trônaient d’immenses contenants garnis des indispensables à la composition du savant mélange. Des montagnes de tomates cerises ou de champignons déjà découpés, des plateaux de fromages empilés, des gamelles débordantes de pommes de terre cuites, et de la charcuterie soigneusement enroulée. La simple vue de cette profusion de victuailles suffisait à faire saliver tout le parterre d’invités. Une fois les fours lancés, chacun y allait de sa touche personnelle. Mais existe-t-il, quelque part, une étude sociologique sur la manière de manger sa raclette ? Quant à moi, je me considérais comme classique. D’après mes observations empiriques, il me fallait huit tranches de fromage réparties sur quatre fournées pour être pleinement comblé. Pour d’autres, la recette du bonheur résidait dans la cuisson d’un œuf de caille directement dans le caquelon.
Le père de cette famille, c’était Denis, alias Dédé. Par ailleurs, on voyait souvent passer la publicité de la Française des jeux avec le cochon du même nom : « Il est où Dédé ? DééééDééééé ! ». J’aurais préféré ne pas m’en souvenir. C’est ironique, car lui, justement, ne travaillait pas comme un cochon. C’est le moins qu’on puisse dire. Charpentier perfectionniste, il abattait un travail considérable sans jamais se plaindre. Un Cévenol dur au mal, qui n’avait jamais froid. Avec mon père, lorsqu’on commentait ses chantiers du moment, nous en concluions toujours que nous n’étions décidément pas tous faits du même bois. De plus, il répondait systématiquement présent quand il fallait donner un coup de main, et c’est lui, naturellement, qui prenait en charge la réalisation en cours. Certains faisaient tourner la bétonnière en buvant des bières, lui s’assurait que tout se passait bien. Il allait même jusqu’à venir vérifier, la veille, que tout était en ordre pour éviter une surprise le jour de vérité. Le mari idéal, selon les dires des uns et des autres.
Leur spacieux garage aménagé au sous-sol allait de pair avec ses talents de bricoleur. Cela tombait à merveille pour nous, car c’est là que se tenait la majorité de nos soirées. Sur l’immense établi, entre deux parties de kem’s, j’ai appris par l’exemple que l’on pouvait passer son doigt rapidement dans la flamme d’un briquet sans forcément se brûler. Et même si j’ai toujours été plutôt malin, je manquais encore d’un brin de vice pour rivaliser avec ces adolescents aguerris, qui trichaient allègrement sous la table. En même temps, que pouvais-je faire ? Ils avaient un briquet.
C’était parfois au centre de ces grandes dalles de béton que les parents se retrouvaient. Principalement l’été, des chaises étaient disposées en cercle, prêtes à accueillir tout le monde. Au milieu, des plateaux de bois posés sur des tréteaux faisaient office de buffet improvisé. Une fois rassasiés, les chaises étaient repoussées, et le vaste espace se métamorphosait alors en piste de danse. Même si la musique qui résonnait à travers les murs pouvait déjà servir d’avertissement, je me souviens encore de la scène de liesse qui m’attendait en bas. Une boule à facettes avait été installée au plafond, accompagnée de spots lumineux qui enivraient la fumée ambiante. C’était Dédé aux platines, en duo avec Claude François. Ils guidaient la foule, les bras en l’air, au rythme des « Alexandriiiiie ! Alexandraaaaa ! ». Pour retrouver ma mère, je m’étais faufilé entre eux. Elle avait brièvement interrompu sa danse, après avoir senti une tape sur son bras. Elle se pencha légèrement, essayant de capter ce que je souhaitais lui dire. Mais généralement, la première tentative échouait. Après un signe de la main près de son oreille pour indiquer qu’elle n’avait pas entendu, je répétais, plus fort et plus près d’elle. L’image de ma mère, faisant le double de ma taille, ne me paraît pas si lointaine.
La femme de la maison, Manon, est l’une des rares rousses que je connaissais. Je doute que ce soit une teinture, mais, à vrai dire, je n’en sais rien. Je la savais stricte, mais je n’ai pas souvenir qu’elle n’ait jamais formulé un reproche. Ce qui la caractérisait le plus, c’était évidemment son côté maniaque. Chez eux, la propreté frôlait l’obsession. Tout le monde en riait, mais chacun percevait que ce n’était pas toujours facile à vivre.
Les deux filles, Coralie et Jeanne Guérin, incarnaient parfaitement l’image de leur famille, de véritables petites filles modèles. Coralie était un peu trop âgée pour que mes préoccupations puissent se tourner vers ses faits et gestes. Pourtant, si je n’en avais jamais entendu parler, c’était sans doute parce qu’elle dégageait une tranquillité discrète. Malgré cela, elle semblait plus ouverte et souriante que Jeanne, qui, quant à elle, devait franchement être encouragée pour se joindre à quoi que ce soit.
En ce qui la concerne, mes nombreuses mentions précédentes suffiront. Bien que nous n’ayons jamais été les meilleurs amis du monde, comme deux enfants de huit ans aux caractères bien différents, nous avons tout de même partagé quelques moments relativement agréables. Indéniablement, le fait d’être constamment embêtés par nos parents n’a guère facilité notre rapprochement. Jeanne et Vincent, Vincent et Jeanne. C’est drôle, car le destin a voulu que nous vivions désormais à une rue l’un de l’autre.
La famille Roy offrait un parfait contrepoids aux Guérin. Leurs racines latines leur donnaient apparemment le droit d’être joyeusement désordonnés. Après tout, il faut de tout pour faire un monde. Rosy, de son vrai prénom Rosalia, était originaire de la péninsule Ibérique. Son parler mêlait l’accent du sud de la France à la chaleur de l’Espagne, en un chant qui n’appartenait qu’à elle. Ce n’est pas un hasard si elle faisait souvent l’objet d’imitations affectueuses : « Eh bonjouuur, c’est Rosyyy ».
Axel, le père, était lui aussi un personnage à part. Atypique, assurément, mais surtout inclassable. Originaire d’Escalès, il semblait glisser entre les cases. Un homme décontracté, toujours prêt à plaisanter, qui me faisait parfois penser à un hippie espagnol. Il parlait avec un accent marqué, qu’il accompagnait de gestes de mains amples et désinvoltes, comme pour souligner que tout pouvait être pris à la légère : « Eh c’est bon Jean-Marie, on ne va pas s’emmerder avec ça ».
Comme mentionné plus tôt, son boulot consistait en partie à rédiger des articles pour les journaux locaux. J’en garde surtout le souvenir d’articles « à la con », tel qu’il aurait dit, destinés à détendre l’atmosphère. Il écrivait sur le RARE ou sur des événements de quartier, mais aussi sur des sujets plus fantaisistes. Je pense à ce papier mémorable sur mon père, parti courir le cinq kilomètres d’Escalès, la prestigieuse Boucle du Maset Saint-Jean. Le billet, un genre qui lui allait comme un gant, présentait Jean-Marie Rubas en tant que concurrent à surveiller cette année-là. Un outsider, selon ses mots, qui a probablement suscité la perplexité de quelques lecteurs, et peut-être, le doute chez une poignée de sportifs un peu trop sérieux.
Pendant les fêtes, cet intermittent du spectacle était souvent l’un des premiers à être bourré. Sa passion, c’était de se lever en bout de table pour prononcer de grands discours juste pour amuser la galerie. Il incarnait à lui seul le rôle de l’ambianceur. Rosy, elle, était chargée d’assurer ses arrières. Comme cette nuit où Axel repartait avec le vélo que mon père lui avait cédé. Le voir s’élancer à trois heures du matin, avec tout cet alcool dans le sang et pour unique éclairage les phares de la voiture qui le suivait, relevait presque de l’acte de foi. Nous nous demandions, mi-amusés, mi-inquiets, par quel miracle il arriverait à bon port, et entier.
À contrario, il devait savoir faire preuve d’autorité en privé, car Elias réagissait prestement. Songer aux dynamiques désormais révolues entre parents et enfants me fait sourire. J’étais là, derrière lui, prêt à m’adapter, à ajuster ma propre réaction en fonction de ce que l’un de ses parents lui ordonnait. Finalement, expérimenter le fonctionnement des autres familles est un exercice étonnamment intime.
Alice, la grande sœur d’Elias, avait au moins sept ans de plus que moi. Autant dire que nous n’avons rien partagé. Elle portait le même prénom que la mienne, mais, fort heureusement pour tout le monde, l’écart d’âge rendait toute assimilation impossible.
Enfin, j’arrive à mon allié lors des soirées du RARE. Ma première question était toujours la même : « Est-ce que Elias sera là ? ». Tant de choses nous séparaient, et pourtant, il y en avait tout autant pour nous rapprocher. C’est autour de la Game Boy que nos premiers liens se sont tissés. Une fois le repas terminé, on se posait simplement dans un coin ou sur une marche, et on passait des heures à jouer ensemble à Pokémon.
Chez lui, nos jeux se divisaient entre le ping-pong en plein air et, dans l’obscurité du sous-sol, de longues sessions devant Dofus. Après mon voisin, c’est avec Elias que j’ai partagé ce bout de chemin. Les temps de jeu ressemblaient souvent à un véritable parcours du combattant, entre un ordinateur récalcitrant et une connexion internet qui peinait à suivre. L’ADSL d’AOL, avec ses bruits étranges émis par le modem, était un monde en soi. Inexorablement, mes souvenirs se concentrent davantage sur ces tentatives de connexion répétées que sur le jeu lui-même. La fenêtre ouverte, nous tapions sans relâche notre mot de passe, dans l’espoir de rejoindre enfin la file d’attente du serveur. Dans cette attente interminable résidait une forme de magie, teintée d’espoir.
Le mardi 27 juin 2006 resta une date gravée dans nos mémoires. Nous avions regardé ensemble le huitième de finale de la Coupe du monde, France — Espagne. Tous les deux, assis sur le canapé, nous partagions un MacDo apporté par Rosy. Un moment simple, mais empli de bonheur. Pour parfaire cette soirée, nous pouvions compter sur nos Bleus. Le tout jeune Ribéry ouvrait la marque, tandis que l’inusable Zidane la refermait. Le score final, 3-1. Je ne demandais rien de plus. Et pourtant, en plus de notre menu habituel, Rosy nous tendit une grosse boite de nuggets en nous disant : « Tenez, c’est à vous partager ». À défaut d’avoir plusieurs étoiles sur le maillot, j’en avais plein les yeux.
Néanmoins, si je me trouvais dans leur salon, c’était à la suite d’un événement bien moins réjouissant qui se jouait dans ma vie. Ma mère venait de subir un AVC. Afin de soulager mon père et d’être moins confronté à la situation, les Roy avaient eu la gentillesse de m’accueillir pour la semaine. Honnêtement, je n’avais pas pleinement mesuré l’ampleur du drame. Ma mère s’était couchée en se plaignant d’une douleur au bras droit, qu’elle ressentait anormalement lourd et engourdi. Le matin venu, son état n’ayant montré aucune amélioration, mon père l’avait conduite en urgence à l’hôpital. Le verdict était tombé, et ce n’était pas une agréable victoire par deux buts d’écart. Par chance, elle ne gardera que peu de séquelles, ou du moins, des séquelles mineures. Une fin heureuse, dont il faut se réjouir.
Vivre une telle épreuve, juste après celle de ma sœur, aurait sans doute été insupportable. Concrètement, on continuait de me présenter les choses comme un simple accident, un coup du sort qui pouvait frapper n’importe qui. Et puisque les conséquences paraissaient limitées, il n’y avait, semblait-il, pas vraiment lieu de s’alarmer. De nature confiant, j’y croyais spontanément. Je passais ma semaine d’été chez mon ami Elias, tandis que ma mère se reposait à l’hôpital. Rien de bien terrifiant. J’avais déjà traversé des épreuves similaires : la chimiothérapie de ma sœur, le décès de mon grand-père, une hospitalisation de quinze jours pour une péritonite. Tout cela faisait presque partie de la routine. Mais la véritable raison de ma tranquillité, c’est que je n’imaginais pas une seule seconde que quelque chose de grave puisse arriver à ma mère. C’était inconcevable. Même aujourd’hui, j’ai du mal à intégrer émotionnellement l’idée que cela puisse un jour se produire, alors que rationnellement, je sais bien que tôt ou tard, cela finira par arriver. Que Dieu la garde, à la hauteur de l’amour que j’ai pour elle. Louise l’avait supporté bien plus difficilement, probablement en raison de sa nature anxieuse et de son âge avancé. Malheureusement, ma mère vécut plusieurs années marquées par une grande fatigue. Dès que l’environnement devenait trop bruyant, elle perdait le fil de ses pensées et se voyait envahie par des maux de tête. Me remémorer ces instants me touche profondément, surtout quand je songe à ma situation actuelle. A posteriori, nous avons conclu que l’accident représentait une sorte de décompression après la mort d’Alice, mais qu’il pouvait aussi être lié à la prise de sa pilule, qui était réputée dangereuse.
Paradoxalement, cette semaine demeure l’un de mes plus beaux souvenirs d’été. Nous disparaissions le long de la maison, nous faufilant à travers le champ de bambous. Parfois, nous nous fabriquions de nouvelles armes, parfois nous nous baladions avec nos pistolets à billes. Nous nous autorisions à tirer sur toutes sortes de cibles qui attiraient notre regard en chemin. Nous étions si libres.
L’un de ces jours, accompagné de Raphaël Forestier, ce même Raphaël qui avait voulu défendre son ami à qui j’avais donné un coup de poing dans le ventre, nous avons repoussé les frontières de nos méfaits. Nous avions franchi illégalement le portillon du centre aéré des Tourterelles. N’étant encore que de simples enfants, nous étions persuadés que des chiens de garde viendraient à notre rencontre. À chaque problème sa solution : nous nous baladions, chacun avec notre bâton, que Raphaël avait fièrement baptisé « les Anti-Wafs ». Par souci de discrétion, nous avancions en longeant les haies de cette vaste surface dégagée, en file indienne, tels des cambrioleurs chevronnés. Si quelqu’un avait crié, nous serions partis en courant, pris au piège de notre propre audace. Un premier local désaffecté n’avait rien eu de transcendant à nous offrir. Puis, c’est au pied d’une maison que nous nous étions arrêtés. L’une de ses fenêtres, grande ouverte, semblait appeler nos billes. Dans l’attente d’une réaction qui ne vint pas, nous repartîmes une fois de plus bredouilles. Seule une personne dut être surprise de découvrir des sphères colorées éparpillées sur son sol. En nous rapprochant de la partie principale du centre, nos éducations respectives nous ramenèrent à la raison. Inutile de nous créer de trop graves ennuis. Après de longues minutes d’observation, tapis dans les fourrés, nous rebroussâmes chemin, satisfaits de nos méfaits du jour. Infiltration armée réussie. Les Anti-Wafs.
Coupant à travers champs, nous nous retrouvâmes dans une parcelle adjacente à une nouvelle propriété. Elias, qui connaissait bien le quartier, nous révéla alors qu’il s’agissait de la maison de Podonnet. Monsieur Jason Podonnet, ce jeune Escalais à peine âgé de dix-huit ans, qui chantait durant tous les événements organisés par la mairie. C’était la star du village. Lors de la fête votive, il était courant de voir Podonnet monter sur scène, prêt à enflammer la foule. Au cœur des projecteurs, il exécutait des moulinets sur « ça s’en va et ça revient », ou faisait de grands gestes pour accompagner les chœurs reprenant « Magnolias for Ever ». Cela dit, nous n’avions aucune raison apparente de lui en vouloir, et pourtant, l’idée de lui causer du tort nous excitait. Alors, debout dans le champ, nous hurlions en direction de sa terrasse : « Eh, Podonneettt ! Fais-nous une chanson ! Alors Podonnet, tu chantes ou quoi ! » De vrais petits cons. Mais qu’est-ce que nous avons ri ! Après ce nouvel épisode, nous pouvions rentrer le cœur léger.
Je conclurai brièvement ce large passage en revue par la dernière famille, celle des doyens, Jean-Louis et Soline Lambert. Jean-Louis, qui accompagnait mon retour de l’école, était également l’oncle de Sylvie Mercier. C’est grâce à ses talents de chasseur que nous pouvions déguster des sangliers cuits à la broche et des cailles préparées au barbecue. Il ne me reste que peu de choses à ajouter, si ce n’est qu’il faisait invariablement sa sieste devant Les Feux de l’amour. Soline, quant à elle, incarnait la fumeuse compulsive par excellence. Une femme menue, aux dents abîmées et à la voix rauque, qui semblait s’évader cigarette à la main. Des personnes profondément attachantes.
Leur fils, Kévin, qu’on ne voyait pas si souvent, avait l’âge des grands du groupe. Adolescent, il était à fond dans le style gothique. Vêtu de noir de la tête aux pieds, il portait des tee-shirts à l’effigie de Marilyn Manson et arborait fièrement ses bracelets de piques. Sa coiffure aussi était pointue, puisqu’il s’agissait d’une reproduction impeccable de la célèbre « couronne » en vogue à l’époque.
Tout changea le jour où il intégra un CAP carrosserie. Un retour éclair à l’ordre établi. Mais sa chambre, elle, restait inchangée. Je l’appréciais particulièrement, car elle regorgeait de choses qui m’étaient défendues. Couteaux, poings américains, pistolets à billes… Chaque tiroir ouvrait un monde interdit, et je ne savais plus où donner de la tête.
En plus des soirées repas, méticuleusement organisées d’une année sur l’autre, il fallait célébrer tous les anniversaires. Dans ma jeunesse, les grandes festivités coïncidaient avec le passage symbolique de la barre des quarante ans. Dorénavant, les chansons personnalisées sont presque venues souffler sur la 60ème bougie de chaque membre.
Une de leurs traditions consistait à se retrouver pour pique-niquer lors des jours fériés printaniers. Niveau logistique, c’était une véritable organisation, mais parfaitement rodée. On ne manquait ni de tables, ni de chaises, ni de couverts. De plus, chacun maitrisait le plat qu’il devait amener. Nous, c’était le délicieux taboulé et la somptueuse mousse au chocolat de ma mère. Dans une ambiance chaleureuse, à l’ombre des arbres, autour d’une bonne bière ou de l’inextinguible cubi de rosé, les moments partagés étaient de grande qualité. Après le repas, les hommes jouaient à la pétanque, sauf mon père, qui préférait faire la sieste. Parfois, un football géant était organisé. Tout le monde ou presque, se retrouvait sur le terrain, y compris les mamans ; ce qui ne manquait pas de me perturber. Le ton était à la rigolade, tandis que moi, j’avais tendance à prendre les matchs un peu trop au sérieux. De manière inopinée, je me faisais même soulever par les dessous de bras pour que l’on puisse me piquer le ballon. « Oh, qu’ils m’escagassaient ! ».
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