La famille
Il est temps d’ouvrir cette sous-partie qui me tient à cœur, tout en me mettant singulièrement en difficulté. Je suis satisfait de ce que j’ai choisi de traiter ici, et pourtant, une crainte persiste, celle d’en rester à la surface. Comme si, sur ce sujet plus que sur d’autres, je ressentais le besoin de prouver quelque chose. D’en dire assez pour être digne de ce que j’aborde. Après tout, « la famille, c’est là où la vie commence et où l’amour ne finit jamais ». Difficile de se sentir à la hauteur d’une telle citation, qui, d’ailleurs, n’est pas toujours si vraie. Elle reflète malgré tout ce qui tisse la trame de nombreuses relations familiales, l’amour.
Selon Wikipédia, « la famille est la base de l’ordre social et représente un groupe social primaire, qui influence et est influencé par d’autres personnes et institutions. Il est constitué de personnes, ou d’un certain nombre de groupes domestiques liés par une descendance d’un ancêtre commun, d’un mariage, d’une adoption ou d’alliance. En ce sens, le terme se confond avec celui de clan ».
Loin de l’image de la tribu mafieuse, soudée jusqu’à l’agressivité au nom de la préservation de son unité, je trouve pourtant que le terme de clan est juste. La vision des membres d’une famille marchant ensemble dans la rue m’a toujours inspiré de la tendresse. Ils partagent une base commune d’éducation, et sont à la fois si différents. Il transparait que, bien qu’ils n’aient pas trouvé les mêmes réponses, ils se posent les mêmes questions. Un lien invisible qu’ils ne sauraient récuser.
Mon parrain. Grégory Darban, Grég, est le cousin de ma mère. Je ne peux que supposer qu’il est le fils de l’un des frères de mon grand-père, car cette partie de notre arbre généalogique ne m’a jamais vraiment passionné.
Dans mon enfance, ce qui caractérisait le plus mon parrain, c’était sa taille. Proche des deux mètres, le débat sur les quelques centimètres qui lui manquaient pour atteindre cette barre symbolique était récurrent. Il m’arrivait aussi de le prendre en exemple pour son intelligence, surtout dès que les mathématiques entraient en scène. Son fait d’armes en la matière était d’avoir brillamment réussi les classes préparatoires scientifiques, Math Sup et Math Spé. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai distillé cette information, dans le but non seulement de le mettre en valeur, mais aussi, par association, de m’attribuer un peu de gloire. Le comique de la situation résidait dans le fait que ni mon camarade ni moi n’avions la moindre idée de ce que cela signifiait concrètement. Mais l’effet escompté était bel et bien présent.
Son mariage avec la Suisse semblait une évidence. Mon père le décrit comme quelqu’un d’évolué. Par-là, il sous-entend qu’il s’agit d’un homme réfléchi, soigné et ayant une situation professionnelle solide. Bref, quelqu’un de parfait en apparence. L’écriture de ces lignes coïncide avec son 50ème anniversaire. Étonnamment, je l’ai toujours pensé éternellement jeune à côté de mes parents, et pourtant, voilà qu’il a déjà cinquante ans.
Notre premier véritable moment de partage remonte à mon année de CE2. Il m’avait invité à passer quelques jours chez lui, avec pour objectif de m’initier à la pratique du ski. Cela tombait à point nommé, en prévision de ma toute première classe de neige. Il s’est avéré être un professeur particulier de grande qualité, grâce à qui j’ai pu devenir rapidement autonome sur les pistes. Comme tout « presque montagnard » qui se respecte, son matériel était soigneusement rangé dans le garage, prêt à être dégainé au moindre flocon. Quant à mon équipement, il s’agissait d’un mélange d’objets temporaires prêtés ou loués, qu’il avait en partie généreusement financé, tout comme les forfaits. Avec le recul, je mesure pleinement la chance que j’ai eue.
Pour commencer, nous étions allés dans les stations du Jura. Plus modestes que celles des Alpes, elles offraient des pentes douces, parfaites pour mes premiers pas sur la neige. L’apprentissage avait débuté, comme il se doit, par l’inévitable chasse-neige. Bien calé entre ses grandes jambes, ses deux skis encadrant les miens, il me guidait, me familiarisant peu à peu avec les sensations, m’enseignant l’équilibre. Rapidement, nous étions passés à l’étape suivante, celle de la maitrise des virages. Tout un art. J’obéissais à ses conseils avec application, me déplaçant d’un bord à l’autre de la piste pour contrôler ma vitesse. C’est sur les faibles pourcentages des pistes bleues que j’ai fait mes premières armes. Des pentes suffisamment inclinées pour ressentir la glisse, mais pas assez pour laisser place à la peur. Larges et dégagées, elles offraient un terrain rassurant, où les accidents restaient rares, et où chaque descente nourrissait un peu plus ma confiance.
Peu après, il était déjà temps de prendre le grand télésiège pour se confronter aux pistes rouges. Rouge. La même couleur que celle du sang, ou de cette zone critique qui annonce qu’on ne va pas tarder à craquer. Qui peut vraiment prétendre chercher du plaisir dans un tel contexte ? Je dramatise, bien sûr, mais honnêtement, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à redouter certaines pentes. Ne maitrisant pas encore parfaitement mes virages, il m’était difficile d’aborder la suite avec assurance. Au milieu d’une grande courbe, lancé à pleine vitesse, nous avions glissé sur une large plaque de verglas. Accompagnant aveuglément mon parrain, tentant tant bien que mal d’imiter ses gestes, j’avais serré les dents, entre autres, en entendant le bruit sourd du frottement des skis sur la glace. C’est à cet instant précis que j’ai compris que les choses devenaient sérieuses, et que, oui, cette fois, je faisais vraiment du ski.
En revanche, tout n’avait pas été rose durant ce séjour. Le premier soir, lorsque la lumière s’est éteinte, seul dans ma chambre, je me suis mis à pleurer, la tête enfouie dans mon oreiller pour ne pas faire trop de bruit. Ce genre de réaction était rare chez moi. Mais là, loin de ma famille, loin de tout ce que je connaissais, je me sentais perdu, presque comme un invité chez des étrangers. Mes repères vacillaient. Au réveil qui suivit, surprise, il m’était impossible d’ouvrir les yeux. Mes paupières étaient complètement collées. C’était la première fois de ma vie que je me retrouvais confronté à une telle situation. Pourtant, sans paniquer, j’avais attribué cette soudure à une surproduction de chassie, le « caca des yeux », proportionnellement au chagrin de la veille. Cela me semblait tellement évident que je n’ai même pas songé à une autre explication. Et puis, il faut dire que j’avais un peu honte de cet accès de faiblesse. Alors, tout naturellement, j’ai commencé à décoller ces saletés de mes cils, sans me douter un seul instant qu’il s’agissait en réalité d’une conjonctivite.
Dès que cette semaine de découverte s’acheva, la classe de neige s’amorçait. Le rendez-vous était fixé tôt sur l’esplanade du marché. Aux portes du bus, j’avais voulu faire le malin devant Jeanne et ses parents, car elle aussi revenait d’une semaine de préparation : « Moi, j’ai fait des pistes rouges la semaine dernière ! », avais-je lancé fièrement. Ce à quoi ils avaient répondu pour me remettre à ma place : « Oui, mais Jeanne a fait ses premières pistes noires, elle ». Même si je perdais cette bataille, cela m’a quand même permis d’intégrer le groupe des moyens, et, par extension, d’échapper à celui des débutants.
Notre groupe gravitait autour de la deuxième étoile. Parmi nous, il y avait Paulin et Oscar. Nous oscillions entre moments d’aisance et galères au tire-fesses ; c’était toujours un peu au hasard. Oscar, fidèle à lui-même, nous offrit même un instant mémorable, quatre chutes consécutives dans les premiers mètres de la remontée mécanique. Mais avec lui, rien n’était jamais certain, car il avait ce talent unique d’ajouter une sempiternelle touche théâtrale pour nous faire rire. Quant au groupe des confirmés, ils partaient en hors-piste et visaient l’obtention de l’étoile d’or, pour ceux qui ne la possédaient pas déjà. C’était le cas de Julien Sorin, heureux détenteur du Cabri et, par conséquent, du titre de meilleur skieur de la classe. Leur moniteur, coiffé d’un bonnet de clown, incarnait à merveille le cliché du skieur « chillax », celui qui « flex » avec son « flow » sur les pistes. Ils n’hésitaient pas à prendre des bosses, puis venaient nous montrer leurs pantalons déchirés, symboles de leur dépassement.
Au terme du séjour, nous attendions sagement accroupis les uns derrière les autres, nos récompenses. À tour de rôle, nous récupérions un petit livret ressemblant à une carte électorale, dans lequel se jouait la fin du suspense. Quelle fierté de voir mon niveau, acquis au fil de ces deux dernières semaines, officiellement traduit par une deuxième étoile ! Jeanne, pour sa part, l’avait déjà obtenue auparavant et était déçue de rester au même point. Je ne perdais pas la guerre.
Parmi les diverses branches du côté maternel figurent les Cazeneuve et les Verdon. Le dénominateur commun entre toutes ces familles n’est autre que Mamie Bardet, Ariane, la mère de ma grand-mère Marguerite. Elle donna naissance à trois filles, et c’est autour de l’aînée, Solène, que gravitent les personnages dont je vais parler. Naturellement, ses enfants sont les cousins de ma mère, et leurs propres enfants deviennent, de fait, mes cousins éloignés. C’est d’ailleurs en m’interrogeant sur le lien qui nous unissait que j’ai appris la subtile distinction entre les cousins germains et ceux dits issus de germains.
Cette réflexion m’amena également à m’émerveiller de tout ce qui peut découler d’une simple union entre deux êtres. Mamie Bardet et son mari donnèrent naissance à trois filles, qui elles-mêmes mirent au monde sept enfants, lesquels, à leur tour, engendrèrent au moins treize nouveaux visages. Et encore, l’addition aurait aisément pu être plus salée. En l’espace de trois générations, vingt-cinq membres vinrent façonner plusieurs pans distincts au sein du même clan. La reproduction des schémas autour des différents rôles était saisissante. Une grand-mère au centre de toutes les attentions, un petit enfant particulièrement choyé, l’oncle blagueur marié à la tante peu accommodante… Chaque cellule familiale formait ainsi un écosystème indépendant. Ce brassage intrafamilial avait quelque chose de plaisant, d’autant plus que tous étaient, au fond, des gens bienveillants. Pourtant, je ne me suis jamais senti véritablement proche d’eux. L’attachement concernait plutôt la génération des « vrais » cousins.
Lors de notre premier voyage en terre bourguignonne, nous avions dormi chez l’une des familles Verdon. Leur maison de ville, pleine de charme, m’apparaissait toutefois trop sombre à l’intérieur. Armand, surnommé Armi, l’un des cousins, était manipulateur en radiologie. Un homme rond, toujours jovial, dont la bonne humeur semblait inépuisable. Sa femme, Lucie, paraissait nettement moins enjouée. Elle travaillait elle aussi dans le domaine médical, mais j’essayais d’interagir le moins possible avec elle. Je l’avais, malgré toute ma bonne volonté, catégorisée parmi les personnes « chiante ».
Ensemble, ils eurent deux enfants d’à peu près de mon âge. Jules, l’aîné, était plutôt singulier, mais tout à fait aimable. Son champ d’expertise, c’était tout ce qui touchait aux sports nautiques, particulièrement la voile et la pêche — des passions qui avaient tendance à le marginaliser. Grâce à lui, j’ai pêché pour la première fois. Armi nous avait emmenés au bord de l’Yonne, accompagnés de sa petite sœur Hortense. Le destin étant facétieux, c’est elle qui remontait le plus de poissons, ce qui n’avait pas manqué d’agacer Jules.
La seconde famille Verdon, engendrée par Florian, est celle que je connais le moins. Dans l’ensemble, ils s’inscrivaient tous dans ce style BCBG, musiciens dans l’âme, mais lui en incarnait parfaitement l’image. Il me semble que ma jeune mère, à l’époque, craquait pour lui. Élise, l’aînée des trois enfants, affichait déjà de nets signes de maturité, marquée par les responsabilités qui lui incombaient. Amaury, du même âge que moi, était plus entreprenant que Jules. Avec lui, on jouait véritablement. Et comme leur passion commune était le rugby, je n’avais d’autre choix que de me plier à la majorité ces jours-là. En général, nos jeux consistaient à nous plaquer dans les chambres. Le petit dernier, Théo, était impertinent et arborait une coupe de cheveux similaire à celle de Marcelino, le personnage du dessin animé éponyme. Au milieu des grands, il amusait toujours la galerie avec son caractère bien trempé et sa franchise désarmante.
Puis, finalement, vint la troisième famille, les Cazeneuve. C’est Isabelle Verdon, surnommée Isa, la sœur de Armand et Florian, qui prit le nom de son mari, Benoît Cazeneuve. Mes parents disent que ma sœur lui ressemble de plus en plus. Quand nous allions leur rendre visite, c’est chez eux que nous logions. Je dis cela comme si c’était une habitude, alors qu’en réalité, je n’ai dû les voir qu’une poignée de fois. À noter que c’est plutôt ma mère qui entretient une certaine proximité avec ces personnes, mes deux tantes nettement moins. Il importe de reconnaître qu’il y a toujours eu des disputes autour des grands-mères. Des querelles futiles entre elles, dont on ne connaît qu’un seul point de vue, rendant toute prise de position quasiment impossible. Qui a commencé, qui dit vrai, c’est un dilemme insoluble. À cela s’ajoutent des ressentiments liés aux naissances trop rapprochées, qui auraient volé la vedette à leurs propres enfants, ainsi que bien d’autres motifs. J’ai vite abandonné l’idée de comprendre. Un jour, l’entente est cordiale, et le lendemain, elles sont fâchées, et ce, depuis des décennies.
C’est à l’intérieur de la maison des Cazeneuve que j’ai rencontré mon arrière-grand-mère. Clairement, pour moi, c’était une étrangère, mais pour ses descendants vivant près d’elle, l’affiliation était bien réelle. Ce soir-là, elle fêtait ses 90 ans. Assise au bout de la table, nous nous sommes succédé à tour de rôle pour lui faire un bisou sur la joue.
Leur hospitalité était remarquable. Benoît, après avoir fait carrière dans une grande banque, s’était lancé dans l’aventure de l’entrepreneuriat, épaulé par quelques ex-associés dissidents. La rédaction d’un prestigieux magazine spécialisé les avait même consacrés comme la première entreprise où il fait bon travailler. Impressionnant. Par la suite, il a hérité de sa maison familiale, située en plein cœur d’Asnières sous-Bois. Une splendide demeure ancienne, formée de plusieurs ailes, que ses parents occupaient partiellement jusqu’à leur disparition. Aujourd’hui, l’ensemble a été restauré avec soin. Il me serait d’ailleurs impossible de dénombrer toutes les chambres et salles de bains opérationnelles, tant elles sont légions.
Ben était également un grand amateur de vin. La taille de sa cave faisait partie du mythe familial. L’une de ses premières améliorations consista à creuser un puits décoratif dans le sol, qu’il fit sublimer par des jeux de lumière savamment disposés en son cœur. À l’époque, leurs projets me paraissaient insensés, même s’ils connaissaient déjà le succès. Je me souviens de la construction de leur piscine couverte dans un coin du jardin. C’étaient les seuls que je fréquentais qui bénéficiaient d’un tel aménagement. Une salle de sport et un sauna venaient compléter l’ensemble, offrant de quoi varier les plaisirs. La piscine, elle, était équipée de buses permettant de nager à contre-courant, et le détail qui achevait de nous émerveiller : des haut-parleurs immergés diffusaient de la musique sous l’eau. Tout cela semblait à peine croyable pour l’enfant que j’étais, habitué à une sobriété bien plus grande. Même la cage de foot flottante paraissait alors étrangement fade.
Ils faisaient partie de ces gens qui se rinçaient systématiquement sous la douche après être sortis de la piscine. J’attendais innocemment mon tour après celui d’Océane, leur fille, lorsqu’en se frottant, elle écarta légèrement sa culotte de sa peau, laissant entrevoir le haut de ses poils pubiens. J’avais été très surpris de découvrir que les filles aussi en possédaient. Je crois que je n’ai jamais aimé ça.
Océane, que j’appréciais beaucoup. Je la trouvais drôle, intelligente et belle. Elle avait tout.
J’associe ce ressenti au jour où nous avions visionné le court-métrage qu’ils venaient de tourner. C’était l’un de ces délires qu’ils partageaient régulièrement, mêlant parents et enfants. Le caractère volontairement caricatural de la réalisation était pleinement assumé, et, franchement, le résultat était au rendez-vous. Celui-ci mettait en scène des mafieux arrivant armes à la main, accrochés aux flancs d’une vieille voiture. L’échange de tirs, tourné dans un entrepôt désaffecté, prenait tout son sens en postproduction. La chute spectaculaire d’un « corps » par-dessus la rambarde d’une grue, manifestement un mannequin, achevait d’ajouter au charme de l’ensemble. Les voir incarner ses rôles rendait la représentation d’autant plus comique.
Pour en venir au fait : Océane apparaissait dans une scène où elle émergeait d’une poubelle, entourée de fumigènes. Et, même volontairement décoiffée et faussement salie, je la trouvais irrésistiblement séduisante. Ma sœur, peu discrète, lui glissa à l’oreille : « Mon frère, quand il agit comme ça avec une fille, c’est qu’il est amoureux ». Un bien grand mot, certes. Mais il faut croire que la bonne impression qu’elle me faisait transparaissait malgré moi.
Le fils aîné, Henri, se passionnait lui aussi pour la mêlée. Patient, il m’avait transmis quelques rudiments pour évoluer convenablement sur les terrains de rugby numériques. La prise en main fut difficile, car j’étais un parfait novice. Mais une fois les premières mécaniques maitrisées grâce à ses conseils avisés, j’ai éprouvé un réel plaisir à incarner Richie McCaw et le légendaire Jonah Lomu. Sinon, c’était principalement à travers les paroles de mes parents que j’apprenais les nouvelles concernant les Cazeneuve. À chaque retour de leur part, mon père ne manquait pas de louer ce qu’ils possédaient : « La Mercedes classe A d’Isa est géniale, leurs VTT Lapierre sont exceptionnels, le X6, pareil, et l’appartement de Ben à Londres… ». De temps à autre, les problèmes qu’ils rencontraient remontaient jusqu’à mes oreilles. La solitude d’Isa, qui passait ses semaines seule dans la grande maison pendant que Ben travaillait et que les enfants poursuivaient leurs études. Ou ces multiples réceptions qu’elle devait organiser en urgence. Certes, ils n’étaient pas vraiment à plaindre, mais chacun a ses propres tracas.
La dernière fois que j’ai vu Isabelle, elle m’avait lancé d’un ton nonchalant, presque piquant : « Dis donc, Vincent, tu as mauvaise mine ! Il faudrait prendre un peu le soleil, tu es tout pâle ! ». Et bien qu’elle n’eût aucune idée de ce que je traversais, j’avoue avoir pris sa remarque comme un affront, comme si elle s’arrogeait le droit de m’enseigner la vie.
Ma première tante, Angélique Darban, petite sœur de ma mère et cadette de la sororie. Elle est aussi la marraine de ma grande sœur. Ce lien particulier qui les unit lui conférait, à mes yeux d’alors, une sorte d’exclusivité. Comme si elle lui était réservée. Longtemps, je ne l’ai pas perçue comme une personne avec qui je pouvais nouer une relation à part entière. Pour parler d’elle, il fallait que Louise soit là. Comme s’il existait entre elles un tunnel invisible d’interactions, une ligne directe, close : Angie-Louise.
Sa particularité, c’était d’habiter Paris. Le membre de la famille qui vit « loin », en banlieue de la capitale. La seconde étiquette qui lui collait à la peau prenait la forme du logo de Renault. Je l’ai toujours connue occupant un poste à responsabilités, un de ceux qu’on prononce sans bien comprendre tout ce qu’ils impliquent, mais qui imposent naturellement le respect. Elle menait des audits dans des sites de production en difficulté, en tirait des diagnostics, puis proposait des solutions. En somme, elle savait exactement comment devait tourner une usine Renault. L’âge d’or du secteur coïncida avec sa prise de fonction : une période dense, exigeante, marquée par un gros volume de travail. Par-delà ce rôle, elle a su bâtir une belle carrière, en saisissant les opportunités qui se présentaient à elle. Pendant de longues années, elle fut chargée de développer l’image de l’enseigne en Pologne. Profitant d’avantages pensés pour l’y attirer, elle y mena une vie confortable, tout en découvrant une expérience professionnelle à la fois dépaysante et enrichissante.
Comparé à ma sœur, je suis allé bien moins souvent à Paris. À l’une de ces rares occasions, nous avions passé la journée dans le célèbre parc d’attractions Disneyland. Ce dont je me souviens le plus clairement, ce sont les panneaux à l’entrée des manèges, ceux qui indiquaient qu’il fallait mesurer plus de 1 mètre 40 pour pouvoir y accéder. Je ne devais pas dépasser cette taille de beaucoup, car je les scrutais avec une certaine inquiétude, comme s’ils allaient décider de ma journée à ma place. Autre panneau redoutable, celui qui annonçait, avec une désinvolture cruelle, environ deux heures d’attente à partir de ce point. Moi qui pensais, dans ma naïveté d’enfant, que nous allions enchaîner les attractions comme dans une fête foraine. Tant pis, le vol de Peter Pan se fera sans nous. De toute manière, j’attendais surtout le fameux Space Mountain. Forgée dans les cours de récréation, sa légende le précédait. Il y avait ceux qui l’avaient fait, et les autres. Tellement incroyable, disaient-ils, que certains petits téméraires accumulaient les tours sans sourciller.
Sensiblement à la même époque, nous avions profité d’une halte dans la capitale pour visiter le Louvre. Certes, de l’extérieur, la pyramide imposait déjà sa somptuosité, mais c’est bien la vue à l’intérieur qui m’a véritablement époustouflé. En descendant petit à petit, j’en venais à mieux apprécier l’ampleur de l’édifice qui nous surplombait, chaque niveau offrant une perspective différente, presque vertigineuse. Une fois au bas, nous avancions tranquillement, discutant de l’organisation de notre future visite, excités par l’alléchant programme.
Quand soudain, un homme interpella ma grand-mère : « Madame, votre sac est ouvert et vous avez fait tomber votre porte-monnaie ». Étonnée dans un premier temps, elle se laissa envahir par la gratitude envers cet inconnu, dont la prévenance nous évitait une situation bien plus fâcheuse. Elle le remercia chaleureusement, touchée par ce geste. Une fois le portefeuille rangé en sécurité, la visite reprit son cours.
Plus tard, au moment de régler une broutille, ma grand-mère se rendit compte qu’il lui manquait les vingt euros qu’elle avait retirés. Rapidement, le lien se fit avec le moment où son sac était ouvert, mais surtout avec cet homme à l’air patelin, qui, en réalité, était probablement le voleur. Le porte-monnaie n’était jamais tombé, et elle n’avait probablement pas oublié de fermer son sac à dos. Je n’étais pas habitué à ce genre de vice, à une telle démonstration de rapacité. Un tour de passe-passe de pickpocket parisien, habile à dérober les touristes en se faufilant discrètement parmi la foule. Proche de ma grand-mère, j’avais fixé cet homme qui avait la partie inférieure du visage dissimulée par une épaisse écharpe en laine rouge. Son regard avait brièvement croisé le mien, et il ne semblait pas totalement innocent. Malheureusement, je n’éluciderai jamais complètement ce larcin.
Après cette mésaventure, la vie citadine me réservait encore quelques surprises. Je n’aimais pas spécialement l’appartement de ma tante. Ce n’était pas qu’il fût médiocre, mais plutôt à cause de l’environnement. Entouré d’immeubles de quatre à six étages, typiques de la banlieue parisienne, je n’étais pas du tout habitué à ce cadre. Situé en rez-de-chaussée, à l’angle de deux rues, l’appartement bénéficiait d’un confortable jardin en L, un luxe, disait-on. À l’intérieur, deux chambres, une salle de bain, et une cuisine séparée du grand salon. Sur le papier, que demander de plus ? Cependant, je le trouvais trop bruyant, et les diverses personnes qui passaient derrière la haie me mettaient constamment en alerte. Puis, ces fenêtres en vis-à-vis finissaient de me rendre mal à l’aise. Chez moi, je voyais tout au plus des bouts de toit du voisinage. Et même si j’essayais d’en faire abstraction, le ciel que j’apercevais n’était pas le mien.
Néanmoins, la plus grande des découvertes fut le métro. Un condensé de tout ce que je détestais. Qui raffole vraiment de ce moyen de transport ? Les citadins qui n’ont connu que cela depuis leur plus jeune âge ? Peut-être. Mais ce n’était définitivement pas mon cas. Cette foule qui se précipitait dans tous les sens, ces carreaux blancs détestables sur les murs, la saleté omniprésente des grandes villes, le bruit strident du métro arrivant à quai, cette sonnerie agaçante avant la fermeture des portes… tout était d’une agressivité inouïe. À l’intérieur, rien de reluisant. Des rames sales où les passagers se mettaient entre parenthèses, le temps d’un voyage toujours aussi impersonnel. L’ambiance était si négativement chargée qu’on aurait cru que les usagers précédents y avaient laissé les relents de leurs mauvaises expériences.
Hors du temps et de ses obligations quotidiennes, Angélique s’exerçait à l’escrime. La seule épéiste, fleurettiste ou sabreuse de mon répertoire. Tout ce que j’en savais me venait de ma grand-mère, qui évoquait souvent sa joyeuse bande d’amis escrimeurs. Une troupe de saltimbanques qui se produisaient en costume médiéval, lors de représentations où l’épée se mêlait à la mise en scène. Pour son 40ème anniversaire, elle avait organisé une grande fête, rassemblant famille et amis. Des gens originaires d’horizons très variés. L’événement s’était tenu dans un centre de loisirs entièrement privatisé pour l’occasion, où tout le monde fut hébergé le temps d’un week-end festif. Je n’avais rejoint l’aventure qu’en cours de route, à cause d’un tournoi de foot qui m’avait retenu. Tous ceux présents en ont gardé un souvenir mémorable. Pour ma part, j’avais joué au ballon jusqu’au début de la nuit, avec le fils de ses amis escrimeurs : Lancelot. Un prénom qui ne s’invente pas.
Hélène Darban, devenue Hélène Ferrand, est la plus jeune des trois sœurs. Elle tient à ce que l’on prononce « Ferran », et non « Ferrande », comme l’on aime s’y risquer parfois. On l’appelle aussi, selon l’humeur, Lélène, ou encore Lénou. Pour moi, c’est simplement marraine. Cela fait déjà pas mal d’appellations à endosser. « Elle n’est pas commode, Lélène ». Une phrase souvent entendue chez mes parents, et qui, il faut l’admettre, la résumait plutôt bien. Le regard sévère, peu encline à sourire, toujours prête à lâcher une remarque bien sentie. Il est vrai que, les années passant, cela devient de moins en moins le cas.
Elle se passionnait pour l’équitation, qu’elle pratiquait avec sérieux et talent. Titulaire du galop 7, elle faisait figure de référence pour les cavalières en herbe de la famille. Plus jeune, elle avait servi dans l’armée de l’air. Ma grand-mère conservait précieusement une photo d’elle, en uniforme, posant fièrement devant un hélicoptère. Elle avait de l’allure.
C’est dans ce contexte qu’elle rencontra Christian, son chéri et père de ma cousine Charlotte. Il est mort d’un cancer avant que j’aie vraiment eu le temps de le connaître. Rahimahu Allah. Cela reste pour moi assez flou. On l’appelait « Cricri » dans la famille et d’après ce que j’ai compris, c’était quelqu’un de bien. Sans en être certain, je crois qu’il a été touché par un cancer de la gorge ou des poumons. Une épreuve terrible pour tous, et plus particulièrement pour ma marraine. Il semble qu’ils aient découvert la maladie peu après la conception de leur fille. Une situation tragique. Comme si perdre l’amour de sa vie ne lui suffisait pas, il fallait encore qu’elle fasse face à l’idée que son enfant grandira sans son père. Des circonstances atténuantes, pour expliquer pourquoi nous étions toujours un peu plus indulgents avec Charlotte, lorsqu’elle laissait éclater son mauvais caractère étant petite.
C’est sans doute en raison de son passé militaire que ma marraine a déménagé à maintes reprises au fil des années. Je l’ai connue à Vitrolles, puis à Aix-en-Provence, et enfin à Gardanne. D’ailleurs, ma sœur et moi avons récemment évoqué sa première acquisition à Gardanne. À ce moment-là, j’ai été pris d’un rire nerveux, tant il m’était difficile d’imaginer l’achat d’une maison telle que celle-là. C’était presque inconcevable. Heureusement, ils n’ont pas tardé à s’installer dans celle qu’ils habitent désormais, plus en phase avec leurs attentes.
Il s’agissait d’une vieille maison de village, en piètre état et presque dépourvue de lumière naturelle, sauf dans la cuisine. Le salon, au plafond bas, était plongé dans l’obscurité, donnant sur une petite cour étouffante. Cette cour, encadrée par quatre grands murs, ne permettait aucune possibilité d’aménagement. C’était une sorte de promenade de prison, mais en version réduite. Un furet vivait en cage dans la cuisine, le papier peint de la rambarde de l’escalier était à moitié arraché, et les toilettes se trouvaient juste en dessous, dans un placard qui semblait tout droit sorti de l’univers d’Harry Potter.
De la même manière qu’il y avait ce tunnel invisible d’interactions entre ma sœur et Angie, un lien similaire existait entre ma marraine et moi. Quelque chose de spécial, qui t’oblige à être différent en raison de cette relation. Honnêtement, je n’ai jamais apprécié cette forme d’obligation affective. Je voyais bien que ma sœur adorait sa marraine, tandis que de mon côté, ce n’était pas le cas. J’étais bien moins disposé à développer ce type de connexion. Elle partait souvent à Paris ou en Pologne, pendant que moi, je refusais d’aller dans le département voisin. Mes parents n’ont pas mis longtemps à s’y résigner. C’est triste, mais c’est ainsi. Je comprends aujourd’hui qu’elle ait pu se sentir blessée à chaque fois qu’elle en a pris conscience.
Lors d’une nuit de Noël, un peu ivre, elle m’a confié : « Tu sais, Vinny, je sais que notre relation n’a pas toujours été idéale et que nous n’avons pas toujours été aussi proches que j’aurais voulu, mais je t’aime quand même ». Malheureusement, cela résumait bien notre relation. J’ai répondu poliment : « Oui, je comprends, moi aussi je t’aime, marraine » ; et c’était sincère. Je l’aime, bien sûr, mais malgré toute sa bonne volonté, la forme ne me convenait pas. C’est dur à admettre, mais dépourvu de jugement. De plus, j’étais assez intolérant à cette époque-là, mais avec tout ce que j’ai traversé depuis, je serais mal placé pour condamner les faiblesses ou les dysfonctionnements des autres. Il y a eu une forme d’incompatibilité pour une relation plus profonde. Certes, on ne réécrira pas l’histoire, mais nous restons liés malgré tout. Et finalement, il y a des choses bien plus graves.
Charlotte Ferrand, sa fille, ma cousine. Je l’ai déjà abondamment évoquée au fil des souvenirs précédents, si bien que je n’ai pas grand-chose à ajouter pour l’instant. Je saisis toutefois l’occasion pour immortaliser une anecdote, légère et tendre, à propos de son tout premier petit copain. Achille, de son prénom. Elle nous avait raconté qu’un après-midi, après les cours, ils s’étaient rendus chez elle, et qu’au moment de se quitter, ils s’étaient « encapés » dans le garage. Ce n’est pas tant le geste qui nous avait marqués, que le mot employé. Cette étrange tournure, « encapés », nous avait fait éclater de rire, ma sœur et moi. Longtemps, elle fut mon unique cousine. Dix petits mois nous séparent, et c’est presque main dans la main que nous avons grandi. Le contexte aurait pu nous être plus clément, à l’image de ces cousins scolarisés ensemble, qui tissent des liens au-delà des seules réunions familiales, mais nous n’avons guère à nous plaindre. J’éprouve pour elle une réelle affection, d’autant plus vive lorsque l’on sait les épreuves qu’elle a dû traverser. Elle s’est tenue droite, avec courage, sans jamais céder. C’est une travailleuse méritante, et même douce sous ses airs de pas commode qu’elle a reçu en héritage.
Dernier représentant de cette lignée, mon grand-père maternel, Marcel Darban. Parmi ses petits-enfants, c’est Louise qui a le plus profité de sa présence avant que ne s’amorce son déclin prématuré. Fâcheux ou non, je ne conserve que très peu de souvenirs précis à son sujet. Son lieu de naissance, les contours de son enfance, le fil de sa vie ou même la nature de son métier, tout m’échappe ou demeure flou. Au détour d’une conversation, il me semble avoir retenu que sa mère se prénommait Germaine, et que son père, quant à lui, était plus souvent désigné sous le nom familier de « Papi Darban ». En revanche, une certitude subsiste. Il fut, dans sa jeunesse, l’un des Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Ce chœur de garçons, fondé en 1907, se consacrait alors exclusivement à cette époque, aux chants religieux. On les décrivait volontiers comme des « ambassadeurs de la France », porteurs de voix cristallines. Pourtant, jamais il ne m’est parvenu le son de sa voix chantée.
Assez tôt, ce que j’entendais à son sujet a façonné, presque à mon insu, une image plutôt négative de lui. Non pas en raison de nos échanges, mais par le prisme des récits familiaux. C’est d’abord ma grand-mère qui évoquait leur séparation survenue des années auparavant. Elle insistait sur le fait que cela s’était fait sans heurts, que ce n’était pas bien grave, mais je peinais à concevoir que l’on puisse, un jour, choisir de s’éloigner d’elle. De dix ans sa cadette, il semble que les différences d’âge, de caractère ou d’aspirations se soient rapidement imposées entre eux. Elle ajoutait souvent qu’à l’époque, divorcer n’était pas une mince affaire. La communauté tout entière s’en mêlait et lui reprochait de rompre les usages. C’est après cette séparation qu’elle fit la rencontre d’André. Son nouveau compagnon, que je ne connaîtrais jamais, puisqu’il a été emporté par un cancer. Un de plus. Sans conteste, il fut le grand amour de sa vie. Il lui suffisait d’évoquer ce chapitre pour que des étoiles s’allument encore dans ses yeux, des années plus tard.
Puis vinrent les récits de ma mère, eux aussi empreints d’une certaine amertume. Étudiante à Paris, logée dans une modeste chambre de bonne, elle avait douloureusement vécu les épisodes liés à un emprunt, ou un vol selon les versions, commis par son père. Le tout dans un contexte déjà tendu, puisqu’elle remboursait alors un crédit pour financer son école de lettres. Je n’en maitrise pas tous les détails, mais ce souvenir semble l’avoir profondément marquée. À preuve, aujourd’hui encore, elle n’est jamais tout à fait sereine à l’idée de conserver du liquide. Elle en dissimule ici et là, dans des cachettes ingénieuses qu’elle seule connait. Néanmoins, ces histoires venues écorner son image de père n’auront jamais suffi à éteindre l’affection de ses filles.
Mon grand-père avait vécu quelque temps à Paris, du côté de La Défense. Nous y étions allés pour fêter Noël et mon anniversaire cette année-là. C’était en 1999, j’allais avoir cinq ans. Je me souviens d’être resté un moment à l’arrière de la voiture, stationnée au pied d’un immense immeuble. Une fois dehors, j’avais levé les yeux pour en mesurer la hauteur. Le bâtiment semblait monter jusqu’au ciel. Avec la perspective, j’avais l’étrange impression qu’il allait basculer sur nous à tout moment. Par la suite, dans ma chambre, je me divertissais à même le sol avec mes jouets fraîchement déballés. Ma mère était venue me coucher, car il était déjà tard. Elle m’avait promis que je pourrais reprendre dès le lendemain matin. Et puis, m’avait-elle soufflé, d’autres cadeaux m’attendaient.
Le véritable événement marquant de ce séjour fut la tempête qui sévissait. Notre retour par les airs restait incertain, suspendu au gré des éléments. La seule image qui continue de m’habiter, je l’ai capturée à travers le hublot de l’avion, encore à basse altitude. Un arbre arraché gisait sur une route des beaux quartiers parisiens. Ce désordre témoignait de la violence des vents qui s’abattaient sur la capitale. Après quelques recherches, j’ai découvert qu’il y avait eu deux tempêtes : Lothar, le dimanche 26 décembre, et Martin, l’après-midi du 27 décembre. Je suppose que nous avions su exploiter la fenêtre de répit entre les deux, qui nous offrait alors un départ en toute sécurité.
Mon grand-père nourrissait une véritable passion pour les trains. Les métros, dans son esprit, devaient être des cousins acceptés, car un jour, il m’avait réservé une surprise, celle de m’emmener dans la cabine du conducteur. L’autorisation n’avait pas été facile à obtenir, il avait dû user de ses relations pour faire aboutir cette demande. L’idée de cette aventure me plaît encore aujourd’hui, mais hélas pour lui, le destin en a décidé autrement. J’ai dormi tout le trajet, indifférent à l’effort qu’il avait fourni pour m’offrir ce privilège. De lui, j’ai aussi reçu un train miniature d’une grande qualité : le TGV électrique Sud-Est à quatre wagons, de la marque Jouef. Une reproduction fidèle de la rame numéro 17, utilisée pour le transport des personnalités. Trop détaillé, trop sérieux pour être considéré comme un simple jouet. Finalement, je l’ai vendu à un prix dérisoire, avec une locomotive Liliput de 1972. La faute à une conservation bien trop négligée dans le grenier familial. Autant que cela serve à un collectionneur.
Plus tôt que prévu, nos interactions ont eu lieu à l’EHPAD de Gardanne. Le parc qui entourait l’établissement était agréable, et son emplacement, entre la poste et le stade, pratique. Je crois que ses AVC à répétition lui ont peu à peu ôté un certain degré d’autonomie. Ma mère évoquait au moins deux accidents vasculaires cérébraux majeurs, et peut-être quelques autres, plus discrets et mal diagnostiqués. Sachant qu’elle-même avait connu cette épreuve, j’ai fini par conclure, avec un parfum de fatalité, qu’inévitablement, j’y passerais aussi. Il était clairement admis que je tenais plus de ce côté de la famille. Pour justifier en partie son état, voire pour l’excuser, quelqu’un soulignait rapidement qu’il avait eu le temps de vivre agréablement. Une existence marquée par le plaisir et l’excès. Manger gras, boire de l’alcool, fumer, et même si, pour le coup, ce dernier point n’était peut-être pas nocif, il ne fallait pas oublier qu’il y avait sans doute eu, dans le lot, une bonne dose de jouissance charnelle.
Une fois qu’un membre de la famille intègre une maison de retraite, les autres se retrouvent plongés dans un univers à part. C’est un monde spécial, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne donne pas une grande envie de s’y projeter. Nous lui rendions visite après les repas, une sorte de balade digestive d’un genre nouveau. Dès l’ouverture des portes, l’accueil se présentait. Le personnel, toujours chaleureux, recevait ma mère avec un sourire et disait souvent : « Vous venez voir Marcel ! Ah, vous êtes sa fille ! ». C’était étonnant, car le sentiment de proximité semblait plus manifeste du côté de ceux qui s’occupaient de lui au quotidien, plutôt que de notre côté, celui de la famille, qui se déplaçait de manière ponctuelle. Une sorte d’inversion des rôles.
Mon avis sur les EHPAD est mitigé. Il y a des pour incontestables et des contres discutables. Parmi les points positifs, l’un des plus évidents est l’encadrement rigoureux, assuré par des professionnels compétents. S’occuper soi-même d’une personne âgée en difficulté peut peser lourdement sur l’équilibre personnel, et il est appréciable de ne pas devenir un fardeau pour ses enfants. De plus, l’établissement est conçu pour accueillir des personnes à mobilité réduite, un aménagement indispensable selon les besoins de chacun. Enfin, la sensation d’isolement est probablement moins prononcée, car les résidents partagent le même stade de vie, ce qui permet une cohabitation, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Du côté des inconvénients, une plus grande tranquillité serait épisodiquement bienvenue. Le manque de temps passé avec les membres de la famille est également un point notable. Et puis, il y a ce sentiment troublant de savoir que l’on se trouve dans un endroit qui symbolise la dernière étape avant le cimetière. C’est la vie. La majorité d’entre nous doit un jour affronter ce déclin, même si, pour certains, il survient de façon plus soudaine et plus douloureuse que pour d’autres. Après avoir traversé tant d’épreuves, avoir construit une famille à partir de rien, se retrouver dans une situation de dépendance est difficile. Il faut l’accepter peu à peu. Nous ne sommes plus grand-chose, mais au fond, est-ce vraiment si grave ?
Je pense que mon grand-père a pu bénéficier d’un traitement convenable. La proximité de ma marraine et de ma cousine a permis plusieurs visites par semaine, assurant ainsi une attention particulière des aides-soignantes. C’est regrettable, mais tous n’ont pas la chance de jouir d’un tel soin. Ma cousine partageait même quelques repas du midi avec lui. Certes, elle a parfois des défauts d’amabilité, mais cela reste à mettre à son crédit. L’investissement qu’elle a déployé a sans doute été un réconfort pour lui.
Dans le hall d’entrée, des photographies capturant les moments des activités de groupe ornaient un panneau. À proximité, l’agenda des prochains événements. Lundi, atelier bricolage, jeudi, soirée choucroute, et pour clore la semaine, un loto le vendredi. Il fallait se contenter de ces propositions. Plus avant, des fauteuils imposants étaient disposés le long du mur, offrant un confort palpable. D’ordinaire, quelques vieux y étaient installés. Il régnait une atmosphère où l’on avait l’impression de les déranger. Leurs regards semblaient suivre chacun de nos mouvements, et j’avais la sensation qu’ils se tenaient correctement, le temps que les étrangers s’éloignent.
À droite s’ouvraient la salle à manger et un espace détente. Il arrivait qu’on y croise mon grand-père. Le coin télévision, plus chaleureux et moins formel que la salle à manger, s’avérait plus propice aux visites. C’était aussi l’occasion d’observer l’état des autres résidents. Le tableau était varié. Certains, en quête de lien, tentaient une approche, même brève, avec quelques mots. La majorité, quant à elle, se contentait de nous fixer en silence. Quelques-uns dormaient profondément, enfoncés dans leurs fauteuils, perdus dans leurs ronflements. Les plus éprouvés, eux, semblaient livrer une bataille intérieure contre ce mal diffus qui les rongeait. Pour compléter la scène, des dames en blouses blanches arpentaient les allées d’un pas dynamique, et régissaient les acteurs d’une voix ferme.
En face s’étirait le couloir des chambres. La sienne, sa première, se trouvait à l’étage. Logique, les nouveaux arrivants étant supposés avoir encore l’énergie nécessaire pour grimper les escaliers. À l’entrée, une petite armoire attirait le regard. Derrière ses portes vitrées, j’avais tout de suite repéré une étrange pipe à opium ornée de dessins exotiques. Un objet énigmatique que j’ai fini par récupérer après sa mort. Un peu plus loin, une table accueillait une pile de journaux fraîchement livrés. Il aimait beaucoup la presse, et les bandes dessinées. Son journal de prédilection était Le Figaro, accompagné de sa collection de DVD vendus en supplément. Côté BD, j’ai hérité de sa série d’Astérix et Obélix, que j’ai toujours tenue en haute estime. L’édition luxe de Rombaldi, à la reliure soignée, rassemblait plusieurs exploits dans de beaux volumes presque précieux. Je partageais ces lectures avec ma mère, qui tenait visiblement cet amour des histoires illustrées de ses propres parents. Avec ma grand-mère, c’étaient plutôt Les Aventures de Tintin qui nous rapprochaient. Je les avais tous, à une époque. Je n’étais pas vraiment le stéréotype du gamin toujours plongé dans un bouquin, mais de temps à autre, ça me changeait. Et puis, ces histoires avaient ce quelque chose de plaisant. Les premiers pas dans l’imaginaire, dans l’évasion que peut offrir un livre.
Dans un premier temps, il nous arrivait de faire un petit tour dans le parc, puis, très vite, les visites se déroulaient au pied du lit. Il suffisait de ne pas venir le bon jour pour que le dialogue semble vain. Alors on comptait sur les échos laissés par les précédents visiteurs : « Il avait bonne mine cette fois, on a bien discuté », ou, à l’inverse : « Il paraissait fatigué… Il attendait surtout l’heure du repas ».
Sa seconde chambre était la toute première du rez-de-chaussée, à gauche dès qu’on pénétrait dans le couloir. Lors de mon premier passage après son installation, j’ai été surpris de voir son nom affiché si près du hall d’entrée. Naïvement, je m’étais exclamé : « Ah ouais, il est bien placé là ! », comme s’il avait décroché une sorte de privilège. Mais en y repensant, ce n’était rien d’autre que la chambre d’un défunt qu’on lui avait attribuée. Et ce nouvel emplacement, si proche de la sortie, annonçait sans fard que lui aussi entamait la dernière ligne droite. Ses paroles ont commencé à se tarir. Il nous observait, allongé dans son lit, en silence. Je vois encore sa tête ovale dépassant à peine des draps, pâle, amaigrie, dégarnie. Son menton proéminent, lui, restait soigneusement rasé, par fidélité à une génération où la barbe ne se portait pas. J’aurais aimé que mes deux grands-pères aient le temps de me raconter leurs histoires d’Algérie, des récits de guerre qu’on n’entendra plus jamais.
« Tu sais comment on sait que ton grand-père n’a pas fait la guerre ? Parce qu’il n’a qu’un trou de balle ».
Parfois, sa bouche sèche s’entrouvrait, mais seuls ses yeux s’exprimaient. À l’intérieur, on pouvait y lire du bonheur, pur et simple. Quand on lançait un tendre : « Ça va, Papou ? », ses prunelles s’illuminaient. Un par un, nous venions lui déposer un baiser, comme un petit rituel. Mais le plus frappant, c’était quand ma sœur apparaissait dans son champ de vision. Grande, élancée, auréolée de cette chevelure blonde éclatante, elle incarnait toute la fraîcheur inhérente au début de la vingtaine. Là, ce n’étaient plus de simples étincelles dans ses yeux, mais de véritables faisceaux lumineux qui jaillissaient, comme si son regard s’embrasait. Je le comprenais sans peine. Il me paraît qu’il n’y a rien au monde qui puisse bouleverser un homme avec autant de douceur que la beauté rayonnante d’une jeune femme. Mais nous y reviendrons le moment venu, pour écrire l’ode qu’elles méritent.
Les instants où l’on parvenait encore à le faire se déplacer pour un repas de famille semblaient déjà appartenir à un passé lointain. Pour Noël, un réveillon ou un anniversaire, il obtenait parfois une autorisation de sortie. Le temps de quelques heures, il reprenait sa place, simplement assis en bout de table. Si l’on craignait que la fête ne soit trop longue pour lui, alors il venait seulement partager le dessert. Quand l’une de ses filles s’enquérait doucement : « Ça va, Papa ? Tu as besoin de quelque chose ? », il répondait d’un petit signe de tête, ou murmurait un non discret.
Puis, le jour qui devait arriver, arriva. J’étais au lycée, au début des années 2010. Comme je n’ai pas associé ce moment à l’école, je pencherais pour une période de vacances scolaires. Des coups de téléphone nous avaient enjoint de nous rendre à son chevet. Urgence, la fin était proche. À notre arrivée, il était, bien sûr, encore plus faible que d’ordinaire, à l’article de la mort. On lui a fait un dernier bisou, mais ce sont ses filles qui l’ont embrassé avec le plus d’intensité. Des câlins chargés de trop d’émotions, comme s’ils tentaient de retenir quelque chose déjà en train de s’éteindre. C’étaient des adieux. Ma marraine, absente, s’est empressée de revenir pour, elle aussi, pouvoir lui dire au revoir dignement. Quelques heures après son retour, il est parti. Enfin, il pouvait mourir paisiblement. Rahimahu Allah.
La chronologie précise m’échappe, mais l’après s’est déroulé en trois temps. Était-ce le lendemain ? Le mardi suivant le week-end ? Je ne saurais plus le dire. Ce que je sais, c’est que nous nous sommes retrouvés aux pompes funèbres d’Aix-en-Provence. Une petite maison discrète, nichée dans un lotissement tranquille, au bord de la nature. Ma tante Angélique tenait sa fille Inès, huit ans à peine, debout devant elle. Elle lui expliquait ce qu’il était en train de se passer, en commençant par ces mots pleins de tendresse : « Papou, il va au ciel, rejoindre… ». Nous nous étions brièvement interrogés sur l’opportunité d’assister à un tel moment à son âge. Était-ce bien raisonnable ? Le débat n’avait pas duré. Après tout, au même âge, nous avions contemplé notre sœur allongée dans son petit lit d’enfant. La situation était quand même plus rationnelle. Le temps semblait suspendu, face à ce corps pâle, paraissant atrophié. Était-ce l’illusion née des cheveux qui continuent de pousser après la mort ? Ou bien les effets de la déshydratation, qui donne l’impression que tout se rétracte ?
Son corps reposait dans un cercueil capitonné, sa tête délicatement posée sur un étroit coussin. À ce moment précis, on ressent pleinement l’espace à l’intérieur de soi, cette sensation d’immensité. Une petite voix, froide, distante, semble s’adresser à nous-mêmes : « Voilà donc comment on finit. Le corps de mon grand-père, inerte, repose devant moi. Papou, c’est fini », me dis-je, une réalité qui m’effleure comme une évidence. Il sera bientôt relégué au rang de souvenir. Je le fixe intensément, et pourtant, malgré tout, il m’apparaît qu’une présence demeure. Une sorte de vide nouveau, comme s’il était encore chaud, après que son âme ait quitté ce monde. Des résidus d’être. Lors de cet ultime regard, je prends conscience qu’aucun retour en arrière n’est possible. La fatalité de la mort s’impose en une certitude implacable. Puis, lorsque je décide enfin de m’en détourner, une page se tourne avec moi. Je quitte cette salle sombre où la mort réside, pour retrouver la lumière du soleil et les vivants, qui, eux, se laissent aller à leurs émotions, tout en restant encore liés à ce monde. La vie continue. En descendant les quelques marches qui nous séparaient du parking, situé sous les pins, nous cheminions sur leurs aiguilles séchées qui jonchaient le sol, formant une sorte de tapis naturel. Il nous fallait maintenant déterminer la composition des voitures, et établir la procédure à suivre pour nous rendre à l’église de Gardanne.
Sur le parvis de l’édifice religieux, j’ai eu la surprise de voir mon parrain. Il avait fait le trajet jusqu’ici pour rendre hommage à un membre de sa famille. Une liturgie brève, mais émouvante. Les trois sœurs étaient passées au micro, tour à tour pour prononcer leurs derniers mots. De mémoire, de chaudes larmes vinrent troubler ce moment déjà difficile. Avec une dignité évidente, ma mère, dans son rôle d’aînée, prit la parole et s’acquitta de sa tâche avec application.
Je suppose qu’il a eu le temps de choisir à quelle sauce il voulait être mangé. L’étape suivante se déroula au crématorium et Parc Mémorial de Provence, situé à une dizaine de minutes au sud d’Aix. Le lieu était sobre, composé d’un bâtiment élégant et de haies de cyprès soigneusement taillées, sans fioritures. Pour l’ultime hommage, nous avions lu des chants religieux catholiques. Puis, dans l’attente de recevoir l’urne pleine de cendres, nous nous rendîmes à Martigues. Ce fut la première fois que je voyais ces maisons colorées et le canal traversant la ville. Le centre-ville, charmant en apparence, nous offrit un moment de répit. Posés à une table, nous avons partagé un verre en famille.
Une fois l’urne en nos mains, le cortège se remit en route vers Gardanne. Retour à la case départ, mais cette fois-ci, cap sur la garrigue et ses hauteurs. Il semblait que ma marraine empruntait régulièrement cet itinéraire avec ses chiens. L’idée de mêler les restes de son corps à la garrigue m’évoquait une forme de quiétude. J’avais même en tête le lieu précis où je pourrais moi-même être enseveli. Toutefois, laisser mon corps se fondre dans la terre d’Escalès comme l’a fait ma sœur avant moi face à l’éternel Ventoux, me paraît une évidence. Lorsque je remplis mon arrosoir et que je contemple la vue, je me convaincs qu’il y a pire endroit où reposer.
L’unique obstacle à la dispersion des cendres tenait à ce vent capricieux. Tout prendre dans la tête aurait été malvenu. L’acte lui-même se résuma en quelques secondes. Un intervalle si bref, à la fin duquel je ne pus m’empêcher de me dire : « C’est déjà terminé ? Il n’y avait que ça ? ».
On est bien peu de chose
Et mon amie la rose
Me l’a dit ce matin
Vois le dieu qui m’a faite
Me fait courber la tête
Et je sens que je tombe
Et je sens que je tombe
Mon cœur est presque nu
J’ai le pied dans la tombe
Déjà je ne suis plus
Tu m’admirais hier
Et je serai poussière
Pour toujours demain
On est bien peu de chose
Et mon amie la rose
Est morte ce matin.
Ma sœur, Louise. Le premier souvenir qui surgit lorsque je plonge dans les tréfonds de ma mémoire est celui d’un banal affrontement entre enfants. Une course destinée à départager lequel de nous deux était le plus rapide. Toujours prompt à en découdre, j’avais saisi l’occasion au retour d’une balade familiale sur les hauteurs de Ventabren. La ligne d’arrivée était symbolisée par une plaque d’égout. Elle avait onze ans, j’en avais sept, et sans la moindre difficulté, elle a distancé le petit garçon que j’étais. Je la regardais s’éloigner avec une aisance déconcertante, tandis que je m’évertuais à faire accélérer mes jambes encore trop frêles. Moi, le passionné de foot, battu par une fille ! L’incompréhension se mêlait à la frustration. Heureusement, mon père, témoin amusé de la scène, me rappela que, à ce stade de notre développement, les années qui nous séparaient étaient prépondérantes : « T’inquiètes pas Vincent, bientôt tu la battras ».
Elle est née le 21 février 1991. Une concrétisation de l’amour de mes parents, et de leur aspiration à s’unir pour la vie. Régulièrement, ils évoquaient les souvenirs qui leur appartenaient, ceux des premières années, antérieurs à ma venue, et même à celle de ma sœur Alice. On peut dire que Louise a été fille unique pendant deux ans. Pour mieux situer l’époque, les albums photo sont souvent de sortie. Intelligente et touche-à-tout, elle était une petite curieuse de la vie. Sur une vieille vidéo tournée au caméscope, on la voit déambuler en salopette, un arrosoir à la main, affublée d’un immense collier autour du cou. Elle était mignonne.
La référence principale de sa jeunesse reste ce jour où mes parents l’ont grondée. Habile, elle ne se laissait pas faire et défendait farouchement son point de vue. Agacés, et à juste titre, par ses débats sans fin, mes parents ne cessaient de lui répéter : « Et arrête de répondre, Louise ! ». Acculée, ne trouvant plus d’issues, elle a fini par avouer, d’un ton presque désolé : « Mais… je ne sais pas ce que ça veut dire “répondre” ! ». Une de ces petites phrases qui t’attendrissent et rappellent que tu as simplement affaire à un enfant. Son surnom le plus fréquemment employé était « Lulu ». Parfois, ma mère l’appelait aussi « Gaga ». Difficile de dire d’où lui venait cette trouvaille. À titre personnel, elle m’appelait affectueusement « Vinouchou ». Appuyé contre la rambarde de l’escalier, mon doudou entre les mains, je terminais d’entendre ce petit nom une fois de plus. Alors, d’une voix timide, presque murmurée, je lui avais confié : « Mamaaaan, j’aime bien quand tu m’appelles Vinouchouu ». Elle a sans doute esquissé un sourire, une fois encore attendrie par l’innocence de ces mots. Seul le temps nous sépare.
Proche de naître, ma sœur répandait la nouvelle : elle allait avoir un petit frère qui s’appellerait Vincent. Malheureusement, personne ne la croyait, puisque son amoureux de l’époque portait le même prénom. Elle a toujours été fière de moi, comme si j’étais un cadeau. Je suppose que c’est un comportement propre à l’aîné, car, en tant que dernier arrivé, j’ai sans cesse trouvé naturel que mes sœurs soient là. Une familiarité instinctive : « Ah, vous êtes là, vous aussi ».
Pourtant, il ne nous a pas fallu longtemps pour commencer à nous disputer. Souvent, pour ne pas dire tout le temps, mes deux sœurs s’alliaient contre moi. Les filles contre le garçon, ou les grandes contre le petit. C’est ainsi que je me souviens de cette fois où, à peine arrivé sur le pas de la porte de leur chambre, elles m’invitèrent sans détour à faire demi-tour. Il est vraisemblable que je les aie exaspérées ce jour-là. Pour leur défense, j’étais un diable hyperactif, capable de devenir rapidement insupportable. L’âge d’or de nos querelles a commencé vers mes huit ans et s’est progressivement estompé à la fin du collège. Il y en a eu tellement. Probablement moins qu’entre deux frères, mais chaque occasion semblait idéale pour nous chercher. De temps en temps, mes sœurs profitaient de ma naïveté, comme lors de la fameuse après-midi des cartes Pokémon. Flairant la bonne affaire, elles n’avaient rien trouvé de mieux que de m’échanger tous mes Pokémon contre leurs cartes Énergie : « Mais si, ne t’inquiète pas, je te donne plein d’énergies en échange ». La scène finale se jouait tantôt dans ma chambre, tantôt dans la leur, un peu en retrait sur le seuil de la porte, sous la protection de ma mère qui faisait régner la justice en récupérant mes cartes, disposées sur le lit.
Louise n’a pas beaucoup de méfaits à son actif, elle était plutôt l’enfant modèle qui n’hésitait pas à rapporter. Je ne pense pas qu’elle en tirait une grande satisfaction, mais elle en ressentait visiblement le besoin. Son rôle d’aînée garante de notre sécurité lui tenait à cœur. Un épisode étrange de notre relation est celui où nous nous insultions par écrit, glissant des morceaux de papier sous la porte de l’un ou l’autre. Après quelques échanges d’insultes plutôt enfantines, elle m’avait écrit « couillon de la lune », une expression tolérée dans la famille, car peu vulgaire. Dans un élan de surenchère et de vengeance, j’avais inscrit dans un coin : « Va niquer ta mère ». C’était un peu trop pour mon jeune âge, surtout que je ne prononçais pas ce genre de parole habituellement. Mais c’était sans compter sa réaction soudaine. À peine le son émit par le frottement du papier sur le carrelage évaporé, celui de la poignée retentit. L’heure n’était plus à la rigolade, et je l’ai immédiatement perçu dans sa démarche résolue. Direction le garage, où mon père bricolait. Dès que les parents s’emmêlaient, l’atmosphère changeait du tout au tout : « Mais non, arrête, ne va pas voir Papa ! ». Je l’ai suivie timidement jusqu’à apercevoir mon père, lisant le mot. À ma grande surprise, il avait fait montre d’indulgence. Légèrement déconcerté, il avait ajouté : « Tu sais que sa mère, c’est aussi la tienne ». Il semblait presque se demandait si j’étais idiot. Ma seule défense, faible et hésitante, avait été : « Non, mais ce n’est pas de Maman que je parle ».
En général, elle aimait bien me pousser à bout. L’issue était sans surprises, je m’énervais et je récoltais les engueulades. Un de ses classiques : Tu mens comme un arracheur de dents. Assis à l’arrière de la voiture, je subissais pendant de longues minutes, en chanson s’il vous plaît : « Vincent c’est un menteur, il ment comme un arracheur de dents. Vincent c’est un menteur, il ment comme un arracheur de dents ». J’essayais de me justifier, mais il était impossible de couvrir les paroles. Alors, comme souvent, je me mettais à la taper. En toute transparence, il m’arrivait de mentir. Mais pas chaque fois que j’avais droit à cette douce mélodie.
Dans un registre similaire, il y avait les critiques infondées sur mon odeur. Même si la puérilité évidente de la situation aurait dû m’empêcher de tomber dans le piège, j’y sautais à pieds joints. Ce jour-là, je portais mon pull noir PUMA, sur lequel s’affichaient en grand le logo et le nom de la marque. Usant de toute son ingéniosité, elle inventa pour m’énerver : « Haaa, mais tu PUes le MA ». Les propos étaient accompagnés d’une grimace insistante, dans l’intention de souligner que c’était insupportable. Toute l’après-midi durant, elle répétait sans relâche : « Tu PUes le MA ».
Les injures étaient excusables, mais la bagarre, jamais bienvenue. Même si les coups ciblaient essentiellement les épaules et les jambes, cela finissait souvent par déraper.
Plus ou moins à cette époque-là, l’interdiction formelle de châtier ma sœur avait été édictée :
« — C’est une fille, tu ne la frappes pas, c’est tout.
— Mais même si elle me cherche ?
— Oui.
— Et même si elle me tape en premier ?
— Oui, tu ne la tapes pas, c’est tout ».
En conséquence, je ne l’ai quasiment plus frappée.
Comment ne pas évoquer l’équitation en parlant de ma sœur ? L’origine de sa passion m’échappe, mais je l’ai toujours connue éprise des chevaux. J’ai donc côtoyé ce monde dès mon plus jeune âge, bien que de loin, fort heureusement, car je le redoutais. Il faut dire que ces bêtes me terrifiaient un peu. Les innombrables mises en garde sur les risques de coups de sabot avaient eu raison de mon insouciance. Pourtant, j’ai souvent pris place à l’arrière de la voiture lorsque venait l’heure de la ramener du centre équestre. Il m’est même arrivé, à l’occasion, de partir à sa recherche, arpentant les allées sablonneuses pour l’avertir qu’on l’attendait. Mais ce que je redoutais plus que tout, c’était d’être contraint d’assister à la fête du club. Une seule fois a suffi à graver dans ma mémoire ce calvaire. Pas de ballon, pas de mur, ni le moindre terrain plat à conquérir. Et, comble du supplice, il n’y avait que des filles. Mon enfer.
À l’école primaire, nous ne partagions aucun souvenir véritable. Ses trois années d’avance faisaient qu’elle évoluait toujours dans une autre cour que la mienne, et déjà le temps du collège pointait. La seule trace tangible de son passage restait l’écho flatteur qu’elle laissait derrière elle. Une élève modèle. Cela se vérifia également à Notre-Dame, où le nom Rubas était bien connoté.
Je demeure moi-même étonné du caractère un peu superficiel de ce chapitre, bien que je sache que des instants plus profonds viendront plus tard jalonner le récit. Il faut dire que Louise apparaît de manière épisodique dans le fil de cette narration. Une fois la pré-écriture achevée, je lui ai partagé ce ressenti. Sans réelle surprise, elle m’a répondu que, selon elle, nous ne nous étions jamais véritablement approprié notre relation avant l’âge adulte. La différence d’âge, sans doute. Le fait d’être un garçon et une fille, peut-être aussi. Ou simplement ce schéma flou et courant qui fait que, chez beaucoup, le lien entre frère et sœur se tisse longtemps en pointillés.
S’il ne devait rester qu’une seule chose de ma sœur, si j’étais tenu de la définir à l’aide d’une unique phrase, je dirais qu’elle fut la garante du respect de la morale. Le caporal-chef, leader du terrain des enfants et relais de la parole des parents-officiers, occupés dans les bureaux de la vie d’adulte. Elle veillait à l’image que nous renvoyions à l’extérieur, soucieuse de ce que nous représentions. C’est elle qui, bien souvent, m’a appris ce qu’il convenait de faire ou d’éviter. La manière de se tenir, d’interagir avec les autres, l’importance de l’empathie, du respect, de la bienveillance envers ceux qui peinent, et tant d’autres subtilités. Elle m’expliquait les choses, me décodait le monde, m’aidait à comprendre ce qui se jouait au-delà des apparences. Il me suffisait, bien souvent, de l’imiter pour agir avec intelligence. Je peux le dire sans détour : elle a rempli à la perfection son rôle de modèle.
En mars 1993 naissait ma seconde sœur, Alice. Non pas ma petite sœur, comme il m’arrive parfois de le dire maladroitement, mais plus justement, ma sœur restait petite.
Je crois avoir lu un jour que les enfants morts avant l’âge de raison attendent leurs parents au paradis, sous une forme inchangée, afin qu’ils puissent, un jour, les retrouver tels qu’ils les ont connus, et profiter enfin d’eux éternellement. Je n’en ai aucune preuve, bien sûr, mais j’aime cette idée. De toute façon, nous ne l’avons jamais connue autrement. Mes souvenirs d’elle gravitent presque tous autour de la maladie. Pourtant, je tenais à rassembler ici les derniers fragments encore en ma possession. Comment pourrais-je évoquer les membres de ma famille sans lui consacrer, à elle aussi, quelques lignes ?
Elle entretenait une passion débordante pour les éléphants. Naturellement, le dessin animé Babar recueillait toute son attention. À tel point que son doudou était une peluche à son effigie. Elmer, l’éléphant multicolore, n’était jamais bien loin non plus. J’ai toujours trouvé le concept d’un éléphant bariolé étrange. À quoi bon s’éloignait autant de la réalité ? Et pourtant, en lisant la courte page Wikipédia dédiée à la série de livres, certaines phrases m’ont interpellé. Je me plais à croire que ma sœur fut réconfortée par ces lectures.
Un jour, Elmer éprouve le désir de se conformer à l’apparence de ses congénères et décide de se peindre en gris. Cette transformation a pour conséquence que les autres éléphants et les autres animaux de la jungle ne le reconnaissent plus. Toutefois, lorsque la pluie commence à tomber, la peinture grise dont Elmer s’est couvert commence à se délaver et ses « vraies couleurs » sont révélées. Les éléphants rassurent alors Elmer en lui exprimant leur amour pour ses différences.
J’avoue qu’en repensant à ses doudous qui patientent encore sur son lit, je l’imagine se promenant, les serrant contre elle comme une petite fille ordinaire. De cette image me vient une irrésistible envie de lui offrir un câlin, un vrai.
Son attachement aux éléphants, mêlé à sa condition, nous a conduits dans les coulisses de plusieurs cirques, là où les rêves effleurent parfois la réalité. Mes parents parvenaient à entrer en contact avec les équipes, et une fois la représentation achevée, nous passions de l’autre côté du rideau. Après quelques timides caresses sur les flancs rugueux de l’animal, c’est sur son dos qu’elle se hissait. Une expérience unique, provoquant indubitablement de l’émerveillement. Des manifestations de joie, des yeux remplis d’étoiles, et une évasion, même brève, hors du quotidien. Merci à tous ceux qui, dans l’ombre, œuvrent humblement pour le bonheur des autres. Aujourd’hui encore, c’est à ce souvenir que je pense lorsque je dois distinguer un éléphant d’Asie d’un éléphant d’Afrique, grâce à la fameuse technique des oreilles.
Ce jour-là, nous avions également eu la chance d’assister à l’entrainement des tigres. Très proches de la piste, nous étions installés dans des sièges découpés en petits boxes, à la manière des loges VIP de Roland-Garros. Voir un homme seul dans la cage, armé d’un simple fouet, faire face à deux fauves rétifs, avait de quoi impressionner. Les tigres passaient et repassaient lentement sous nos yeux, avec une prestance magnétique. Leurs carrures puissantes, leur calme apparent, tout en eux imposait le respect, et une certaine tension. Mais un événement inattendu est venu pimenter l’expérience. Après s’être installé à quelques mètres de nous, l’un des tigres, pris d’un besoin pressant, s’est mis à uriner. Rien de bien grave, si ce n’est qu’il eut la brillante idée de balayer son jet avec sa queue. Le résultat fut, éclaboussant. Mes sœurs, placées en première ligne, en firent les frais. Très surprises et un peu dégoutées, elles avaient littéralement « dégusté ». Après tout, peu de gens peuvent se vanter d’avoir été marqués, au sens propre, par un tigre en pleine démonstration.
Un autre de ses rêves — mais celui-là, nous aurions préféré ne jamais le voir se réaliser — fut celui de la lumière blanche au bout du tunnel. L’expérience de mort imminente. Elle en avait fait le récit détaillé à son réveil. Elle parlait de cette sensation étrange, celle de l’âme qui quitte le corps, laissant derrière elle une enveloppe inerte que l’on observe un instant, comme détachée. Puis venait ce tunnel, long, irréel, au bout duquel scintillait la plus pure des lumières. Une phrase, quelque chose, ou quelqu’un l’avait retenue, pour cette fois-ci.
Dès son plus jeune âge, elle affichait un sacré caractère. Un vrai tempérament de cochon. Mes parents s’en étaient vite aperçus, rien qu’au nombre d’heures qu’elle passait à pleurer sans relâche. Mais à l’inverse, elle pouvait aussi se teindre en rouge, secouée par des éclats de rire incontrôlables. Une petite entière, dans tous les sens du terme. Parfois, je me surprends à imaginer ce qu’elle serait devenue. Et je sais que je ne suis pas le seul. Comment aurait-elle grandi ? Comment aurions-nous grandi, avec elle ? Qu’est-ce qui aurait été différent ? À quoi aurait-elle ressemblé ? Quelles histoires auraient jalonné sa route ? Quels copains, quelles passions, quel métier ? Quelle femme serait-elle devenue ? Souvent, je calcule son âge. Au début, ce sont mes parents qui nous le rappelaient : « Aujourd’hui, Lili aurait eu dix ans ». Puis quinze. Puis vingt. Et chaque fois, l’étonnement grandissait, à mesure que l’image de ces nombres se noyait dans le flou. À l’heure où j’écris ces lignes, elle aurait soufflé ses trente et une bougies. En plus des souvenirs que nous partageons, chacun de nous a tissé ses propres liens avec ce manque, avec cette absence devenue partie intégrante de nos histoires. Nos trajectoires, sans aucun doute, en furent changées.
Ma maman. Cela fait déjà plusieurs fois que je bloque à l’entame de cette partie. Je me sens capable d’exprimer mes émotions sur des sujets primordiaux tels que, l’amour, la foi ou la maladie, mais dès qu’il s’agit de mes parents, ma vue se trouble et les mots s’échappent. J’ai décidé de me décharger du poids de la perfection. Non, je ne parviendrai sans doute pas à écrire un hommage parfait ni à construire un portrait sans failles à la hauteur de tout l’amour qu’ils nous ont donné. J’essaierai seulement, à travers ces quelques souvenirs, de dépeindre ma maman et mon papa.
Le lien viscéral qui existe entre une mère et son fils est infrangible. Elle est tout simplement, la personne que j’aime le plus sur cette terre. S’il ne devait en rester qu’une, parmi l’ensemble des créations d’Allah le Tout-Puissant, ce serait elle.
Ma sœur, malgré l’amour immense que je lui porte, fait partie de mon plan. Nous avons grandi côte à côte, sur un pied d’égalité. Quant à mon père, c’est mon père. Dans les situations les plus graves, j’ai cette réaction instinctive de me dire que, même si c’est dur, il supportera inch’Allah. Alors que ma mère, qui soit dit en passant est la plus forte d’entre nous, je m’allongerais devant elle à chacun de ses pas pour lui éviter de marcher à même le sol s’il le fallait. Ma mère, j’ai grandi avec son approbation. Ma mère, je me suis réfugié dans le creux de ses bras et sur ses genoux. Aucun bisou ne m’apaise plus que les siens, aucun câlin ne me fait plus me sentir chez moi. Petit, à force d’être collés, je connaissais les gargouillis de son ventre par cœur. En même temps, c’est de là que je viens.
Un souvenir persiste du matin de son 38ème anniversaire. Mon père revenait sans doute des toilettes, lorsqu’il découvrit un drôle d’oiseau dans son nid : « Rhoo, mais il est encore là le coucou ! ». En effet, j’occupais illégalement le lit conjugal dès le réveil pour mon plus grand bonheur. Quelques minutes plus tard, tandis que ma mère se levait à son tour, il me glissa : « Eh, tu sais que ta maman elle a trente-huit ans aujourd’hui ? ». Vingt ans sont passés, et j’ai la chance de pouvoir revivre cet instant avec une clarté intacte.
Avant d’atteindre cet âge, elle avait connu une enfance relativement paisible. Une bonne éducation, aucun manque matériel, un cadre stable. Le seul élément réellement perturbateur, à ma connaissance, remonte à ses neuf ans. Mon grand-père conduisait sur les routes sinueuses de montagne, lorsqu’un chauffard entreprit un dépassement sans visibilité. Dans la confusion, un véhicule arrivant en sens inverse surgit, forçant chacun à manœuvrer comme il le pouvait. Par un enchaînement d’évitements réflexes désespérés, c’est la voiture transportant la famille Darban qui finit par quitter la route, dévalant le talus en tonneaux. Les blessures furent superficielles pour la plupart des passagers. Mais pas pour la petite Myriam, qui prit l’entièreté de la gravité de la situation à sa charge. Sans qu’on sache vraiment pourquoi, elle fut la seule éjectée de l’habitacle. Le choc fut tel que son cœur cessa de battre. Et les conséquences auraient pu être terribles, si les piqûres d’adrénalines administrées dans sa poitrine n’avaient pas eu l’effet escompté. Nous ne serions pas là, ou du moins pas sous cette forme. D’ailleurs, elle aussi frôla l’invisible ce jour-là. Elle raconta avoir vu son propre corps étendu sur la table d’opération, comme si elle s’était éveillée à l’extérieur d’elle-même. Une séparation, fort heureusement, temporaire. La violence des faits l’a poussée au déni. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard, en relisant les comptes rendus médicaux de l’époque, qu’elle prit pleinement conscience, d’avoir croisé la mort au détour d’un virage.
Après plusieurs semaines d’hôpital et un traumatisme certain, le retour à l’école ne fut pas simple. C’était la raison souvent invoquée pour expliquer son redoublement du CM2. Par chance, malgré l’état dans lequel elle se trouvait à l’issue de l’accident, elle n’en garda qu’une unique cicatrice, discrète, nichée au niveau de l’arcade. C’est sans doute en promenant mes doigts dans le creux de cette marque que, pour la première fois, j’eus droit au récit de cet événement. Les petits enfants aiment déchiffrer les traits du visage de leurs parents pendant un câlin, à la recherche de secrets anciens.
La suite de sa scolarité n’a pas été une grande réussite, car elle préférait profiter de la vie et sortir avec ses amis. Je crois que c’est d’elle que je tiens. Elle redoubla sa seconde, trop occupée à perfectionner son jeu de baby-foot, à siroter du Coca et à fumer des clopes à la pause. C’est sûr, c’est bien d’elle que je tiens. Une chute à mobylette lui valut un bras dans le plâtre et à part quelques noms d’anciens amoureux, je n’en sais pas beaucoup plus à propos de cette période.
Une fois adulte, elle monta à Paris pour y suivre des études de lettres. Diplôme en poche, elle entama sa carrière professionnelle en enchaînant des postes qui me paraissaient abstraits. En même temps, les tâches administratives, il faut dire, ont rarement quelque chose d’évocateur pour les plus jeunes. C’est dans ce flou que se dessine pourtant la suite de son parcours, puisqu’elle intégra finalement la collectivité territoriale.
À cette époque, les bureaux se situaient juste à côté du stade, un lieu modeste, presque anodin. Elle débuta depuis les plus bas échelons, sous la direction de Marc-Antoine, un homme étrange, toujours en train de découper des étiquettes. Soit il était véritablement dérangé, soit c’est ainsi que je le percevais. Cependant, sa rigueur et son implication ne tardèrent pas à faire d’elle un élément apprécié. Son travail acharné la mena rapidement à intégrer le service des ressources. Longtemps adjointe de l’historique Alain Lemoine, elle reprit le flambeau à son départ à la retraite. Arriver à ce poste en à peine dix ans, et sans les certifications requises n’était pas une évolution à la portée de tous. Personnellement, ces nouvelles responsabilités ne m’étonnaient guère, tant ses démonstrations d’intelligences et de connaissances étaient fréquentes. Elle avait toujours la réponse lors des émissions télé, et chaque partie de jeu de société se soldait par sa victoire. Les chiffres, seuls, constituaient sa faiblesse. Depuis, chaque traversée du pont du chemin des Tisserands est devenue une occasion de raviver le souvenir de sa fierté, suscitée par la bonne orchestration de sa première mission. Enfin, elle pouvait se poser quelque part.
Il m’arrivait parfois de l’attendre à la sortie du travail, pour que nous rentrions ensemble. Nos échanges, oscillant entre sujets futiles et plus profonds, étaient toujours de doux moments. Une image parfaite de son rôle dans ma vie. Je parcourais ma route en sachant que son accompagnement indéfectible était là, à mes côtés. Les soirs d’hiver, elle se drapait dans son épais blouson en fourrure auquel la fraîcheur appréciait s’attacher. Quand elle m’embrassait, c’est moi qui profitais de la pureté qu’elle convoyait. Avec elle, je me suis constamment senti en sécurité, comme s’il ne pouvait rien nous arriver. Ce qui, d’ailleurs, n’était pas tout à fait rationnel.
Si nous n’étions pas à pied, c’était en voiture que nous partagions nos déplacements. Notamment à bord de la vaillante 106 verte, qui, nécessitait l’aide d’un starter pour démarrer les jours les plus rudes. Malgré la peinture écaillée sur son capot, elle accomplissait sa mission, nous transportant jusqu’à Carrefour en Courtine. Ce magasin, sans doute l’un des plus laids de France, ne brillait ni par son extérieur ni par son intérieur. Son état de délabrement était cependant compensé par les faibles prix qui y étaient pratiqués. Nous n’avions pas le luxe de faire les difficiles, et c’est avec un regard souvent détourné que nous franchissions ses portes. Les courses, une véritable corvée, étaient devenues pour moi un exercice de patience. Suivant docilement le chariot pendant une bonne heure, je subissais, bien malgré moi, les nombreux refus à chaque produit proposé. Seule l’idée de scanner notre ticket à la borne, dans l’espoir d’y découvrir un gain, apportait un peu de réconfort.
Que ce soit chez Carrefour ou ailleurs, j’ai tenté de me soustraire à cette tâche dès que l’âge me le permit : « Je peux t’attendre dans la voiture, s’il te plait ? ». L’une de mes premières victoires, acquise sur le parking d’Ed, avait le savoureux goût du foot sur RMC.
Ma mère était responsable de notre éducation quotidienne, du moins de la partie visible de l’iceberg. C’était logique, étant donné que nous passions l’essentiel de notre temps auprès d’elle. Lorsqu’elle ne pouvait nous gronder directement, un simple regard accompagné de sourcils froncés, suffisait à exprimer son mécontentement. On appelait ça « faire les gros yeux ». Très jeune, je n’avais pas encore saisi les limites de l’autorité parentale. C’est ainsi qu’une nuit, sitôt qu’une envie pressante s’est fait sentir, j’ai jugé utile de tirer ma mère de son sommeil pour lui murmurer la question fatidique : « Maman, est-ce que je peux aller faire pipi ? » Surprise, elle a dû se demander s’ils n’avaient pas manqué quelque chose dans leur apprentissage.
Qui dit éducation dit devoirs. Heureusement ou non, le contrôle systématique n’a pas fait long feu. D’abord, parce que je m’en sortais plutôt bien, et ensuite à cause de la maladie de ma sœur. Une autonomie bienvenue, tant il devenait difficile pour ma mère d’avoir un regard sur tout ce qui se faisait. Mon principal défaut était ma tendance à vouloir aller trop vite, et de ce fait, à ne pas lire les consignes jusqu’au bout. Nombreuses sont les critiques que j’ai reçues à cet égard. Quant à mon principal obstacle, il s’agissait d’une dyslexie légère. Cependant, je suis pratiquement sûr que ce fut à un degré insuffisant pour qu’on puisse la qualifier ainsi. Mes deux parents, classeur en main, ne comprenaient pas comment je pouvais confondre les « j » et les « g », les « ge » et les « gueu », les « b » et les « p », et ainsi de suite. Une de mes leçons avait particulièrement mis en évidence mon incapacité à déterminer la bonne orthographe de « sujet », que je pensais pouvoir écrire « suget ». Encore aujourd’hui, je suis tributaire de ma mémoire visuelle pour résoudre ce genre de dilemme. Il faut dire que j’ai commencé très tôt à faire rire ma famille avec mes nouvelles trouvailles extravagantes. Le « scomonaute en claclette », les « chenilles professionnels » ou le classique « pestacle ».
Autre forme d’enseignement, le respect des bonnes manières. Ma mère disposait d’un répertoire inépuisable d’expressions maison pour contourner la vulgarité. Un florilège haut en couleur : casser la margoulette, merdoum, Pétaouchnock, mou du genou, patin couffin, ou encore affreux jojo. Je suis persuadé que la maitrise de ce langage s’acquiert dès les premiers jours suivants la naissance d’un enfant.
Ma mère était douce et gentille, surtout avec moi, je dois l’admettre. J’étais le Vinny à sa gueugueu, et elle le clamait ouvertement : « Mon fiiiillsss », lançait-elle avec cette voix pleine d’exagération tendre. Elle me couvrait de sa protection depuis l’époque des ronrons à l’église et des Mystères sur ses genoux. C’est la seule personne avec qui je pouvais échanger mon verre ou piquer sa cuillère sans ressentir la moindre gêne. Mon père n’avait de cesse de répéter : « Mais tu ne veux pas la lâcher ta mère un peu ! ». Apparemment non.
Lorsque je m’approchais à pas feutrés pendant qu’elle concoctait le repas du soir, elle contrecarrait mes plans sans feindre la surprise. Selon ses dires, une maman, ça voit tout. Je pensais vraiment qu’elle disposait d’un sens supérieur. Comment expliquer autrement, qu’elle parvenait systématiquement à défaire les nœuds de mes lacets mouillés ?
Ma mère était prévenante avec les autres également. Jamais elle n’aurait mis quelqu’un en défaut avec une remarque désagréable. De plus, elle possédait le don de changer de voix lorsqu’elle répondait au téléphone. Un ton encore plus bienveillant qu’à l’habitude, si doux qu’il pouvait prêter à sourire. Et puis, il y avait son rire de complaisance, un rire particulier qu’elle utilisait fréquemment en société pour ne laisser aucun trait d’humour sans retour.
Ma mère était forte. Ses bras puissants étaient le reflet de cette solidité. Au demeurant, elle n’avait pas apprécié que je lui fasse une remarque sur la taille de ses membres, bien que pour moi, cela relevait du compliment. Je la voyais s’affairer à toutes sortes de tâches, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, sans jamais paraître limitée. Sa force physique lui permettait d’être une femme à la fois capable et indépendante.
Forte dans la souffrance également. Non seulement lors des événements tragiques déjà évoqués, mais aussi lorsque je lui ai accidentellement lâché ma chaussure de ski sur le pied. Par chance, elle n’avait pas prévu de fondre sur les pistes ce jour-là. Un orteil cassé qu’elle a trainé un petit moment, me maudissant en silence à chacun de ses pas. Je n’en étais pas à mon coup d’essai, puisque c’est sur celui de ma sœur que j’avais fait tomber une boule de pétanque auparavant. N’étant pas particulièrement fan de ce loisir, cet incident acta le divorce entre Louise et les cochonnets.
Courageuse, ma mère inaugurait la saison des baignades dès que l’eau atteignait les dix-huit degrés. Se tirant la bourre, mon père se sentait obligé de lui emboiter le pas. Quant à nous, les enfants, nous préférions patienter encore quelques semaines avant de tenter l’expérience.
Autre passe-temps qui, à mes yeux, révélait sa bravoure, l’entretien de ses ongles. « Vincent, tu peux m’apporter ma lime à ongles qui est dans mon sac à main, s’il te plait ». Et là, la torture commençait. Un râpage énergique, de droite à gauche, de haut en bas. Tous les doigts y passer à tour de rôle, entrecoupés de brefs soufflements, pour constater la qualité de son travail. Je me demandais sincèrement comment elle pouvait ne pas avoir mal, vu le bruit qui émanait des frottements.
Ma mère était fan de cigales. Je ne sais pas à quel point c’était réellement le cas, mais une fois cette passion déclarée, il était trop tard pour faire marche arrière. Il faut être prudent lorsqu’on avoue apprécier un animal, un insecte ou que sais-je, sinon on s’en retrouve envahi. En photophore dès la porte d’entrée, en peinture, en livres ou en figurines, les cigales avaient pris possession de la maison. Sur la cheminée trônait la pire de toute, celle qui reproduisait le chant caractéristique de l’été. Probablement encore traumatisé, mon père affectionne quand le mercure descend en dessous des vingt-quatre degrés nécessaires à la cymbalisation.
Ma mère n’aimait pas spécialement les chiens et détestait les chats par-dessus tout. Du coup, pour compenser, nous avions chacun un poisson dans le bocal familial. Le mien, plus grand que les autres, était noir et s’appelait Batman. Son avenir s’est obscurci lorsqu’il a mangé l’un de ses congénères.
Ma mère était la cheffe du foyer. On avait pour habitude de dire qu’il fallait se tourner vers Maman si l’on rencontrait un problème courant, et que seulement si la situation devenait grave, mon père interviendrait. Toutefois, son statut de chef suprême a été mis à mal de son propre aveu : « Vous savez les gosses, c’est votre mère qui décide le soir quand on est que tous les deux. Je ne veux pas d’ennuis avec elle ». Quoiqu’il advînt, elle semblait détenir la solution pour y remédier. Même lorsqu’une coupure d’électricité survenait, elle allumait des bougies et nous attendions autour d’un jeu de cartes. Grâce à ses gestes, la vie de famille était possible. Je crois sincèrement qu’elle est l’élément indispensable à chacun de nous.
Miraculée, intelligente, responsable, douce et gentille, prévenante, forte, fan de cigales et cheffe du foyer, voilà ce que représente ma mère à mes yeux. Je n’aurais pas pu rêver mieux, et en aucun cas, je n’aurais voulu d’une autre maman. Sincèrement, merci.
Mon papa. L’image que j’ai de lui n’a cessé d’évoluer au fil de ma propre construction. Pourtant, il a toujours demeuré ce repère essentiel, ce point fixe à partir duquel j’ai pu jauger, parfois avec étonnement, dans quelle mesure le chemin que j’empruntais s’éloignait de ce qu’il était. Il est, bien sûr un père, mais aussi une référence en vue de ma future parentalité. Il fut loin d’être parfait aux yeux de l’enfant que j’étais, cependant aujourd’hui, avec le recul et un regard plus apaisé, j’aimerais être capable à mon tour, d’apporter à mes enfants ne serait-ce qu’autant qu’il a su m’offrir.
Dès mon plus jeune âge, mon père incarnait le travail. Il partait le premier, très tôt le matin, et ne revenait qu’en dernier, aux alentours de 18 h 30. Pour moi, c’était une éternité. Cette absence, déjà pesante, se doublait d’un étrange sentiment au moment de son retour. Mon père me faisait peur lorsqu’il franchissait le seuil de la porte, ronchonnant, accompagné de son austère sacoche en cuir. D’autre part, ma mère anticipait son arrivée avec une précision presque rituelle. Elle interrompait brusquement l’émission que nous regardions ensemble. « Mais Maman, pourquoi on ne regarde pas la fin ? », ce à quoi elle répondait : « Parce que votre père va arriver, je dois préparer à manger ». Je trouvais cela profondément injuste, qu’elle se prive de ce plaisir simplement, car l’homme grognon allait rentrer. Effectivement, c’était lui qui élevait parfois la voix, grave et autoritaire, pour nous rappeler à l’ordre. Mais de là à inspirer la terreur… non ; bien au contraire.
Mon père a toujours été informaticien. Plus précisément, administrateur systèmes et réseaux. C’est la version ronflante de l’intitulé, celle qui met en lumière l’étendue de son expertise. Peu après ma venue au monde, il a quitté son poste chez AzurTech pour rejoindre une entreprise fraîchement créée par d’anciens collègues, OptiNet. Ce tournant professionnel a marqué le début d’une nouvelle aventure, à la fois pour lui et, d’une certaine manière, pour nous aussi.
Naturellement, un informaticien opérant durant les jeunes années de l’informatique se devait d’avoir un ordinateur à la maison avant monsieur Tout-le-Monde. Installées d’abord dans leur chambre, puis déplacées au salon, ces premières machines ont été nos portes d’entrée vers un univers balbutiant. C’est surtout par le biais des jeux que nous y avons trouvé notre place. SimCity par exemple, cette franchise captivante qui nous donnait le pouvoir de bâtir notre propre ville, ou encore le plus confidentiel, Croisades : Conspiration au royaume d’Orient. Loin d’être abrutissantes, les énigmes, souvent retorses, se déployaient dans un décor fixe, qualifié à l’époque de « photo-réaliste », et qui, pour cet âge préhistorique de l’informatique, relevait presque du merveilleux. Je prenais un plaisir fou à construire un trébuchet pour assiéger la citadelle ennemie, même si cela nécessitait des heures de tâtonnements et d’essais infructueux.
Mon père était un formidable pédagogue. Il prenait un réel plaisir à nous transmettre son amour pour l’instruction. À la fois inspirant et bienveillant, nous lui devons une la majeure partie de notre savoir. D’un point de vue purement quantitatif déjà, tant il ne laissait passer aucune occasion d’ouvrir Le Quid. Cet ouvrage encyclopédique français, arborant fièrement pour slogan « Tout sur tout, et un peu plus que tout », faisait office d’ancêtre de Google. Les informations y étaient soigneusement réparties en grandes thématiques : médecine, arts, vie quotidienne, personnalités, sports… Après quelques minutes de recherches minutieuses, nous parvenions enfin à dénicher un début de réponse pour éclairer notre curiosité. L’accès à la connaissance se méritait, il demandait l’effort volontaire d’entreprendre cette démarche.
Chaque situation de vie recelait une potentielle leçon. Un peu de physiques via la transmission des forces qui s’exercent sur un pédalier, quelques notions de mathématiques pour estimer le volume approximatif de la piscine, occasionnellement un subtil mélange des deux pour calculer le temps que met la lumière du soleil à arriver sur Terre. Parfois, las de ses explications impromptues, je hochais la tête faisant mine d’avoir compris. La paresse intellectuelle est un vilain défaut, sans doute l’un des pires ennemis que l’Éducation nationale ait à affronter.
L’une de mes plus grandes fiertés a toujours été d’avoir un père intelligent. Qu’importe ce que je faisais de mes journées, en rentrant, je retrouvais quelqu’un de supérieur à moi. À mon grand dam, il remettait fréquemment en perspective mes emballements bancals. J’avais du mal à concevoir que d’autres puissent grandir sans la chance d’avoir à leurs côtés quelqu’un capable de les tirer vers le haut. Jour après jour, il m’a élevé.
Le Prophète (sws) a dit : « Un parent ne peut rien léguer de mieux à son enfant qu’une bonne éducation ». Je partage pleinement cet avis. Plus que tout autre savoir, plus que n’importe quelle quantité de faits scientifiques, mon père nous a transmis la morale du cœur. Mon père était d’une gentillesse inégalable. Tellement, que son cœur semblait parfois plus gros que lui. C’était la personne la plus viscéralement bienveillante que je connaisse. Je me demande de qui il a hérité cette qualité. Ce qui est certain, c’est que ma sœur et moi avons acquis, à notre tour, le plus beau des cadeaux que l’on puisse recevoir à la naissance. Oui, c’est ma plus grande fierté, et je donnerais ma vie pour voir cette vertu se propager. Une fois le stade de la survie passé, à quoi bon ne pas être gentil ? J’ai rapidement compris que cette voie serait la mienne, tant les réactions des autres me comblent de bonheur. La plupart du temps, elles effacent même le poids des efforts fournis. De toute façon, je ne saurais pas faire autrement.
La distillation de ses préceptes a commencé grâce à cette phrase emblématique qui désarmait nos habituelles disputes : « Fais la paix dans ton petit cœur. Va faire un bisou à ta sœur ». Ainsi, il parvenait à nous rasséréner. Sa dévotion se manifestait également dans la confection des mouillettes accompagnant les œufs à la coque. Une assiette débordante d’amour, sous la forme de tartines de beurre découpées en fines tranches égales.
Sa mansuétude s’exprimait aussi lorsqu’il levait ma punition en cours, m’autorisant de cette façon à me rendre chez mon voisin Alexis. Ma mère, et davantage ma sœur râlaient en déclarant que je m’en sortais toujours trop facilement. Cela était d’autant plus vrai le jour où il m’a épargné d’une honte certaine. Après ma douche, il avait remarqué que l’eau rencontrait des difficultés à s’écouler. Alors naïvement, il décida de démonter la bonde de fond pour résoudre le problème. J’imagine encore sa stupeur lorsqu’il fit sa découverte. Je venais de faire disparaître un petit bout d’excréments, expulsé par erreur quelques minutes plus tôt. Et au lieu de le ramasser, j’ai opté pour la solution moins risquée de l’enfouissement. Il aurait pu, à juste titre, m’appuyer la tête sous l’eau — pas celle de la douche j’espère —, mais en grand seigneur, il a préféré s’abstenir. Une récidive éclair eut lieu avec des cotons-tiges, avant que je ne revienne à la raison.
Ma formation s’étendait jusqu’aux creux de mes mains. Après l’intellect et le cœur, il ne me restait plus qu’à apprendre à bricoler. Une nouvelle fois, c’est lui qui m’a tout enseigné. La différence entre un tournevis plat et un cruciforme, la pression à exercer pendant le vissage, la taille des clés, comment amorcer le plantage d’un clou à l’aide de petits coups de marteau, les types de mèches et la manière de les monter sur la perceuse, bien positionner une échelle, prendre des mesures avec une équerre, vérifier au moyen d’un niveau à bulle, ou encore, adopter le bon rythme pour scier proprement. Je lui dois l’intégralité de ce que je sais faire de mes dix doigts.
Toutefois, cette transmission n’a pas été une mince affaire. J’ai souvent provoqué des situations qui m’ont valu une autre de ses phrases préférées : « Mais, t’as eu la polio quand t’étais petit ou quoi ? ». Une maladie virale affectant principalement le système nerveux et pouvant entrainer la paralysie, une explication parfaite pour légitimer le fait que je laisse tomber des outils. C’était bien entendu dit sur un ton humoristique, jusqu’à ce que je lui perce le doigt. En vérité, il s’agissait d’un accident mineur, engendré par son manque de vigilance. Un phénomène rare, vu son habituelle proportion à rappeler les consignes de sécurité. Qu’elles soient justifiées, comme lorsque, je devais m’éloigner du flot d’étincelles produites par la disqueuse, ou un peu moins, comme toutes ces fois où il me demandait de filer mettre des chaussures sous prétexte « qu’on ne travaille pas pieds nus ».
J’ai admiré ses plus grandes réalisations. À ses côtés, mes premières tâches se limitaient à servir de contrepoids pour stabiliser les planches qu’il était en train de scier. Légèrement en retrait, je n’étais pas le protagoniste, et cela m’allait parfaitement. Mon souvenir le plus marquant des soirées consacrées au bricolage remonte au doublage de la toiture, un travail titanesque d’isolation qui alliait contorsion et poussière. Les tuiles laissaient s’infiltrer les impuretés transportées par les incessantes rafales, et pour compliquer sa mission, seules quelques poutres jouaient le rôle d’appuis pour se déplacer. D’abord, il a fallu créer un semblant de plancher sur la partie centrale, puis, mon père, faisait glisser une planche libre pour atteindre les extrémités. Travée après travée, il disposait la laine de verre avant de refermer le tout en clouant des lattes. Non content de cela, il alla jusqu’à attacher les tuiles de la face nord pour qu’elles cessent de se soulever sous l’effet du Mistral. Je ne l’accompagnais pas chaque fois, mais je me représentais l’horreur de ces instants, le voyant couvert de salissures et de toiles d’araignées.
Un autre chantier significatif fut la construction des murets en pierre du jardin. Honnêtement, le résultat était plus qu’honorable pour un débutant. Ce qui m’impressionnait le plus, c’était son adaptabilité. Certes, a posteriori, cela paraissait bien dans ses cordes, mais à l’époque, une telle réussite m’a véritablement bluffé. De surcroît, ce chantier offrait l’occasion idéale pour apprendre à doser les différents éléments du mortier, en fonction de la consistance souhaitée. Je préparais la mixture dans la brouette, méticuleusement, veillant à ne pas risquer de contracter à nouveau la polio. Mais l’étonnement ne cessait de m’envahir. Cette fois, nous allions utiliser du ciment blanc afin de réaliser une bordure claire. Décidément, il semblait avoir le pouvoir de tout maitriser. Mon éclair de génie résida dans l’idée d’inscrire mon nom, à l’aide d’une feuille d’olivier, dans la pâte fraîche, avant qu’elle ne fût encore durcie. Rapidement imités par ma sœur et ma mère, nous y avons apposé, côte à côte, nos traces pour l’éternité.
Vêtu de son jeans de travail, à portée de la radio émettant Rire et Chansons, rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Ni la pose des dalles manoirs, dénichées chez Gedimat, ni la création d’une clôture certifiée résistante aux cyclones. En proie aux doutes, son seul défaut était de tout surdimensionner. Mais après tout, il vaut mieux cela que l’inverse. Doctement, il me transmettait ses connaissances relatives. Et lorsque le travail était achevé, il me gratifiait de son appréciation, me qualifiant de « bon gus ». Ma mission était accomplie. Cependant, il restait un dernier moment, celui que je détestais par-dessus tout : le rangement des outils. C’était à ce moment-là que j’espérais secrètement qu’il me libère en déclarant : « C’est bon, tu peux y aller, je vais ranger ».
Par instants, l’enseignement revêtait une forme presque primitive. Les confrontations successives venaient asseoir sa supériorité physique. Dans ces situations, il adoptait aussi une expression de rigueur : « Mon puuullll ! ». Certes, j’ai eu l’audace de déformer quelques-unes de ses manches, mais après tout, il fallait bien que je me raccroche à quelque chose. À la même époque, j’ai pratiqué le judo. Une courte période, insuffisamment longue pour confondre un pull et un kimono. Néanmoins, j’en garde quelques souvenirs agréables.
Les cours se tenaient dans le petit local en face de la mairie, en contrebas de la chaussée. La trop faible ventilation, combinée à l’agitation des enfants, en faisait un lieu particulièrement odorant. Tous parés de nos mini kimonos, nous commencions par un échauffement. Quelques tours de salle en courant sur les tatamis, avant de travailler les chutes caractéristiques de ce sport. Je trouvais le côté procédurier à la fois fascinant et limitant. La plupart du temps, j’effectuais les exercices avec Paulin, mon binôme de toujours. Il était un peu plus fort que moi et avait une année supplémentaire de pratique. Je m’inspirais de lui, car il avait tout de même obtenu deux grades jaunes sur sa ceinture blanche dès la première année. Au bout du compte, ma persévérance a porté ses fruits, puisque moi aussi au terme d’une cérémonie solennelle, j’ai reçu mes deux premiers grades. Partiellement satisfait, je savais cependant que ce seraient les derniers.
Le soir, de retour à la maison, j’essayais de reproduire les nouvelles techniques sur mon père. Du haut de mon petit mètre, l’inanité de mes efforts pour le faire passer par-dessus mon épaule offrait au moins l’avantage de déclencher des éclats de rire. Des railleries qui s’étaient étendues à mon unique compétition. Pourtant, la quasi-totalité de mon tournoi avait été remarquable. En premier lieu, j’avais aisément disposé d’adversaires peu farouches, avant de tomber sur un combattant ayant sensiblement les mêmes attributs que moi. Un débutant à la technique brouillonne, faisant preuve d’une grande détermination. Je garde encore en mémoire ce corps à corps engagé où aucun de nous ne se résignait à abandonner. Après un âpre combat, j’ai enfin décroché ma place en finale. C’est à ce stade de la compétition que j’ai rencontré le « boss de fin ». Un enfant bien plus gros et costaud que les autres. Debout au centre du tatami, il ne se donnait même pas la peine de bouger. Il attendait que les insectes viennent à lui pour leur infliger un violent ippon-seoi-nage. Une fois mon bras saisi, je me souviens juste d’avoir volé. Son père, un militaire qui était virilement appuyé contre la rambarde de la mezzanine, le félicitait à chaque concurrent écrasé. Dans l’ensemble, bien que la première place fût hors de portée, j’étais fier du visage que j’avais montré. Plus tard, à l’arrière de la voiture, tandis que je contemplais la médaille remise plus tôt sur le podium, je vis la moto du légionnaire nous doubler. C’est la dernière image que je garde de cet affrontement asymétrique.
La partie qui va suivre m’incommode particulièrement. Cela me fait de la peine de rédiger de telles choses au sujet de mon père, et pourtant, ces pensées, je les ai éprouvées à maintes reprises. Je l’aime profondément, mais il me semble nécessaire de m’épancher. Une avanie où présent et passé s’entremêlent, puisque malheureusement, je n’ai pas encore trouvé le chemin de ma rédemption.
Mon père était rempli de défauts. Tout ce que je vais énoncer est paradoxal, car ce qui me plaisait en privé me dérangeait en public. J’ai adoré sa façon de nous aimer, mais j’ai détesté la manière dont il nous représentait. En effet, l’image qu’il dégageait n’était pas en adéquation avec celle que je voulais véhiculer. Avec le recul, je concède qu’une part de responsabilité m’incombe. Pourquoi étais-je si préoccupé par cette image ? Pourquoi avais-je besoin de correspondre à cette représentation fictive, au point de me priver de vivre pleinement ? Je ne sais pas. Peut-être que je ne me sentais pas assez fort pour défendre à la fois mes actions et celles d’un autre.
Mon père nous a toujours amusés avec une multitude de blagues, dénichant dans chaque situation un prétexte à rire. Par exemple, en rentrant de chez les Alibert, il ne trouva rien de mieux que de se moquer du petit Nicolas, un enfant surexcité qu’il découvrît « haut comme trois pommes » et capable de passer en courant sous la table basse sans même se baisser. C’était hilarant de le voir faire des commentaires parfois politiquement incorrects. À contrario, je pouvais ressentir une gêne profonde face à ses blagues douteuses lorsqu’il y avait un invité à la maison, de surcroît si c’était un copain qui venait pour la première fois. Dans ce contexte, j’étais souvent une cible de choix. Ils s’alliaient de bon gré pour me tourner en dérision. J’aurais pu en rire, mais non. J’estimais que ce n’était pas le rôle d’un père. J’ai toujours voulu paraître plus dur que ce que je n’étais réellement, qu’on me prenne au sérieux, qu’on respecte mes valeurs. Alors, quand le chef de famille déclarait : « Eh, on pourrait dire que je crève Nadal ». « Crève la dalle », pendant que Nadal passait justement à la télé à ce moment, pourquoi pas. De mon point de vue, cela nous présentait pour des bouffons.
Mon père n’a jamais eu de goût pour le paraître, et il faut bien admettre qu’il en était bien incapable. Et alors ? Avait-il donc moins de droits à ses qualités et à ses défauts ? Cela méritait-il d’en souffrir autant ? Certainement pas. Je suis désormais conscient qu’être à la mode n’est qu’une vanité, qu’un vêtement ne saurait rehausser la valeur d’un homme, tout comme un physique bien sculpté ne reflète en rien la profondeur de son âme. Seulement, lorsqu’on est un enfant en quête de reconnaissance, l’absence relative d’élégance chez ceux qui nous représentent peut devenir une source d’embarras. D’autant plus que mon père, par sa simplicité, nous enseignait inlassablement la véritable nature de l’amour familial. À quoi m’aurait servi un père bien habillé, si cet homme-là ne m’aimait pas ? Lors de ma conversation avec la psychologue, elle m’a demandé quel père j’aurais désiré avoir. Pour moi, un père, c’est mon père. Certes, certains de ses traits me déplaisaient, mais jamais, je n’ai rêvé de revêtir les qualités d’un autre.
De la même manière, lorsqu’on a abordé le manque de figures paternelles proches durant mon adolescence, la contradiction m’a sauté aux yeux. Mon père possédait pourtant bon nombre des attributs traditionnellement associés à la virilité et à la transmission d’un certain modèle d’évolution. Il pétait, rotait, et ne s’adonnait jamais à des activités dites « de filles ». Malgré les discours égalitaires, la distinction des genres restait bien marquée. Or, le voir flatuler ou éructer me mettait souvent mal à l’aise. Pas en privé, où j’étais accoutumé à ses manières, mais en public, où cela devenait un supplice. Je redoutais chaque instant où il risquait de ne pas se contenir. Dans la même veine, il avait cette habitude tenace de se curer le nez, ou plutôt, selon ses mots, de « se nettoyer le nez ». Lors des trajets en voiture avec mes amis du foot, je le surveillais du coin de l’œil tout du long, priant qu’il s’abstienne de ces gestes-là devant eux. Quelle drôle de vie que celle d’un enfant qui doit veiller sur la conduite de son propre père. D’autant plus que ce sont précisément ces petits gestes que les gens n’oublient pas, qu’ils relaient avec un plaisir moqueur. En tout cas, moi, je sais que je ne les oubliai pas.
Ses vêtements n’étaient ni tendance, ni de grande qualité. Il portait d’anciens slips, y compris dans la piscine, arborait un ventre rebondi, une calvitie bien installée, de petites boules de graisse sous les aisselles, et des poils drus qu’il ne rasait pas. Ma volonté première fut de fuir tout ce que je percevais comme des imperfections. Adulte, j’ai fini par lui signifier, à demi-mot, le fond de ma pensée. Au détour d’une conversation, j’ai lâché : « Je ne veux pas être comme vous ». La phrase était brutale. Et bien que je parlais alors surtout d’une vie rangée, car à cette époque, je rêvais d’évasions lointaines et d’aventures, elle s’enracinait dans un rejet bien plus ancien, façonné dans le silence de mon enfance. Ma mère avait compris ce que cela sous-entendait. Mon père, lui, l’avait mal digéré. « Il n’y a rien de pire que d’entendre ça », m’avait-il dit. Mon père, je t’aime. Mais comment aurais-tu encaissé ma réponse si j’avais été honnête, lorsque vous me demandiez pourquoi je ne voulais jamais que vous m’accompagniez ? « On est trop nuls pour toi, c’est ça ? ». Derrière ma timide négation, je ravalais des oui étouffés, inavoués, mais bien présents en mon for intérieur. Quelle prétention de ma part, j’en suis sincèrement désolé. Pourtant, j’ai composé, du mieux que j’ai pu, avec ce sentiment pendant longtemps.
J’ai dû attendre d’avoir vingt-trois ans, et de travailler chez NEOS, pour commencer à lâcher du lest. Je devenais un homme indépendant et l’image de mon père au sein de l’entreprise était, à ma connaissance, plutôt respectée. Du moins en ma présence, jamais personne ne s’est permis la moindre critique à son égard. Il aura donc fallu patienter tout ce temps, car même durant mes études à La Rochelle, j’avais honte. Je leur avais formellement interdit de venir me rendre visite dans l’appartement qu’ils payaient, dans cette ville qu’ils m’avaient fait découvrir. L’ingratitude, portée à son paroxysme. Comment leur expliquer qu’à mes yeux, leur simple venue menaçait l’émancipation fragile que j’étais enfin en train de m’approprier ? Encore une fois, c’est au cours d’une de ces discussions tendues, que j’avais moi-même chargées d’agressivité, que j’ai craché le mot en question : « Quoi ? Je suis ingrat, vous allez me dire en plus ? Je suis un fils ingrat, vous trouvez ? ». J’étais le seul à faire sortir ce mot comme pour me convaincre que cette idée n’était pas mienne. Je n’ai pas été à la hauteur de leur amour. Ils méritaient mieux que moi. Papa, Maman, j’en suis sincèrement désolé.
Depuis, mon mal m’a trainé de force dans les eaux troubles que je croyais pouvoir éviter. Une anxiété familiale, à laquelle je n’ai pas su échapper malgré mes efforts. J’ai eu, moi aussi, un ventre proéminent. Mes poils ont la même texture que les siens. Mes yeux fatigués réclament désormais des lunettes. Je perds mes cheveux. Et lorsque je réfléchis, mon pouce et mon index se frottent avec la même mécanique inconsciente. Tout ce qu’il fallait pour que je finisse par lui ressembler. Pire encore, je trouve des solutions semblables aux siennes, qui m’obligent à admettre qu’il n’a peut-être pas été si nul. Je sais bien que nos influences diffèrent, que rien ne m’impose de devenir son double, et pourtant… comme dans un marécage, plus je m’efforce de m’extirper, plus je m’enlise, aspiré par cette filiation que j’ai voulu tenir à distance. La photo de lui, figée à jamais dans un instant qui le montre à son avantage, en slip de bain, me renvoie à ma propre jeunesse. Moi aussi, j’ai été beau. Moi aussi, j’ai cru que ça durerait un peu plus longtemps. Bien que tout cela ait une fin.
Mon père était le gérant du parc automobile. Par affection pour les siens, il s’est toujours efforcé de choisir la voiture la plus adéquate. À une époque antérieure à ma venue, la famille roulait en 2CV. L’illustre Citroën avait pour elle ce charme si particulier qui suffisait presque à faire oublier ses équipements rudimentaires. Du moins est-ce ainsi qu’on la raconte. Il faudrait néanmoins demander confirmation aux filles, condamnées à patienter des heures durant à l’intérieur, sans chauffage, les soirs d’hiver, pendant que mon père assistait à ses séances chez le psychologue. Il est vrai que l’on peut parfois se réchauffer au charme… mais pas à celui-là, semble-t-il. Désormais, il n’en subsiste que quelques photos fanées et des souvenirs souvent divergents. Les palpitants récits qui lui sont consacrés esquissent les contours d’une époque que les moins de trente ans ne sauraient connaître.
Soucieux de préparer l’arrivée d’un nouveau-né, mon père fit l’acquisition d’une Peugeot 405 tandis que ma mère était à la maternité. C’est sur ses genoux, au volant de cette dernière, que je célébrai la victoire en Coupe du monde 98. Plus tard, au cours d’un tour de tricycle devant notre maison de la rue des Chênes-Blancs, je le vis revenir d’un rendez-vous chez l’acupuncteur. Quelle ne fut pas ma surprise, lorsqu’il baissa la vitre, de le découvrir hérissé d’aiguilles, et plus encore d’apprendre que cela ne faisait pas mal ! Depuis toujours, il fréquente divers praticiens dans l’espoir de soulager ses maux. En parallèle, il a bénéficié d’un service de soins personnalisés à domicile, consistant principalement en une myriade de séances d’ostéopathie improvisées sur le canapé. « Tu peux me craquer le dos vite fait, s’il te plait ? ». D’abord ma mère, puis moi, avons procédé à une multitude d’ajustements chiropractiques, guidés par une bande-son devenue familière : « Un peu plus haut… non, à gauche… oui, là, vas-y bien fort… ah, merci… t’as entendu ? Ça a craqué ».
En remplacement, c’est un Renault Scénic qui fut choisi. Cette nouvelle voiture fit l’unanimité, tant pour son confort intérieur, que pour son design extérieur, alors jugé moderne. Il faut reconnaître que nous étions bien moins exigeants qu’aujourd’hui. Seul mon père, désormais, la qualifie de « grosse merde » en évoquant son comportement routier. À vrai dire, ces critiques faisaient écho à l’avis général des utilisateurs, aux éloges sur l’habitabilité et le bien-être des passagers répondaient de vives réserves sur la tenue de route. J’associe cette voiture aux nombreux allers-retours effectués dans le Jura pour rendre visite à nos grands-parents. Ma sœur et moi jouissions alors de l’espace généreux pendant que mon père, au volant, alternait entre quiz géographiques au franchissement des départements et contorsions pour soulager ses lombaires. Il arrive encore que mes parents sourient en se remémorant les voix candides qui s’élevaient depuis la banquette arrière, après une ou deux heures de route, lorsque nous nous demandions, si nous étions toujours en France.
Ma mère faisait office de GPS. Elle gardait l’atlas routier Michelin — édition spéciale Routes de France — posé sur ses cuisses, veillant à tourner les pages au fil de notre progression. Avant cela, ils utilisaient un ensemble de cartes dépliables. Inimaginable aujourd’hui, il fallait, pour se déplacer convenablement, acheter la carte du coin dans un commerce local. Investir dans cet épais livre jaune à spirales avait donc tout son sens. Sur la couverture figurait l’indication 1/1 000 000e : un centimètre pour dix kilomètres. Ainsi commençait le rituel. On repérait d’abord notre axe au milieu de ces pages constellées de lignes colorées : « On est sur la D936 ou la N114 ? ». Une fois le tracé identifié, on suivait approximativement la route du doigt, jusqu’à croiser le nom d’une ville vaguement familière : « C’est Dommartin-lès-Cuiseaux ou Savigny-en-Revermont que l’on vient de dépasser ? ». À chaque certitude succédait une nouvelle question : « Attends, on est à quel kilomètre là ? ». Pas le choix, il s’agissait de patienter jusqu’au prochain panneau. Encore fallait-il le décrypter, à 130 km/h, sans se tromper. Sitôt le chiffre lu, une autre étape débutait : « Ha, on est au 114ème kilomètre. Attends, on est là, et il reste… », alors commençait le calcul. Additionner les portions restantes, puis convertir les kilomètres en temps de trajet. « Voilà les enfants, en gros, on arrive dans 1 h 30 ». On était bien loin du furtif coup d’œil sur Waze. C’était une autre époque.
Ma mère avait également la charge de l’intendance du voyage. Une fonction qu’elle maitrisait sur le bout des doigts. Lorsque le temps nous le permettait, nous faisions une halte rapide pour savourer les sandwichs qu’elle avait préparés avec soin, enveloppés dans leur papier d’aluminium. À défaut, nous les dégustions en roulant. Il s’agissait, le plus souvent, de larges tranches de pain de campagne, encadrant un morceau de jambon, une rondelle de tomate, et quelques lamelles du fromage local, le Comté. Un casse-croûte accompagné d’un paquet de chips, et ponctué d’une ou deux clémentines. Peu à peu, nous lui repassions nos emballages, nos pelures, nos miettes. C’était elle qui, à ses pieds, gardait le petit sac plastique faisant office de poubelle de bord. Toujours au volant, mon père, quant à lui, puisait son énergie dans des Princes de Lu ou quelques carrés de chocolat.
Pour la suite, retour à la marque aux chevrons avec une C4 bleu lavande, au coffre particulièrement arrondi. Une fois encore, nous fûmes conquis par son allure avenante. Séduits au point de nous permettre de nous gausser du modèle coupé, dit restylisé. Le coup de cœur fut immédiat lors de journées portes ouvertes organisées par Citroën. Mon père n’hésita pas longtemps et fit une offre pour celle qui servait de véhicule test. Elle n’était pas neuve, mais une ristourne compensait ses 7 000 kilomètres au compteur. Un mal pour un bien, si l’on en croit mon père, convaincu que cette voiture avait bénéficié d’un réglage particulier des suspensions, destiné à impressionner les clients potentiels. Une supposition loin d’être farfelue, et que l’expérience vint bientôt appuyer.
Un souvenir isolé reste attaché à cette voiture, un après-midi où il s’était profondément énervé contre moi. C’était lors d’un banal lavage de voiture, j’avais dû prononcer la phrase de trop. Trottinant à l’écart comme un petit con, je n’avais pas mesuré l’ampleur de son agacement. La surprise fut totale lorsqu’il hurla : « Dégage de là ! », juste avant que la grosse éponge, encore dégoulinante, ne s’écrase dans mon dos. Les manifestations physiques de sa colère ont été si rares qu’elles méritent d’être relevées. À ma connaissance, il n’y en eut que deux autres : une frappe rageuse qui laissa le dossier d’une chaise orphelin d’un barreau, et un coup de poing nocturne dans un mur, que ma sœur qualifiera plus tard d’impressionnant, à cause des vibrations qui s’étaient propagées. Je n’aurais jamais imaginé écrire un jour ces lignes sur mon père.
Mon père était un chanteur. Je pourrais élargir en lui attribuant le titre de musicien, mais hormis battre la mesure avec l’index sur le bord de la table, il n’a jamais touché un instrument. Tout n’était d’ailleurs qu’ironie, puisque ses chants consistaient surtout à couvrir les sons de notes aiguës, dont lui seul détenait le secret. À l’image de ses danses déstructurées, il cherchait simplement à s’exprimer. Que ce soit via la télé reliée aux enceintes ou directement depuis son ordinateur, il poussait le volume à fond, en hommage à ses idoles : Stéphane Eicher, Moby ou encore Alain Bashung. Au premier passage d’un morceau, il se contentait de me dire : « Tu devrais écouter ça, c’est trop bon ! ». Puis, une fois la session terminée, venait l’heure de remettre sa vie en question : « J’aurais dû être batteur ou guitariste. J’ai fait le con. Quand ma mère voulait que je fasse de l’accordéon, j’aurais dû l’écouter… Eh ! Tu connais Yvan Cassar, le pianiste de Mylène Farmer ? Il est trop ! ». J’étais hermétique à ses conseils, mais heureux de le voir s’en donner à cœur joie.
Mon père était un cycliste. Depuis son plus jeune âge, il vouait une passion sincère aux vélos. D’abord en sillonnant les routes autour de son village, puis en enfourchant sa bicyclette pour se rendre au travail, alliant ainsi l’utile à l’agréable. Au fil du temps, j’ai assisté à la montée en gamme des modèles entreposés dans le garage. Le tout premier, à l’épais cadre en acier, n’a pas résisté longtemps face à des successeurs de meilleure facture. Plusieurs se sont enchaînés, chacun précédé du même rituel. Des plaintes récurrentes sur la monture du moment, une période d’hésitations et de comparaisons techniques, puis, un beau matin, un nouveau vélo dormait dans le salon. « Vous comprenez, c’est pour qu’on puisse mieux l’admirer ». Ses exploits sont toujours consultables dans le fichier Excel consacré. Après chaque tour, il y notait minutieusement son temps et ses sensations. Cela peut sembler excessif, mais c’était sa méthode pour bien d’autres choses. Ce registre de performance a le mérite de raviver de bons souvenirs, notamment quand il tombe sur les lignes estampillées « WR », son « World Record » à lui.
S’il est évident que j’ai accumulé de nombreux souvenirs de mon père en lien avec le vélo, celui qui demeure le plus marquant n’a pourtant duré qu’un simple après-midi, un moment fugace de mon année de CM2. À ma grande surprise, il avait choisi de m’emmener assister à la 4ème étape du Critérium du Dauphiné libéré, une étape se déroulant sur les pentes du mont Ventoux, le 9 juin 2005. Pour ce faire, il avait griffonné un mot sur un coin de table, adressé à mon institutrice. Quoi ? Comment mon père avait-il ce pouvoir de me faire manquer l’école si aisément ? Gisèle, à ma stupéfaction, semblait même réjouie.
Arrivés aux alentours de midi, nous nous étions enfoncés dans la forêt, le temps de pique-niquer et de nous accorder une petite sieste sous l’écorce d’un pin. Puis, nous avons entamé l’ascension de quelques centaines de mètres depuis le chalet Reynard, en quête du spot idoine. En définitive, c’est dans un virage que nous avons trouvé notre bonheur. Cet emplacement semblait fait pour accueillir Lance Armstrong, la légende qui écrasait son sport et qui m’avait transmis l’amour du Tour de France. À ma grande surprise, c’est un jeune Kazakh qui occupait la tête de la course, un certain Alexandre Vinokourov, qui finira par s’imposer lors de cette étape. Quelques coureurs isolés passèrent à sa poursuite, puis, soudainement, quatre d’entre eux nous frôlèrent à une vitesse folle. Aussitôt, je me suis empressé de valider mon impression en scrutant le dossard de celui qui fermait la marche. Et là, j’ai vu, trônant au centre d’un carré blanc, le numéro 1 de la plus grande star du cyclisme. Encore un peu dérouté, je murmurai, timide : « C’est Armstrong », pour alerter mon père, qui, comme à son habitude, n’avait rien remarqué.
Pour sa défense, la puissance dégagée par leur passage était phénoménale. Rien de surprenant, au regard des noms prestigieux qui composaient ce groupe, dont ceux des Américains Levi Leipheimer et Floyd Landis, deux figures tristement associées au dopage. L’année suivante, ce dernier s’adjugera le Tour de France, avant d’être déchu rétroactivement. Une fin inéluctable pour le coureur de la Phonak Hearing Systems, dont les redoutables sursauts d’énergie éveillaient bien des soupçons. Malgré tout, je me délecte encore de cette image gravée dans ma rétine. Armstrong, en danseuse, vêtu du maillot bleu de l’US Postal, laissant derrière lui une trainée de son aura. Un monument venait de défiler devant moi. Cette journée demeurera à jamais un moment précieux, partagé avec mon père.
Travailleur, informaticien, pédagogue exceptionnel, intelligent, d’une gentillesse incomparable, bricoleur, taquin, non conforme à mes attentes, gérant du parc automobile, chanteur et cycliste, voilà ce que représente mon père à mes yeux. Je n’aurais pu rêver d’un père plus aimant, et en aucun cas, je n’aurais voulu un autre papa. Toute sa vie, il nous a prouvé que nous étions ses priorités, et cela suffit à faire de lui un patriarche inestimable.
Ma mère, mon père, ou mes parents, des mots que j’ai maintes fois répétés. Une réitération qui, je l’espère, ne prendra jamais fin. Leur présence est admirable, et leur duo inébranlable. « Ils étaient mon père et ma mère, de toute éternité et pour toujours ». Merci infiniment.
Pépé et Mémé, mes grands-parents paternels, incarnaient à merveille cette France d’avant, simple et enracinée. Rahimahuma Allah.
Mon grand-père, Lucien Rubas, était un homme de taille moyenne, au corps sec et nerveux. Cette calvitie, partagée par mes aïeux et transmise à mon propre père, ne m’autorise guère d’illusions quant à mon futur capillaire. Je serais bien en peine de dresser un portrait fidèle de son caractère : les années traversées à ses côtés furent trop rares, trop brèves. Je m’en tiendrai donc à l’image qu’il laissait poindre, et à quelques anecdotes recueillies au fil du temps.
Indissociables de sa personne : les cigarettes. Assis à la table de la cuisine, toujours face à la porte, il posait devant lui sa blague à tabac métallique, cabossée par les ans. Parfois, il roulait lui-même, d’autres fois, il laissait faire sa rouleuse, petit engin à manivelle qu’il manipulait avec une précision tranquille. Avec Hervé Mercier, ils furent les deux premières personnes que je vis s’adonner à ce drôle de rituel. Un peu malgré moi, j’ai de tout temps éprouvé une certaine fascination pour ce geste de coin de table, à la fois anodin et curieusement réservé à une poignée de privilégiés.
Le soir venu, il s’équipait pour sa ronde à l’atelier. Casquette vissée sur le crâne, l’imposante lampe torche grise en main, il filait vérifier le bon fonctionnement de la turbine. Plus tard, mon père me révéla que cette prétendue inspection nocturne n’était qu’un prétexte pour aller fumer sa cigarette en paix, à l’abri du regard réprobateur de ma grand-mère.
Madeleine Chappuis, épouse Rubas, ou « La Mado » comme l’appelaient les gens du coin, est née peu avant 1930. Je culpabilise de ne pas connaître leurs années de naissance exactes… mais est-ce si grave ? Mes propres enfants peineront déjà à retenir celles de mes parents. Le devoir de mémoire, si rigoureux autrefois, s’efface peu à peu avec le temps ; l’apparition de deux générations suffit souvent à te reléguer, doucement, mais surement, dans les profondeurs de l’oubli.
Mémé conserva son caractère jusqu’au bout. Têtue comme une mule, elle ne se laissait jamais faire, quitte à ce que le ton monte. Cela ne l’effrayait pas le moins du monde.
Dans sa vingtaine, elle rencontra Pépé, originaire d’un village voisin. Une belle photo d’eux, appuyés sur une mobylette, atteste de leur bonheur naissant. Les époques changent, mais certaines méthodes demeurent immuables. Quant aux détails du mariage, et à ceux relatifs au choix de leur maison, je les ignore. Peut-être se sont-ils installés dans le domicile familial de Pépé, comme le faisaient naguère nombre de jeunes couples.
D’ailleurs, une photo de son grand-père trônait au-dessus du canapé ; Auguste Rubas. Mon père ne l’a pas connu, mais c’est en son honneur que j’ai reçu mon troisième prénom. Vincent, Marcel, Auguste. J’ai toujours éprouvé une forme de gêne à l’égard de ces prénoms. Marcel et Auguste, loin de refléter la modernité, étaient un fardeau dans un monde où il était difficile de rester « cool » à leur simple évocation. Être embarrassé par les prénoms des hommes qui ont forgé son histoire, c’est une réaction typiquement infantile. Quand nous sommes en quête de nous-mêmes, nous craignions que ces noms d’antan nous fassent de l’ombre. Nous cherchons à nous en départir. Aujourd’hui, pourtant, je les porte avec fierté. Ils symbolisent mes racines profondément ancrées dans cette France d’autrefois, une France qui a longtemps perduré, mais qui, bientôt, ne sera plus.
C’est donc dans le paisible petit village de Ladoye-sur-Rives que mon père grandit. Sa population oscille entre 150 et 300 habitants depuis plus de deux siècles. Les principaux points d’intérêt se trouvent le long de la route qui traverse le village de part en part. Concrètement, il y a : une école, une mairie, une église, un garage, un hôtel et une boulangerie. L’énumération pourrait presque laisser penser que l’activité y est débordante. Certes, l’ensemble n’est pas particulièrement rieur, mais l’atmosphère y est propice à l’éducation d’un enfant. Son véritable atout réside dans la nature verdoyante qui couvre les collines alentour. La petite rivière, qui serpente au gré de son propre chemin, ajoute à cet endroit un charme bien nécessaire.
D’autant plus que, dans ma famille, le Talvan a toujours occupé une place prépondérante. En effet, la maison abritait une centrale hydroélectrique. Présentée ainsi, on pourrait imaginer une immense installation sophistiquée à la pointe de la technologie. Mais en réalité, il n’en était rien. Tout d’abord, la partie la plus complexe : un barrage fut construit pour créer une retenue d’eau artificielle. Ensuite, une portion de ce volume était dirigée dans un canal, actionnant une turbine sur son passage. L’énergie mécanique générée permettait de faire tourner un alternateur, qui, à son tour, produisait de l’électricité. Vulgairement appelé la turbine, ce dispositif était d’une importance capitale pour fournir en électricité tous les habitants du village. Le bout de papier délivré par EDF à ce sujet trouverait sans doute aujourd’hui sa place dans la collection d’un passionné. Il est vrai qu’enfant, je ne mesurais pas à quel point cette situation était atypique. De mon point de vue, c’était juste une vieillerie de plus, un vestige que l’on retrouvait dans les garages de nos grands-parents.
Sur la face avant, se dressait fièrement la roue à aubes. Imposante et inratable, elle était un véritable symbole de distinction. L’eau, qui venait frapper ses pales parfois recouvertes de mousses, mettait en mouvement la turbine. À l’arrière, une vanne de régulation permettait d’ajuster le débit entrant. Pour la manipuler, il fallait emprunter une passerelle au-dessus de l’eau et tourner une encombrante manivelle afin de soulever la porte en bois. Quand je voyais l’effort que mon grand-père déployait pour faire bouger l’ensemble, j’étais bien content de ne pas avoir à le faire moi-même. L’eau pénétrait sous la turbine à travers des grilles, et il arrivait régulièrement qu’il faille ramasser les feuilles qui obstruaient l’entrée avec un râteau.
Un étroit contre-canal se trouvait également à cet emplacement, et le débit y était impressionnant. Nous restions presque collés à la paroi, chaque pas mesuré, l’œil attentif à l’endroit où poser le pied. Un membre de la famille y est tombé par accident, se retenant désespérément à une barre en fer pendant de longues secondes, jusqu’à ce que quelqu’un vienne le secourir. Les normes de sécurité étaient bien vagues, particulièrement pour un enfant. Le plancher de la turbine était composé de larges planches de bois irrégulières. Chaque fois, j’avais cette peur sourde de passer au travers, mais voyant les hommes de ma famille avancer sans hésitation, je n’avais d’autre choix que d’emboiter le pas.
La turbine a toujours émis un bruit perçant. Les grandes sangles, tendues sur les parties rotatives aux inclinaisons variées, répétaient inlassablement le même son, un mélange de frottements et de moteurs de voiture de course. À l’extrémité, les compteurs de production étaient fixés au mur. C’est là que tout se jouait. Aujourd’hui, mon père reproduit les gestes de son propre père, accordant une attention parfois excessive à ceux de ses panneaux solaires. Le mimétisme comportemental, dans sa forme la plus simple. Les deux sauraient sans doute mieux parler de la turbine que moi.
Ne se contentant pas de contrôler les éléments, Pépé façonnait les matériaux de ses mains. Ferronnier de métier, il avait auparavant occupé divers postes dans les usines des alentours, notamment au sein d’une fabrique de clous. Quand j’étais petit, je croyais qu’il était forgeron, ne sachant pas que ce métier se pratiquait à une échelle bien plus grande que celle du ferronnier. À mes yeux, poulies, enclumes et marteaux plus gros que ma tête étaient indissociables du forgeage. En réalité, il se spécialisait plutôt dans la fabrication de rambardes d’escaliers et de clôtures. Un jour, lors d’une balade, nous étions passés devant une maison qui, à première vue, semblait tout à fait anodine. Mon père m’avait interpellé : « Tu vois ces barrières ? C’est Pépé qui les a faites ». Un héritage matériel à contempler.
De temps à autre, il se munissait de sa grande faux. Par d’amples gestes latéraux, il coupait une quantité d’herbes fraîches pour nourrir les lapins. La vieille France, jusqu’au bout des doigts. Ces pauvres lapins, hélas, étaient nés un peu trop tôt, à une époque où la protection animale n’existait pas. Je n’exagère guère, car l’espace dans lequel ils étaient confinés, dans leurs cages individuelles, était indéniablement insuffisant. Ils en souffraient probablement, mais mes grands-parents eux aussi avaient connu la souffrance de la faim. Ils les achetaient, les engraissaient, les tuaient et les mangeaient. C’était ainsi que le monde fonctionnait, et tout s’arrêtait là. Ma sœur a en partie cessé d’en consommer de la viande à cause d’eux. Alors qu’elle promenait innocemment les gentils petits lapins dans sa carriole tapissée d’herbe l’après-midi, elle a rapidement compris que ces mêmes boules de poils finissaient dans nos assiettes, en sauce avec du riz, au dîner. Assise au bout de la table, Mémé nous mimait en riant le dépeçage des lapins, suspendus par les pattes dans la cuisine. Elle aimait ajouter un bruit de glissement : « Fiiiuut ». Elle montait les escaliers, tenant par la peau du cou l’heureux élu, puis, une fois arrivée, un premier coup de massue assommait la bête et le travail commençait. Dans notre monde, nous mangeons de la viande en toute insouciance, sans jamais entrer en contact avec un animal. Beaucoup de gens ignorent les multiples étapes nécessaires pour transformer cet être vivant en ce qu’ils retrouvent dans leurs assiettes. Et moi, le premier.
Dans un coin du jardin, le poulailler satisfaisait leur besoin en œufs. Chaque visite était l’occasion de participer à la collecte. Heureusement, ma grand-mère se chargeait de contenir le coq, un peu trop farouche à mon goût. Autour, une grande portion du terrain était dédiée au potager, une source de travail quasi quotidienne. Pour ne rien arranger, de nature maniaque, elle s’évertuait à entretenir ses rangées de légumes avec un soin excessif. Loin de la vision moderne de la permaculture. Les lapins, les œufs et le potager : cette combinaison leur permettait de subvenir presque entièrement à leurs besoins.
Par un après-midi paisible, mon grand-père décida d’impressionner ses invités en lançant le barrage à pleine puissance. En quelques minutes à peine, le lit de la rivière s’était resserré de plusieurs mètres, dévoilant de larges bandes de galets asséchés. Avec d’autres enfants, nous étions partis seaux à la main, en mission de sauvetage improvisée. À chaque rocher soulevé, notre étonnement grandissait : de minuscules poissons se tortillaient, prisonniers de flaques mourantes. Le décompte exact m’échappe, mais nombre d’entre eux furent sauvés de l’agonie, et bien plus encore, laissés à leur sort. Je doute que cela ait effleuré l’esprit de mon grand-père. Il a dû dormir cette nuit-là d’un sommeil tranquille, sans le moindre remords. Né il y a un peu moins d’un siècle, ses préoccupations étaient tout autres. À l’époque, les huiles de vidange étaient versées directement dans le Talvan, et c’était une pratique commune à tout le village. On allumait les barbecues à l’alcool à brûler, on brûlait pneus et autres rebuts sans que cela soulève la moindre objection. L’écologie, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’existait tout simplement pas. Pourtant, entre la turbine, le potager, les animaux, et le fait qu’ils n’utilisaient la voiture qu’en de rares occasions, leur empreinte carbone était dérisoire. Sans parler d’une consommation matérielle quasiment insignifiante.
Le long du mur extérieur, un abri protégeait les piles de bois soigneusement empilées. Mon père se souvient des interminables après-midi d’été passées à fendre et à ranger les bûches, une corvée devenue rituelle, qui l’a accompagné tout au long de sa vie. L’hiver venu, c’était à lui qu’incombait la responsabilité d’allumer le feu à l’église et à l’école. Il s’y rendait un peu plus tôt, pour offrir aux autres une atmosphère douce et réconfortante. Confier une telle tâche à un enfant aujourd’hui, suffirait sans doute à faire parler de maltraitance ou d’esclavage domestique.
La maitrise du feu fait partie des compétences que l’on m’a transmises très tôt, un savoir-faire profondément lié à mon autonomie naissante. Vers dix-huit heures, lorsque l’obscurité vespérale s’installait doucement et qu’aucun de mes parents n’était encore rentré, je préparais le feu. Trois feuilles de journal, froissées en boules, formaient la base essentielle. Sans elles, impossible d’espérer un bon départ. Il fallait veiller à ne pas trop les comprimer, car trop tassées, les flammes peinaient à s’y frayer un chemin. C’était aussi l’instant parfait pour laisser trainer les yeux sur quelques articles caducs, destinés à partir en fumée.
Par-dessus, venait s’ajouter un élément de luxe, les morceaux de cagettes. Tout le monde ne les utilise pas, mais ils contribuent admirablement au relais entre les premières flammes du journal et le petit bois. Faciles à prendre, fiables, presque infaillibles, avec eux, il est impossible de rater son feu. Le défaut majeur, c’est qu’il faut les casser chaque fois, et selon les soirs, on n’a pas toujours l’envie ni le temps de s’y atteler. Pour pallier cet inconvénient, mon père organisait parfois des sessions « cassage de cagettes » le week-end, tranquillement, à son rythme. Résultat, nous avons aujourd’hui des piles de cagettes remplies… de morceaux de cagettes. Une forme d’opulence, quand on se souvient des soirs d’hiver où les fines lames de bois éclataient entre nos doigts engourdis par le froid. L’autre souci, c’est l’approvisionnement. J’avais parfois le sentiment d’appartenir à une famille de mendiants lorsque nous nous rendions derrière le Leclerc pour quémander quelques cagettes usagées.
Pour poursuivre la réalisation, nouvel étage de la fusée, le petit bois. Là encore, une préparation en amont pouvait grandement faciliter les choses, mais, en pratique, nous le fendions souvent à la dernière minute. Un coup de hache bien placé au milieu d’une grosse bûche, suivi de quelques découpes à la machette pour affiner le tout. Une machette estampillée RUBAS, juste au-dessus de la poignée en cuir de vache. Une fabrication maison, bien entendu, signée Pépé.
Le secret réside dans la disposition des morceaux de bois. Il faut s’inspirer de la structure d’un tipi, en imaginant déjà les flammes danser au centre. Ainsi dressé, l’ensemble laisse suffisamment d’espace pour que l’air circule et que le feu prenne sans difficulté. Un dernier aller-retour pour revenir les bras chargés et pouvoir alimenter le foyer toute la soirée, et le tour est joué. Mieux valait ne pas se précipiter si nous voulions nous éviter un fastidieux ménage. Au début, je m’occupais du feu uniquement pour soulager mes parents, mais rapidement, j’ai obtenu l’autorisation de le démarrer comme un grand. Encore une fois, quelques consignes à respecter pour se prémunir d’une situation délicate. Rien n’est pire qu’un feu qui s’étouffe, une épaisse fumée noire envahissant l’espace autour du foyer. Mais, objectivement, dès que l’on connaît les quelques astuces de base et qu’on a un peu de pratique, il devient très facile d’allumer un bon feu, même à neuf ans.
Après avoir passé en revue l’extérieur de chez Pépé et Mémé, il est temps d’aborder l’intérieur de la maison. Au rez-de-chaussée, une cave servait, entre autres, à conserver les pommes de terre. Étonnamment, des toilettes s’y trouvaient. Et ce qui était encore plus surprenant, c’est qu’il n’avait pas de chasse d’eau. Un seau était utilisé pour évacuer les besoins, envoyés directement dans la canalisation qui se déversait… dans le Talvan. Il faut dire qu’il n’y avait qu’un mur à traverser, une solution plutôt pratique. Dans un coin de la petite cour, la pompe en fer verte nous divertissait beaucoup. Il s’imposait de pomper pendant plusieurs secondes pour faire remonter l’eau de la rivière. Mais avec le recul, je me rends compte que son tuyau n’était probablement pas bien éloigné de celui des toilettes. Il valait mieux ne pas être trop tatillon à ce sujet.
Après avoir gravi les marches, on pénétrait dans le vestibule. À gauche, la cuisine se tenait, austère et fonctionnelle, à droite, le salon, presque figé dans une autre époque, et en face, le couloir menant à l’intimité des chambres. La décoration, héritée d’un temps révolu, frappait immédiatement les regards. Ces papiers peints à motifs, omniprésents et étouffants, recouvrant les murs du sol au plafond, semblaient presque une infamie.
La cuisine ne bénéficiait pas des équipements dernier cri, et pourtant, Mémé y consacrait des heures interminables. Lorsque nous venions leur rendre visite, elle débutait la préparation dès le matin, écossant des petits pois à partir de dix heures. Toujours vêtue de son tablier, elle semblait absorbée dans ses tâches, comme si chaque geste faisait partie d’une routine millimétrée. Il nous arrivait de nous asseoir autour de la table pour discuter, mais les chaises, aux dossiers arrondis et dépourvus de tout rembourrage, n’encourageaient guère à la détente.
En franchissant le seuil du salon-salle à manger, une grande table accueillait les moments de convivialités. Ses pieds massifs et ronds, ornés de moulures délicates, étaient reliés par une barre centrale nous incitant à poser les nôtres. Les chaises évoquaient de véritables trônes. Leur structure en bois sculpté soutenait une assise en osier, tandis que, pour couronner le tout, cette dernière se distinguait par une multitude de trous réguliers, ajoutant une touche singulière à l’ensemble.
Dans les premières années, le lapin en sauce était un plat incontournable. Cependant, face aux réticences croissantes de ma sœur, suivies bientôt par celles de ma mère, mon père se vit contraint de glisser un petit mot à Mémé, afin de lui demander de ne plus en préparer. Les alternatives étaient tout aussi savoureuses, toujours accompagnées de haricots, de pommes de terre ou de riz. En entrée, les carottes râpées et la salade de tomates aux œufs durs étaient nos favoris. La sauce, quant à elle, était exquise, et chacun se régalait à en saucer généreusement le plat. Mon père n’a cessé de reprocher à ma mère de ne pas parvenir à la reproduire.
Pour faire descendre le dîner, les hommes se tournaient vers le rouge, tandis que le reste de la tablée préférait le sirop de cassis. À l’heure du fromage, la grosse boite en plastique contenant plusieurs variétés faisait son apparition. Rien de particulièrement remarquable, tous provenaient du Super U du coin : des Babybel, du Chaussé aux Moines, de l’Ortolan et des Vaches qui Rit. Ce dernier, le fromage triangulaire, amusait beaucoup ma grand-mère, qui s’amusait à positionner deux portions sur ses oreilles pour imiter la vache du packaging. Pour parfaire l’imitation, elle ajoutait les bruitages : « meuuuh, meuuuh ».
Pour clore le repas en beauté, venait le dessert. Les généreuses portions de framboises ou de fraises au sucre. Une autre gourmandise signature, plus souvent servie au goûter, étaient les tartelettes aux abricots ou à la rhubarbe. Nous étions bien nourris, et chaque bouchée semblait receler l’essence même du bonheur partagé.
Une fois le repas terminé et la table débarrassée, nous nous lancions dans les jeux de société ; petits chevaux, jeu de l’oie et traditionnels jeux de cartes. Sinon, nous regardions la télé. Une petite boite rectangulaire, posée sur une table grise difficile à décrire. L’emplacement n’était pas idéal, car il fallait décaler nos chaises pour pouvoir voir les uns derrière les autres. Quand le meilleur moyen de regarder la télé est de rester à table, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche.
L’espace nuit était desservi par un couloir rectiligne, et la première porte menait à la chambre de mes grands-parents. Un empilement de matelas de différentes épaisseurs formait leur couche, un véritable monticule de confort. L’ensemble devait bien atteindre soixante centimètres de hauteur. Lorsque nous étions là, ils s’en retrouvaient dépossédés, car cette chambre était réquisitionnée pour les enfants. Généralement, je m’installais sur un matelas de secours, posé à côté du lit. Parer au froid et à l’humidité des nuits d’hiver constituait le plus grand des défis. Ma grand-mère sortait alors toutes les couvertures des placards pour que nous en ayons au moins deux sur nous. L’éventail artistique de ces dernières avait de quoi interpeller. Au choix, la beige, excessivement épaisse et remplie de plumes, la rose fuchsia en velours, ou sa cousine marron et orange aux motifs savanicoles. Je n’ai toutefois pas souvenir d’expériences semblables à celles des contes racontés par mon père, où le givre se cristallisait même à l’intérieur, sur des carreaux témoignant de la rudesse de la nuit.
La porte suivante se trouvait sur la gauche, donnant sur une pièce qui accueillait principalement mes parents, la chambre ayant une fenêtre surplombant directement sur le barrage. Au réveil, le natif des lieux aimait prendre appui sur le rebord et contempler longuement ce tableau en mouvement. Le bruit sourd et régulier des chutes d’eau, caractéristique de cet endroit, agissait comme une douce berceuse pour certains, ou comme un cauchemar sans fin pour d’autres. De l’autre côté, le bal des camions passant sur la départementale jouxtant la maison offrait un air bien moins romantique.
L’ultime porte était celle de la salle de bain, comprenant l’élément phare du milieu du siècle dernier, le bidet rose clair en céramique. Quand je dis que mes grands-parents sont d’époque, je pourrais ajouter, jusqu’au bout des fesses. Mon père nous racontait qu’au début de sa vie, la toilette se faisait principalement au gant, et à l’aide du bidet durant la semaine, la seule douche intégrale n’intervenant que le week-end. Ces confidences ne manquaient pas de nous laisser perplexes quant à ses habitudes d’hygiène, surtout lorsqu’il enchaînait sur l’histoire de sa dentition. Il n’avait jamais consulté de dentiste avant ses quatorze ans, et sa première rencontre avec un praticien ne s’était produite uniquement grâce à un ami de la famille. Ce dernier, le voyant souffrir d’une insupportable rage de dents, avait conseillé à ses parents de l’amener consulter. Peut-être là réside l’explication à tous ses maux, qui perdurent encore aujourd’hui.
L’étage qui servait d’habitation était relativement exigu, mais suffisant pour une famille de quatre. Mon père, cependant, s’envola rapidement pour poursuivre ses études dans la ville voisine, tandis que sa sœur, ma tante Claudine, demeura plus longuement auprès de leurs parents.
En tout cas, Claudine était bel et bien là — et quel phénomène ! Je n’ai jamais su sous quel angle la juger. Un mélange de simplicité, de naïveté et d’absurde que j’associais volontiers à de la sottise. Malgré ses vingt-cinq ans de plus que moi, je me suis toujours senti mieux armé qu’elle pour affronter n’importe quelle situation, comme si elle avait échappé aux enseignements les plus élémentaires. « J’y peux rien, Le Jean-Marie ! Je suis comme je suis ! ». C’était mon ressenti, mais nous partagions tous plus ou moins le même. Avec le recul, j’imputerais ce développement singulier à un cadre de vie peu épanouissant. Lorsqu’on est confronté à des difficultés dès le plus jeune âge, les efforts à fournir sont doubles. Encore faut-il avoir le luxe de bénéficier d’une attention particulière, sans quoi ces exertions se transforment vite en épreuves insurmontables.
Elle avait quitté l’école dès les premières années du collège, pour se réorienter vers un parcours plus professionnalisant, axé sur les tâches ménagères et la cuisine. Une voie qui relevait sans doute d’un compromis lucide, presque fataliste. En tout cas, je l’ai toujours connue dans ce domaine, ce qui m’amena un jour à une réflexion aussi naïve que sincère. Tandis que je passais une fois encore l’aspirateur dans notre salon, animé par mon goût du détail et ce besoin un peu obsessionnel de continuellement mieux faire, une pensée m’effleura : « Eh, mais Claudine elle doit faire le ménage trop bien en fait. C’est une pro, elle doit avoir des techniques que je ne connais pas vu qu’elle fait ça tous les jours ». Plus tard ce jour-là, j’avais partagé cette pensée avec mon père, occupé à faire la vaisselle. Légèrement surpris dans un premier temps, il m’avait répondu que les choses ne fonctionnaient pas toujours ainsi. Que l’on n’était pas tenu de progresser indéfiniment, et qu’il y avait de fortes chances pour que je fasse déjà le ménage aussi bien qu’elle. Perplexe, j’avais accueilli cette remarque comme une dissonance dans ma logique ingénue. Elle venait ébranler ma conception, jusque-là linéaire, de l’évolution de l’être humain au fil du temps. Devons-nous nous résigner à répéter les mêmes gestes toute notre vie sans jamais progresser ? Certaines personnes sont-elles vouées à demeurer, irrémédiablement, meilleures que d’autres ? Des questions à méditer, dans les méandres encore naïfs de ma petite tête.
Claudine habitait à Vesoul, « au foyer », comme elle disait. Le Foyer des Montagnes est un lieu d’accueil collectif destiné à accompagner de jeunes adultes dans leur insertion sociale et professionnelle. Concrètement, il s’agit de logements à bas coût, assortis de plusieurs services, dont la restauration, et où la proximité entre résidents favorise une forme de solidarité discrète, mais précieuse. Nous l’avions aidée à déménager le peu d’affaires qu’elle possédait. Mon père, à la fois heureux et soulagé, semblait rassuré de la voir trouver une certaine stabilité.
Claudine n’était pas entièrement indépendante. Malgré son âge avancé, elle revenait chaque week-end chez ses parents. Je serais tenté de dire qu’elle n’était pas prête à voler de ses propres ailes, mais en avait-elle seulement l’envie ?
Nous nous moquions gentiment d’elle, mais toujours en sa présence. Elle n’inspirait pas la vivacité, comme si quelque chose en elle était constamment bridé. À table, en particulier, les rires spontanés fusaient. Que ce soit à cause de son habitude de manger la couenne du jambon, ou lorsque nous réalisions qu’elle avait avalé la peau sous les pavés de saumon. Mon père parvenait à la faire rire jusqu’à ce qu’elle en pleure. Son rire crispé s’intensifiait à mesure que les éclats se multipliaient. Le sommet était atteint lorsque son visage virait au rouge écarlate. Après une légère accalmie, elle enlevait ses lunettes pour s’essuyer les yeux avec sa serviette de table. « La Flèche », un surnom affectueux qui lui allait bien.
Elle appréciait particulièrement Des chiffres et des lettres ainsi que Questions pour un champion. Bien installées devant la télévision avec Mémé, elles ne manquaient presque jamais une émission. Au fil du temps, Claudine avait développé une culture singulière, façonnée par ces jeux. À la fois générale et parfois étonnamment pointue. Fréquemment surpris par ses réponses, mon père n’hésitait pas à m’interpeller : « Eh, t’as vu ? Elle est balèze, La Flèche ».
Autre particularité la concernant, elle ne détenait que le permis automatique, ayant échoué à plusieurs reprises à obtenir celui à boite manuelle. Je l’ai vue conduire une seule fois, au volant d’une 205 que mon père lui avait offerte. Nous la suivions jusqu’à un restaurant situé le long d’une nationale, probablement pour célébrer cette nouvelle acquisition. À chaque intersection, chaque prise de décision, des bruits d’inquiétude s’échappaient de mes parents. Les rires nerveux, partagés entre délivrance et préoccupation, traduisaient à la fois leur soulagement et leurs craintes face aux situations à venir.
Au regard du portrait que je viens de dresser, l’absence d’un petit ami ou d’un mari ne constituait en rien une surprise. En toute franchise, j’étais convaincu qu’elle ne s’unirait jamais à quelqu’un et qu’elle finirait, vieille fille aux côtés de sa mère. Elle avait, d’une certaine manière, déjà parcouru l’essentiel de ce chemin. Mais contre toute attente, l’inattendu se produisit. Personne n’est à l’abri du miracle, pas même La Flèche ! Ma grand-mère dut être sidérée par cette annonce, d’autant plus qu’une rencontre était imminente. Il fallait vraiment que Jamil fût l’homme idoine, pour ne pas prendre la fuite à la découverte de son univers.
Puis vint le jour de faire sa connaissance. C’était étrange de voir une personne supplémentaire conviée à notre table. Officiellement, il avait approximativement dix ans de moins qu’elle, ce qui le plaçait entre trente-quatre et trente-six ans. Personnellement, étant moi-même souvent pris pour plus jeune que mon âge, rien ne m’avait paru suspect ce jour-là. Pourtant, ma mère et ma sœur semblaient quelque peu perplexes, et bientôt, nous apprîmes qu’il n’avait pas trente-cinq ans, mais plutôt vingt-huit. Elles s’accordaient à dire que Jamil donnait tout juste l’impression d’avoir l’âge de Louise. L’annonce d’un copain était déjà surprenante en soi, mais qu’il fût son cadet de plus de quinze ans, et que Claudine nous eût menti dès le départ n’a fait qu’ajouter à la confusion.
Jamil est originaire d’Irak et possède la nationalité belge. Une partie de sa famille y avait immigré et s’y était bien intégrée. Car, en plus d’être plus jeune et venant, a priori, d’un univers bien différent, il est aussi remarquablement intelligent. Étudiant puis professeur à l’université, docteur en mathématiques… Comment ne pas se perdre à ce stade ? Un tel croisement de mondes est-il seulement possible ? Il ne manquerait plus que l’on apprenne qu’il est musulman !
Après la mort de Mémé, les nouvelles se sont faites plus rares. Soit Jamil répondait lui-même aux appels, soit il était derrière le téléphone, dictant ses réponses. Combien de fois mon père nous a-t-il répété, après avoir raccroché : « Ça va mal finir, cette histoire ! ». Il s’imaginait même que sa sœur allait se faire enlever et réapparaître en Syrie. Je pense qu’il y croyait vraiment. Pour sa défense, c’était pendant la troublante période de Daesh. Je tentais de le rassurer en lui suggérant le caractère calme et mesuré de Jamil. Certes, je ne le connaissais pas mieux que lui, mais ayant côtoyé à l’université des étudiants venus du Moyen-Orient, je reconnaissais en Jamil des manières qui m’étaient familières.
À ce jour, leur relation perdure. Et d’après les dernières nouvelles, Claudine a l’air désormais plus épanouie. Il faut dire que son précédent environnement offrait peu de perspectives. Il lui arrive même de prendre le volant de leur Audi.
Pour clore cette partie consacrée à Pépé et Mémé, je souhaite évoquer les ultimes éléments liés à cette époque, en commençant par le camping attenant à la maison qui a profondément marqué mon père. Tous ceux qui le connaissent suffisamment peuvent témoigner de son rêve d’acquérir un jour un tel établissement. Nous ne savions pas trop s’il s’agissait d’une lubie passagère ou d’un projet véritablement concret. Ce doute était d’autant plus fort durant nos jeunes années, au point qu’il nous avait même conduits à visiter un camping à vendre en Ardèche. Au regard de l’essor qu’ont connu ces hébergements, ce n’était finalement pas une idée aussi farfelue. Toutefois, en tant que bon père de famille, il n’a jamais osé troquer la sécurité financière de son emploi contre la poursuite de son rêve le plus fou.
Comme souvent, toute cette histoire trouvait ses racines dans son enfance. Il avait même effectué ses petits boulots d’été sous la responsabilité de Vincent, le gérant. Il n’y avait pas de risque de confusion avec les prénoms, car là-bas, tout le monde l’appelait « l’Allemand ». Simple et efficace. L’entente était cordiale pendant les quelques mois de la haute saison, une nécessité, d’ailleurs, dans la mesure où les deux familles partageaient le même pont en guise d’entrée. Cependant, vers la fin, les rapports s’étaient nettement dégradés avec ma grand-mère. À chaque visite, mon père allait s’excuser auprès de l’Allemand, lui assurant qu’il savait bien que ce n’était pas sa faute.
Le camping était rustique, mais sympathique. Il était bordé d’un côté par la rivière, de l’autre par le canal et la départementale. J’ai du mal à croire que cette dernière ne perturbait pas le calme des nuits d’été que recherchaient les vacanciers. Juste à droite se trouvait l’accueil, qui faisait également office de bar-restaurant. Un peu plus loin, une construction abritait les sanitaires. Le reste du terrain était couvert d’une herbe bien verte, ponctuée de quelques bornes pour les raccordements à l’électricité. L’ère des mobil-homes n’avait pas encore frappé ce petit village d’irréductibles Gaulois. Un avis Google, rédigé par un certain Dominique, le résume parfaitement : « Calme, tranquille, propre, juste la rue principale légèrement bruyante juste à côté ». Merci, Dominique, de confirmer mon désormais lointain ressenti. Mon père a séjourné dans ce camping il y a peu, lors d’un road trip à vélo. Empreint de nostalgie, il a grandement apprécié faire la sieste à l’ombre des arbres abreuvés par la rivière de son enfance. Difficile de faire plus chez soi.
Daniel, routier de profession et ami de la famille depuis de longues années, était leur second voisin. Lorsque, après cinq heures de voyage, nous tombions directement sur lui, le dépaysement était immédiat. Il fallait bien se mouiller la nuque pour s’adapter à ce changement d’ambiance. Il arborait un accent très marqué et mâchait ses mots à l’extrême. En réalité, je n’ai rencontré aucun autre Français dont la langue me paraissait aussi éloignée de la mienne.
Comme une métaphore de la vie, la sortie du bourg était marquée par le cimetière. Et comme souvent dans mes récits, ce lieu tenait une place importante. Après la mort de Pépé, nous nous y rendions pour nous recueillir sur sa tombe. Ces visites n’étaient pas très différentes de celles que nous faisions, en famille, au cimetière d’Escalès. Ce qui m’a toujours étonné, c’est qu’il avait été incinéré, alors soit ses cendres reposent réellement là, soit la pierre n’a qu’une fonction symbolique. À l’époque, je me posais des questions sur ce cancer de la prostate qui l’avait emporté. Pour y répondre tant bien que mal, mes parents m’avaient expliqué : « Tu sais, parfois, quand on se retient trop longtemps et trop souvent de faire pipi, ça peut poser des problèmes à la prostate ». Une tentative d’éclaircissement un peu bancale, disons… à hauteur d’enfant, que je ne saurais plus vraiment me contenter d’accepter aujourd’hui.
À l’intérieur du crématorium, nous avons fait nos derniers adieux à Pépé, allongé dans un imposant cercueil de bois. Il était vêtu de son uniforme militaire, choisi comme tenue funéraire, ce qui ajoutait une solennité toute particulière. Les décorations brillantes solidement fixées à sa poitrine donnaient à la cérémonie un caractère presque officiel, comme s’il s’agissait là d’un hommage national. Je crois même me souvenir qu’une Marseillaise fut entonnée. Lorsque le cercueil fut refermé, un drapeau français fut délicatement déployé sur le couvercle, puis l’ensemble fut lentement poussé dans la cabine qui allait sceller ce dernier passage. Elle comportait une ouverture, permettant, pour ceux qui le souhaitaient, d’assister à l’ultime étape. Mes parents ont préféré nous épargner cette image. Derrière la vitre, les deux rangées de brûleurs crachaient d’épaisses flammes de gaz, qui ne faiblirent qu’une fois leur œuvre accomplie.
Peu de souvenirs matériels de cette époque ont survécu, en grande partie à cause des déménagements successifs. Il possédait quelques armes, dont la mythique canne fusil. Originale et particulièrement bien réalisée, elle suscitait l’admiration. Inévitablement, j’avais joué les fiers à l’école en racontant à mes camarades que mon grand-père était propriétaire d’une telle arme. Il a également dû posséder quelques grenades à une période, ainsi que la carabine M1, celle-là même qui me tenait à cœur. Elle était incomplète, car dès que mon grand-père commença à se sentir vulnérable, il prit la décision de jeter le chargeur et les balles, redoutant un geste irréfléchi, sur un coup de tête fatal.
J’ai insisté pour la récupérer, mais mes parents résistèrent, leurs réticences se mêlant à une forme d’inquiétude. Une recherche succincte sur les sanctions encourues m’a rapidement dissuadé. Même incomplète, cette arme, classée en catégorie B en raison de son mode semi-automatique, était susceptible de m’attirer bien des ennuis : des poursuites, des années de prison et une amende colossale. Bien sûr, peu de cas se soldent ainsi, mais l’idée de risquer ma tranquillité pour une arme défectueuse me déplaisait profondément. Je pressentais que mes parents, dans leur inquiétude, craignaient que, dans un excès de désespoir, je n’en vienne moi aussi à l’utiliser. Je leur pardonne cette préoccupation, car, aujourd’hui encore, je comprends parfaitement leurs craintes.
Me résigner à abandonner cette carabine, qui prenait lentement la poussière, n’était pas une décision facile pour autant. La rareté du modèle, l’histoire qu’elle incarnait, et ce bruit envoûtant la rendaient irrésistible. Le cliquetis métallique, suivi de la légère rotation du barillet… quel enchantement infini ! « Clac, clac ». Selon la légende transmise oralement, la carabine aurait été larguée par les Américains, dans un geste de soutien crucial à la résistance. J’ai pris un certain plaisir à scruter les poinçons gravés sur sa surface, m’aventurant dans le déchiffrement de son histoire.
Sur un coup de tête, mais cette fois bien réel, mon père la rendit à la gendarmerie. Il était convaincu que c’était une arme trop dangereuse, qu’elle risquait de se retrouver impliquée dans de sanglants dérapages si elle venait à nous être volée. Parfois, il se laisse emporter par des scénarios un peu excessifs. Sa vétusté et l’absence de munitions ne lui offraient pourtant pas un avenir aussi meurtrier qu’il l’imaginait. Rapidement, il regretta son geste, redoutant de me décevoir. Même si, en effet, je trouve cela dommage de se séparer ainsi d’une partie de notre histoire, ce n’est pas dramatique.
Désormais seule, Mémé a vendu la maison à une Allemande, encore une. Son esprit artistique lui a permis de réinventer entièrement l’intérieur comme l’extérieur. Elle a notamment installé de grandes baies vitrées au-dessus de la turbine, créé un studio moderne et même érigé un tipi dans le jardin.
Je n’ose imaginer la réaction de Pépé et Mémé.
À lire maintenant en annexe – Chronique journalière 6 — 23/09/2024
À lire maintenant en annexe – Chronique journalière 7 — 27/09/2024
À lire maintenant en annexe – Chronique journalière 7 BIS — 27/09/2024
Annotations