Nos vacances
Enfin, nous y voilà, les dernières lignes de mon enfance. J’ai encore du mal à croire que je vais parvenir à refermer ce chapitre si vaste de ma vie. Tout a commencé avec une page blanche, marquée en son centre par un immense Evolve or die. Depuis, tant de choses ont changé, et moi avec.
Très vite, cette aventure s’est imposée comme une évidence. À tel point qu’aucune douleur, aussi vive soit-elle, n’a réussi à entamer ma confiance. Oui, je vais écrire. Peut-être que ce fichier Word restera à jamais enfoui dans les profondeurs de mon ordinateur. Mais peu importe : j’ai besoin de m’exprimer. Les premiers rictus de fierté, les premières larmes au bord des yeux, les sessions de nuit, les explosions musicales pour célébrer l’achèvement d’une grosse partie… je n’oublierai rien. Ce long voyage dans le temps n’est pas terminé, il évolue.
La France. Quelle richesse que d’avoir sillonné ce pays aux paysages si variés ! Mon tout premier souvenir remonte à 2002, empreint de la fraîcheur vivifiante des Pyrénées. Quelques mois seulement après la disparition de ma sœur, un bol d’air pur ne pouvait qu’apaiser les cœurs. Ma vision d’enfant s’éloigne sans doute de la réalité. Notre petit chalet de bois semblait isolé, niché au creux d’une forêt profonde, alors qu’il se trouvait simplement à la sortie du village. Il est même probable que les montagnes enneigées qui nous entouraient n’étaient pas aussi majestueuses que je les ai longtemps imaginées.
L’unique chambre à l’étage abritait nos trois lits alignés côte à côte, et cette configuration donna lieu à l’un de nos plus beaux moments. Cette semaine de vacances coïncidait avec le second tour de l’élection présidentielle de 2002. Le 5 mai au soir, à vingt heures précises, nous étions tous blottis sous la grosse couette de mes parents, ne formant plus qu’un. Sur l’écran de la petite télé, l’image du vainqueur apparaissait lentement.
L’été de cette même année, cap sur l’île de Ré pour découvrir la côte Ouest. Fidèles aux coutumes locales, nous avions opté pour les déplacements à vélo. Un moyen de locomotion paisible, propice à la détente… du moins en théorie. Car c’était sans compter mon enthousiasme débordant et mon esprit de compétition. Pour moi, vélo rimait avec Tour de France. Avant chaque intersection, je prenais quelques longueurs d’avance pour déclencher le chronomètre de ma montre : « Et allez ! Vingt-cinq secondes sur Papa, quarante-cinq secondes sur Maman et Louise ! Je suis toujours premier au classement général ! ». Mon père souriait, amusé, mais c’était bien le seul. Cette mise sous pression rendait les filles hystériques : « Tu arrêtes, Vincent ! Tu arrêtes de nous chronométrer maintenant ! ».
Je n’ai jamais été très habile dans le maniement du guidon. Sur l’île, j’ai lamentablement chuté en tentant de monter un trottoir. Bien calé derrière mon père, j’avais pourtant un modèle à suivre, mais très vite, je me suis retrouvé face à mon incapacité. Je ne comprenais tout simplement pas le geste à accomplir. À tel point que, dans ma logique d’enfant, je me suis dit qu’à force de coller la roue au trottoir, elle finirait bien par grimper toute seule.
L’expérience Puy du Fou a véritablement sublimé ce séjour. À l’instar de Disney, je me souviens des derniers mètres de marche nous séparant du bonheur. L’excitation devait alors atteindre son paroxysme. Dès le premier spectacle, celui des Vikings, j’ai compris que je n’avais jamais rien vu de tel. La proue sculptée en forme de tête de dragon crachait des flammes et un souffle brûlant se répandait jusque dans les gradins. Saisissant. Inoubliable.
Dans le reste du parc, l’ambiance médiévale qui régnait était véritablement appréciable. Même le restaurant jouait à fond son rôle d’immersion en présentant les plats dans des écuelles en bois. Les serveurs, eux, étaient déguisés et un comédien grimé en gueux assurait le divertissement avec brio.
Pour conclure en beauté, nous avons assisté à la Cinéscénie, ce spectacle de 1 h 30 retraçant sept siècles d’histoire, magnifiquement porté par un nombre impressionnant d’acteurs.
Hélas, je me souviens surtout des petits groupes courant à droite et à gauche, leurs silhouettes se faufilant dans la nuit. Je ne doute pas que le spectacle en lui-même ait été époustouflant, mais la journée avait été longue et j’ai été contraint de céder à la fatigue, fermant les yeux pour quelques instants de répit.
Nant, 2003. Je suis sans doute prévisible, mais enfant, je pensais que Nantes était la seule orthographe possible. Pour dissiper toute confusion, je précisais : « Nantes, mais celui dans l’Aveyron ». Ce n’est que grâce à l’école que j’ai découvert pour la première fois, le sud du département. Ce voyage scolaire, en parfaite adéquation avec son objectif, était centré sur l’éveil de nos jeunes sens à la nature.
La visite des caves de Roquefort s’imposait comme un incontournable. Le site de production, autrefois propriété de la marque Société, leader indiscutable du marché, nous offrait un voyage dans l’histoire. Après une introduction succincte, mais éclairante, nous nous enfonçâmes dans le fascinant réseau de galeries souterraines. Cette activité parfaitement conçue, trouvait sa force dans le cadre pour le moins insolite qui, par sa seule singularité, suffisait à captiver les jeunes esprits. À mesure de notre avancée, nous découvrions les étapes minutieuses de la fabrication de ce fromage : l’acheminement du lait de brebis, la confection du fromage lui-même, puis la lente révélation du champignon signature durant l’affinage. Tout y était passé. Un souvenir mémorable, bien que, pour ma part, je n’aie pas pris part à la dégustation finale. Le roquefort, hélas, n’a jamais su séduire mes papilles.
Autre lieu attirant chaque année des dizaines de milliers de visiteurs : Micropolis, la cité des insectes. Une fois de plus, un choix judicieux de la part des maitresses. À l’intérieur des différentes salles, des dispositifs ludiques nous sensibilisaient au rôle essentiel de ces derniers dans l’équilibre écologique.
Étonnamment, un court-métrage sur un scarabée transportant sa boule de bouse contre vents et marées m’a particulièrement marqué. J’ai éprouvé une profonde compassion pour lui, tous ces efforts consacrés à un assemblage d’excréments… Les phasmes, avec leur incroyable capacité de dissimulation, ont également capté mon attention, mais rien ne surpassait le spectacle chaotique et pourtant méticuleusement ordonné qui jaillissait du cœur de la fourmilière géante.
Ultime souvenir, la Couvertoirade. Ce village fortifié du Larzac compte parmi les cinq premiers lieux touristiques de l’Aveyron, et j’y suis revenu chaque passage dans la région. En vérité, il n’y a que peu d’activités à y faire, mais se perdre dans ses ruelles au charme authentique procure un dépaysement total. La boutique, où l’on trouvait des figurines de templiers et des reproductions d’épées, suffisait à enchanter les petits garçons.
L’année 2005 m’a offert l’occasion de découvrir la Bretagne, et ses fameuses crêpes. Je sais qu’un débat séculaire oppose les amateurs de crêpes aux inconditionnels des galettes, mais pour être honnête, je ne suis jamais devenu un fervent défenseur de l’une ou de l’autre. D’ailleurs, c’est la Bretagne dans son ensemble qui ne m’a pas véritablement conquis. Certes, j’ai vu depuis des clichés sublimes vantant la beauté brute de ses paysages, mais sur le moment, je n’y ai rien trouvé d’exaltant. Je me souviens de cette promenade le long d’un étang à marée basse. Je me demandais quel pouvait bien être l’intérêt de visiter un lieu où la mer se retire la moitié du temps. Le spectacle de ces barques échouées, figées dans la vase et cernées d’algues, m’inspirait une profonde mélancolie. Avec le recul, je réalise que ce type d’expériences, loin de mes repères, m’a surtout permis de m’interroger. Aller à la rencontre d’univers différents, c’était déjà élargir mon esprit, m’ouvrir à d’autres sensibilités, et tenter de répondre à des questions que je ne savais même pas formuler.
La résidence que nous avions occupée durant la première semaine possédait un charme certain. Une coquette maisonnette en pierre, aux finitions soignées et coiffée d’une toiture en ardoises traditionnelles. Le petit carré d’herbe qui tenait lieu de jardin me suffisait amplement pour taper dans un ballon en attendant que ma mère termine de préparer le repas. Parfois, allongé sur mon lit, je m’avançais dans les lectures imposées pour la rentrée à venir. Cyrano de Bergerac et Durango figuraient au programme.
Qui dit Bretagne, dit traditions bretonnes. Et quoi de mieux qu’un fest-noz pour y plonger à pieds joints ? Sur le chemin menant à la fête, une jeune fille coiffée d’une longue natte est venue s’inscrire dans ma mémoire. Son regard insistant, chargé de curiosité, trahissait un certain intérêt. Une présence fugace, mais marquante. Mais trêve de romantisme, un petit éclaircissement s’impose après toutes ces années.
Un fest-noz (signifiant « fête de nuit » en breton) est une tradition culturelle bretonne qui consiste en une soirée festive où l’on danse au son de la musique traditionnelle. Les danses pratiquées lors d’un fest-noz sont souvent des danses en chaîne ou en cercle, typiques de la Bretagne, comme l’an-dro, le hanter-dro, la gavotte, ou encore la plinn.
Bienvenue, cette mise au point me permet enfin de mieux comprendre ce que nous avions pratiquée ce soir-là. Je ne sais par quel miracle ma mère a réussi à me convaincre, mais je me suis bel et bien fondu dans cette masse parfaitement organisée. Peu à l’aise au départ, j’ai pourtant fini par lâcher prise, me laissant entrainer par le rythme et les pas répétés. Un souvenir aussi inattendu qu’agréable. Sur le chemin du retour, et durant les jours qui ont suivi, mon père s’est amusé à entonner en boucle un refrain improvisé, presque solennel : « La Fest-Nooooz de Trébeurdeeeen ».
Changement de décor pour la seconde semaine, les retrouvailles avec un mobil-home plus classique. La vaste étendue dégagée se prêtait à merveille à des matchs solitaires endiablés. Mon père, ou devrais-je dire, l’autoproclamé : « Roi des tableaux », avait alors tout loisir de démontrer son talent en traçant d’une main sûre, des lignes parfaitement droites dans mon cahier de brouillon consacré aux tournois. Quand je ne courais pas après un ballon, je me plongeais dans la lecture de L’Équipe. Les infographies synthétisant les mouvements du mercato en cours avaient ce pouvoir singulier de me combler. Un bonheur modeste, à l’image des assiettes de pâtes à la sauce tomate que nous partagions tous ensemble.
Nouveau lieu de villégiature pour l’été 2007 : cap sur l’extrême sud-ouest, à la découverte du Pays basque. Nous avions posé nos valises dans un appartement situé en plein cœur de Biarritz.
Les plages de sable fin, nombreuses et splendides, constituaient l’attraction principale de cette élégante ville balnéaire. Et, en bons touristes, nous n’avions pas fait exception à la règle.
Bien que nous ayons parfois varié les plaisirs, c’est la grande plage qui avait notre préférence. Plus précisément, l’extrémité en face du Casino, surplombée par le Centre de Congrès de Bellevue. Agrémentée d’un rocher isolé, cette vue semblait tout droit sortie d’une carte postale.
Un soir, cet endroit devint le théâtre d’une blague entre ma sœur et moi. Par hasard, nous assistions à la Coupe du monde de surf féminin, un spectacle qui, faut-il le dire, nous avait plutôt déçus. La distance entre la plage et les compétitrices, notre méconnaissance du sujet, et peut-être aussi la performance en demi-teinte des surfeuses ce jour-là, n’offraient rien de captivant. Heureusement, un DJ avait été missionné pour animer l’atmosphère. Le pauvre, on ne pouvait pas vraiment l’accuser de manquer d’enthousiasme. Installé sur le toit d’un bâtiment, il hurlait à pleins poumons : « Biiaaaaarrriittzzz !! Réveillez-vouuuuuus ! Les dieux du surf sont parmi nouuuusss ! Biiaaaaarrriittzzz ! Réveillez-vouuuuuus ! ».
Le quai serpentant le long des plages offrait de plaisantes promenades, l’occasion idéale de faire une pause dans un glacier avant de repartir sur nos pas. Les propriétaires, deux hommes d’âge mûr, échangeaient entre eux avec une certaine inquiétude à propos d’une agression survenue peu auparavant. Un père de famille s’était vu casser le nez par un groupe de jeunes à qui il avait fait une remarque, estimant qu’ils fixaient un peu trop sa fille adolescente. Quelques instants plus tôt, nous avions été témoins d’une scène énigmatique entre un étranger et un ivrogne particulièrement tenace. Ce court intervalle entre ces deux incidents ne donnait pas une image des plus rassurantes du quartier. Cela étant dit, l’impact de ces événements reste relatif, car mon souvenir global de la ville est plutôt empreint de charme. Une ville, et plus largement une région, remarquables, qui mêlent tradition et douceur de vivre. Je comprends désormais pourquoi les Basques sont si attachés à leur identité et s’autosuffisent. Après tout, lorsqu’on se trouve au paradis, il est difficile d’envisager de s’en échapper.
Moins enclin aux visites que d’habitude, le temps libre se traduisait souvent par une après-midi shopping ou une séance de cinéma. Ma nouvelle veste rouge Billabong allait sans aucun doute faire sensation à la rentrée. En ce qui concerne le film, c’était Harry Potter 5 qui emplissait les salles obscures cet été-là. De mon côté, je ne portais plus guère d’attention à cette saga, la jugeant, à tort ou à raison, comme étant réservée aux filles. Cependant, elle laissa une trace, puisqu’elle fut à l’origine de ma première adresse mail : lordvincent@hotmail.fr. S’inspirant librement du nom de celui dont il ne faut pas prononcer le nom, « Lord » m’évoquait une dimension sombre et supérieure. La classe, quoi.
L’instabilité de l’océan exigeait une vigilance bien plus grande que celle à laquelle nous étions habitués en Méditerranée. Quelle surprise de se retrouver soudainement pris dans des vagues d’une telle puissance ! En début de soirée, nous nous étions arrêtés en bord de route, espérant profiter d’un petit coin de plage sauvage. L’océan était particulièrement déchaîné, et les vagues, presque déjà échouées sur le sable, suffisaient à mettre mon père à genoux. Malgré ses 90 kilos bien sonnés, il était difficile de croire qu’il soit aussi malmené par les éléments. Hilares, nous avions préféré nous contenter de rester spectateurs, amusés par sa non-résistance face aux flots.
Débarquement en Normandie. La date exacte m’échappe, et peu d’événements demeurent réellement ancrés dans ma mémoire. Autant dire que je ne mérite pas de médaille. Le choix des mots n’est pas fortuit, puisque notre séjour s’est essentiellement articulé autour des vestiges de la Seconde Guerre mondiale. Habituellement, je regardais Le Jour le plus long avec ma mère, mais là, c’était grandeur nature. La visite des innombrables bunkers m’immergeait dans une histoire aussi fascinante que sanglante. Notre bucolique petite maison de campagne tranchait nettement avec l’austérité des ruines environnantes. Située à deux pas d’un éleveur, s’y ravitailler en lait et en œufs frais était d’une simplicité désarmante.
Certaines soirées, la table du salon devenait le théâtre d’affrontements empreints de crudesse. Le jeu du Trou du cul réunissait toute la famille dans la joie et la gaieté ; ou presque. La morale de ce « jeu de capitaliste », comme le qualifiait mon père, était suffisamment discutable pour remettre en question ses fondements : « Non, mais c’est dégueulasse, quand on est Trou du cul et qu’on donne ses deux meilleures cartes, on est sûr d’y rester ! ». Devant tant d’indignation, un ajustement des règles s’imposa, histoire de le conserver dans la partie et, accessoirement, à table.
Pour cette année 2010, retour dans notre désormais apprivoisé golfe du Lion. Une fois n’est pas coutume, ma tante Angélique et mes deux cousines étaient également conviées à Argelès-sur-Mer. Difficile de me remémorer les raisons exactes de son malaise, mais Charlotte choisit d’écourter son séjour. Quant à Inès, tout juste âgée de deux printemps, il était quasiment impossible de lui faire lâcher son Mars glacé. Avant sa naissance, sa mère s’était pourtant juré que son futur enfant ne regarderait pas d’écrans et ne toucherait jamais aux sucreries. Raté. Des résolutions envolées, qui nous valurent néanmoins une jolie photo de nous deux, affalés sur le canapé, hypnotisés par les dessins animés.
On se retrouvait principalement autour de la table, que ce soit pour partager les repas ou pour enchaîner les parties de cartes. Dans l’ensemble, je jouissais d’une liberté plutôt agréable. Il m’arrivait de me prélasser dans mon lit, devant quelques épisodes de séries, ou bien de sortir jouer au foot. J’aurais mieux fait de m’abstenir.
Fort de ma confiance footballistique, je m’étais aventuré jusqu’au city-stade du camping, persuadé que tout ne pouvait que bien se passer. Sur place, un animateur peinait à constituer des équipes, tentant de canaliser l’énergie brouillonne des jeunes vacanciers. Pendant ce temps, j’essayais de tisser mes premiers liens en échangeant quelques ballons avec ceux déjà présents. Un moment déterminant, presque rituel, où il fallait dévoiler sa panoplie technique pour espérer être pris au sérieux.
Le match débuta sans heurts, et tout semblait se dérouler convenablement jusqu’à ce qu’un accrochage vienne troubler la dynamique. Il est vrai que j’avais une propension à jouer avec intensité — esprit de compétition oblige —, mais toujours en ajustant mon engagement au niveau de résistance de l’adversaire. Malheureusement pour lui, il s’était retrouvé au sol. Une simple question de déséquilibre, sans malice ni brutalité de ma part. C’était sans compter sur l’intervention du moniteur, qui me lança, d’un ton sec et empreint de reproche : « Oh, calme-toi ! Ce n’est pas la Coupe du monde ». Les mots n’étaient pas particulièrement violents, mais leur intonation tranchante m’atteignit. En un instant, j’ai senti que le vent tournait : quelques regards désapprobateurs, des soupirs appuyés… L’atmosphère changeait. À partir de là, tout semblait me désigner comme le fautif. Le moindre contact, chaque action un peu trop cassante, chaque geste affirmant ma supériorité sur le terrain devenaient sujets à polémique. Et plus on me pointait du doigt, plus mon agacement grandissait, nourrissant une spirale peu glorieuse.
L’ambiance, déjà pesante, s’alourdit davantage après une reprise de volée mal maitrisée qui termina sa course dans les arbres. Par malheur, j’avais expédié le ballon d’un plus jeune, visiblement protégé par ses trois cousins, qui n’attendirent pas une seconde pour me tomber dessus. L’un après l’autre, ils commencèrent à m’assaillir de reproches, et, pour être honnête, je ne comprenais pas grand-chose à leur flot de paroles. Malgré mes tentatives répétées pour leur expliquer que ce n’était qu’un geste maladroit, mes mots semblaient glisser sur eux sans les atteindre. Rien n’y faisait, leur ressentiment avait trouvé sa cible.
Une fois le ballon redescendu de son exil végétal, le verdict fut sans appel : il était crevé. Le sort s’acharnait. Impossible désormais de me défaire de la petite bande, qui me cerna aussitôt : « Tu dois le rembourser, tu ne pars pas tant que tu ne l’as pas remboursé ». Coincé, je finis par céder. M’adressant au plus jeune, le propriétaire du ballon martyrisé, je lui lançai calmement : « Viens, je vais te donner vingt euros ». Sans un mot de plus, il me suivit.
Une fois arrivé à notre bungalow, d’un pas décidé, mais contrarié, je me dirigeai vers ma veste, fouillai la poche intérieure, en sortis un billet que je lui tendis sans grande cérémonie. Ses yeux s’éclairèrent. Heureux, presque incrédule face à ce dénouement inespéré, il s’éclipsa aussitôt en courant. Ma mère, qui avait aperçu la scène sans en saisir tous les tenants, m’interpella d’un ton intrigué : « Tu viens de faire quoi là, Vincent ? ». Je tentai quelques explications, brièvement, mais rien n’y fit. Sceptique, elle enchaîna aussitôt : « Non, mais c’est n’importe quoi, il fallait aller voir ses parents pour s’excuser et demander s’ils exigeaient que tu les rembourses ». Sur le fond, sa solution n’était pas mauvaise, elle avait même un certain bon sens. Mais elle ignorait que j’avais été dépourvu de mon droit de saisine. Et puis, entre nous, plus nous évitions d’impliquer les parents, mieux nous nous portions.
Autre lieu incontournable : la piscine. Les anecdotes y sont courtes, car il n’y en a pas. Bassin collectif oblige, un slip moulant était de mise pour pouvoir y pénétrer. Mes parents avaient tenté de me faire céder en m’achetant un maillot dès notre arrivée, mais c’était mal me connaître. Têtu comme une mule, je n’ai jamais voulu le porter, préférant me priver d’une bonne baignade.
Bien que je ne fusse pas vraiment du genre à participer aux activités organisées par le camping, je garde néanmoins un agréable souvenir de deux intervenants. L’un était coiffeur, et cela tombait plutôt bien, car mes longues mèches réclamaient un élagage. Un peu réticent à l’idée de me faire couper les cheveux par un inconnu, surtout dans un local improvisé au cœur d’un camping un samedi matin, j’ai pourtant rapidement changé d’avis. C’est tout simplement la meilleure coupe que j’aie eue de ma vie.
Le second était photographe, et nous l’avions rencontré juste au moment où nous nous apprêtions à manger. Pris au débotté, nous n’avions pas osé lui refuser une photo de famille. Puis, en regardant le résultat, il m’avait lancé un compliment inattendu : « Tu es vraiment photogénique, sérieusement, tu devrais faire de la photo ». L’effet de la nouvelle coupe, peut-être.
Switzerland. L’intégralité de ma famille résidant dans l’est de la France, une escapade en Suisse semblait inévitable, d’autant plus grâce à mon parrain. Le premier séjour remonte à 2008, lors d’un échange de maison intrafamilial. Une proposition à la fois originale et astucieuse.
Comme on pouvait s’y attendre, nous avons surtout exploré les montagnes, encore verdoyantes malgré l’été. C’est ainsi que j’ai appris que le gruyère tenait son nom de la Gruyère, la région abritant notamment le village que nous arpentions, Gruyères. Légèrement compliqué.
En Suisse, les routes sont peuplées de magnifiques voitures. La concentration d’Audi flambant neuves dans les rues de Lausanne m’avait particulièrement marqué. Toutefois, le luxe n’est pas la seule caractéristique de ce petit pays, il y a aussi le chocolat. Chaque occasion semblait être une invitation à nous fournir en immenses tablettes.
Le ventre bien rempli et les jambes fatiguées par la montagne, un passage par le Lac Léman s’imposait. Immanquable à Genève, le jet d’eau nous réserva un accueil majestueux. Et comme si cela ne suffisait pas, le lac servit de toile de fond à un magnifique feu d’artifice illuminant la nuit tombée.
Quelques années plus tard, en mars 2011, je retrouvais la Suisse. Cette fois pour une escapade au parfum d’adrénaline. L’objectif de cette visite était tout tracé, une sortie entre hommes au prestigieux Salon international de l’automobile de Genève. La Golf 5 R32 de mon parrain semblait être le véhicule par excellence pour nous conduire au temple de l’auto. La 81ème édition de l’événement n’attira pas moins de 750 000 visiteurs, un chiffre qui ne me surprend guère, tant l’immensité des halls d’exposition nous engloutissait dans un flot ininterrompu de voitures plus impressionnantes les unes que les autres.
Muni d’un plan, l’exploration pouvait enfin débuter. À seize ans, je commençais tout juste à effleurer l’univers des automobiles, un attachement naissant, presque énigmatique. Il est vrai que, pour certains, cela peut avoir l’air dérisoire, une passion qu’on ne saurait comprendre. Pêle-mêle, ce sont les images des marques, le luxe, la propreté, les données techniques et la diversité des modèles qui ont retenu mon attention. Ce monde, vaste et populaire, semblait offrir quelque chose à chacun, un univers où tous pouvaient se reconnaitre, tout en restant inaccessible à la fois.
Pour mon père, c’était l’électrique qui éveillait sa curiosité. Avant toute chose, cap sur le « pavillon vert » pour réserver un essai de la nouvelle Fluence 100 % électrique. Arrivés parmi les premiers, la concrétisation de ses attentes se fit sans délai. À onze heures passées, nous montions tous trois dans la voiture. Le parcours se composait de deux lignes droites, dont une rampe d’accès particulièrement pentue. Et dès la première accélération, l’unanimité se fit sentir : ça poussait fort !
Des étoiles plein les yeux, la visite pouvait reprendre. Le cadre était tout simplement spectaculaire : des voitures suspendues aux murs, des écrans diffusant leur propagande étincelante, des lumières sublimes, des gens passionnés et des hôtesses d’une rare élégance. Que demander de plus ?
Inévitablement, les stands de voitures sportives attiraient tous les regards, comme en témoignait la foule compacte qui se pressait derrière les cordons de sécurité de Lamborghini. Derrière quelques têtes, j’ai eu la chance d’assister à la présentation de la toute dernière, la désormais mythique Aventador. Étant encore novice, ce n’était pas ce genre de voiture qui me passionnait le plus. J’avais préféré m’installer dans une vieille monoplace Ferrari. Je faisais aussi la découverte de marques de supercars jusque-là inconnues, telles que Koenigsegg et Pagani. Ce dernier, pour l’occasion, dévoilait la remplaçante de la légendaire Zonda : la Huayra. Les matériaux de finition étaient d’une perfection rare, et les murmures concernant les prix s’élevaient au-delà du million d’euros. Contre toute attente, j’ai également appris à apprécier les véhicules du quotidien. Je les voyais désormais sous un autre jour, dans un cadre différent. Mon père, épris, n’avait d’yeux que pour le concept de la future Zoé. Après une longue présentation par un commercial de chez Renault, autour de la voiture, la décision fut prise : il en achèterait une dès sa sortie.
Turquie 2012. Notre dernier voyage en commun à ce jour.
« Si je n’avais qu’un seul regard à poser sur le monde, ce serait sur Istanbul » — Alphonse de Lamartine
L’idée de voyager en Turquie germa dans l’esprit de ma sœur, et c’est pendant les vacances de printemps qu’elle prit forme. Depuis longtemps, elle était la plus ouverte sur le monde, irrésistiblement attirée par les civilisations orientales. Contre toute attente, mon père céda à cette douce folie.
Mes premières images d’Istanbul sont celles capturées à travers la vitre du taxi qui nous conduisait de l’aéroport jusqu’à notre quartier. À première vue, rien de particulièrement saisissant. La surprise demeura intacte jusqu’au lendemain matin, car le temps d’arriver à destination, la nuit était déjà tombée. C’est le convoité quartier de Sultanahmet qui nous accueillit, en plein cœur de cette ville tentaculaire. Premier soulagement, l’appartement existait bel et bien : « Ouf, on ne s’est pas fait arnaquer ». Idéalement situé, à quelques pas des principaux centres d’intérêt, il ne me fallut que deux minutes pour retrouver la rue pavée en pente qui allait bientôt s’ancrer dans ma mémoire : Su Terazisi Sk, littéralement « la rue de la balance d’eau ».
À l’intérieur de ce logement modeste, chaque nuit, un matelas était déroulé au milieu du salon pour compléter les couchages. Je n’en garde aucun souvenir désagréable, bien au contraire. Au petit matin, l’appel à la prière résonnait dans les haut-parleurs des minarets voisins. Mon père, quant à lui, se laissa rapidement séduire par ces récitations authentiques, qui coïncidaient avec ses heures naturelles de réveil. À moitié endormi, je l’observais d’un œil traverser la pièce en slip pour s’approcher de la fenêtre. Là, dans un silence contemplatif, il surveillait le muezzin éveillant la ville, pendant que nous, doucement, nous retombions dans le sommeil.
C’est autour du canapé que nous avons appris la victoire de François Hollande au second tour de l’élection présidentielle du 6 mai 2012. Les visages des deux finalistes s’affichaient sur l’écran de TV5 Monde ou France 24, accompagnés de leurs scores respectifs : 51,64 % pour le candidat socialiste, face aux 48,63 % du président sortant, Nicolas Sarkozy. La nouvelle m’étonna. Mais je choisis de faire confiance à ceux de ma famille qui croyaient en lui, sincèrement. Au lycée, je me surprenais à espérer, à me demander si cette alternance politique allait vraiment conduire à un apaisement social. C’est ce qu’on laissait entendre à la télévision.
Les bâtiments alentour n’étaient pas en parfait état, mais leur charme opérait malgré tout. Juste au pied de notre appartement, une école coranique en travaux se dissimulait derrière de hauts panneaux blancs. L’une de nos premières escapades fut un dîner dans un restaurant situé en contrebas. En chemin, mon regard s’arrêta sur une affiche placardée sur un poteau : c’est là que je découvris l’existence des derviches tourneurs. La table, dressée au milieu d’une pelouse, nous offrait une vue imprenable sur la petite Sainte-Sophie, une mosquée élégante qui fut autrefois l’église des Saints-Serge-et-Bacchus. Ce fut aussi l’occasion de goûter à mon tout premier döner kebab, suivi d’une première visite de mosquée. Deux activités qui allaient vite devenir mes préférées à Istanbul. Le repas, en soi, n’avait rien d’exceptionnel. Mais nous avions passé un moment doux et complice en famille, et c’était tout ce que nous recherchions, même à l’autre bout de l’Europe. Les vacances pouvaient commencer.
Désireuse de vivre sa propre expérience, sa Turquie à elle, ma sœur s’accordait volontiers des instants de solitude. Du haut de ses vingt ans à peine, elle partait explorer les environs, s’aventurant dans les rues voisines, au gré de ses envies. Mes parents, légèrement anxieux, la laissaient non sans une pointe d’appréhension. Après tout, c’était elle qui avait insisté pour ce voyage. Un choix judicieux, car c’est au cours de l’une de ses échappées qu’elle découvrit que les jardins sur lesquels donnait notre appartement appartenaient à la mosquée Sokollu Mehmet Pacha. Discrète et subtilement en retrait des circuits touristiques classiques, cette perle ottomane aurait très bien pu nous glisser entre les doigts, fondue dans le décor, ignorée par manque de curiosité ou d’élan. J’aime tout de cette construction : la végétation qui grimpe et s’accroche aux pierres vieillies à l’angle des ruelles, les élégantes portes en bois aux ferrures patinées, la noblesse des matériaux, la délicate touche de couleur apportée par les finitions, et cette parfaite harmonie des formes et des volumes. Il m’est difficile d’expliquer pourquoi cet ensemble m’atteint autant, pourquoi ce mariage de simplicité et de raffinement résonne-t-il si profondément en moi. Une sérénité ancienne s’en dégage, comme un écho venu d’un autre temps, me donnant l’impression d’être à ma place.
En haut de notre rue, un simple virage nous séparait de la véritable raison de notre venue : les monuments bordant l’ancien hippodrome de Constantinople. Les deux mosquées plus modestes évoquées précédemment, pleines de charme et d’authenticité, surpassaient déjà, à mes yeux, bien des édifices religieux que j’avais pu admirer jusque-là. Et pourtant, elles allaient bientôt sembler bien dérisoires face à ce qui nous attendait.
Notre première rencontre avec cette place, érigée sur les ruines de l’antique hippodrome, fut marquée par la découverte des deux obélisques. Le premier, dit « muré », dressait sa silhouette faite de pierres grossièrement taillées, tandis que le second, l’obélisque de Théodose, réérigé en 390, imposait son ancienneté vénérable en tant que plus vieux monument encore visible de la ville. Nous leur avons accordé un regard, presque par devoir, saluant la prouesse technique mais sans que nos cœurs ne s’emballent. Car déjà, notre attention s’était détournée vers la majestueuse Mosquée Bleue que nous brûlions d’envie de découvrir. Dès l’entrée, le verdict fut sans appel : conquis, tous autant que nous étions. Grandiose. L’immense moquette absorbait nos pas et accueillait, çà et là, quelques fidèles en prière, doucement enveloppés par les grands lustres suspendus, comme autant de halos tombés du ciel. Mais un tel ouvrage ne se laisse pas apprivoiser en quelques minutes. Il faudrait pouvoir y revenir, l’habiter, la découvrir à différentes heures, à différents moments de l’année, pour espérer en saisir toute la richesse.
Au bout de l’esplanade, mon père et moi avions acheté des cigarettes dans une petite échoppe ambulante. Le prix dérisoire du paquet nous amusait presque, et ce geste partagé, aussi anodin fût-il, venait sceller un peu plus le fait que je devenais, moi aussi, un homme autorisé à fumer. Une scène d’apparence banale, qui se jouait pourtant sous le regard millénaire d’un monument chargé de sacré, la mosquée Sainte-Sophie. Construite comme église, puis transformée en mosquée, Sainte-Sophie fut ensuite un musée, avant de retrouver, plus récemment, sa dimension spirituelle islamique. Un changement de statut au gré des religions et des aspirations des peuples qui, tour à tour, eurent la main sur la ville. La visite m’avait plu, mais, curieusement, c’est dans le royaume de l’imaginaire que réside, à mes yeux, sa véritable importance.
Quand je m’autorise à rêver d’une guérison, je me vois emprunter les allées du parc qui lui fait face. Debout, près de la fontaine, je savoure les sensations d’antan retrouvées. Il ne fait pas particulièrement chaud, mais le soleil m’accompagne. Enfin libre, je contemple la grâce de ses coupoles et l’équilibre que dessinent ses minarets. Prêt à franchir le seuil de sa porte, je vais prier mon Seigneur, Allah le Tout-Puissant. Le remerciant d’être là, je chéris sincèrement d’avoir pu.
Istanbul incarne pour moi la vie, le dynamisme, l’aventure. Elle évoque l’idée d’une existence à l’international. Cependant, je suis bien conscient que ma perception de cette bouillonnante mégapole est partielle, tant elle se limite à l’ultra-centre historique, un cadre qui ne reflète que faiblement la réalité du quotidien des stambouliotes.
La journée se conclut dans un café voisin, le Gülhane Sur Café, situé dans la très charmante Soğuk Çeşme Sk, la « rue de la fontaine froide ». Au menu de la famille, une chicha goût pomme. C’était une situation quelque peu déconcertante, d’autant plus lorsque ma mère, habituellement peu encline à céder à la tentation, se laissa pourtant emporter et expérimenta à son tour.
Dans les jours qui suivirent, c’est en tram que nous nous sommes rendus à la tour de Galata. En traversant le pont éponyme, j’ai été étonné de voir tant de pêcheurs, une scène presque surréaliste en pleine ville. Le sommet de la tour nous offrait une vue panoramique à 360 degrés sur les quartiers alentour, un spectacle à ne surtout pas manquer. Nous avons poursuivi notre balade à pied, et pour la première fois, j’ai pris la mesure de l’effervescence qui régnait dans les rues. Après m’être procuré une belle paire de Nike, nous sommes tombés par hasard sur l’université de Galatasaray. Si j’étais familier des clubs rivaux de la ville, je ne connaissais pas leurs histoires. Gala, l’institution élitiste et prestigieuse, affrontant le populaire et ouvrier Fener. Un clivage socio-économique, accroissant le sentiment d’appartenance.
Au milieu des deux camps, un détroit. « Bosphorus, Bosphorus! » criaient les rabatteurs. Les bateaux de touristes nous permettaient de longer les rives et d’observer la métropole sous un autre angle. La durée de l’excursion me laisse penser que nous étions remontés jusqu’à la mer Noire. Petit bonus appréciable : des dauphins, malins, avaient choisi ce moment pour se manifester. Le soleil couchant se reflétait au sommet des vagues, noircissant les silhouettes qui s’extirpaient de l’eau le temps d’une acrobatie.
Istanbul est un carrefour de civilisations des plus riches culturellement. J’aimerais avoir le luxe de m’y égarer pour en découvrir ses profondeurs. Cette ville m’a rendu heureux. Déjà redevable, je ne me doutais pas de l’influence que la Turquie allait avoir sur moi par la suite. Un impact mille fois plus important, que cette admiration passagère.
Tome 2
2 — Adolescence :
3 — Devenir un homme :
4 — La Maladie :
5 — Futur :
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