Chronique journalière 7 — 27/09/2024 — Page 124
Initialement destinée à devenir la chronique 6, entamée le 17 septembre. Mise en pause.
Cela fait maintenant six mois que je ne me suis pas confié à travers l’écriture d’une chronique. Tant de choses se sont produites pendant cette période, qu’il me faudra sans doute reprendre le fil des événements avec méthode. À vrai dire, je pourrais tout aussi bien résumer ce que j’ai vécu en une phrase que seuls les initiés comprendront pleinement : j’ai trouvé l’amour.
En effet, le 17 septembre est une date chargée de résonances, un carrefour d’anniversaires lourds de sens. Un an et six mois que j’ai commencé Evolve or die. Six mois que je me suis tu, abandonnant les chroniques journalières. Et cinq mois, déjà, qu’Ornella est entrée dans ma vie. J’avais envisagé de différer le récit de cette romance, mais vu l’ampleur des changements qu’elle provoque, je me dis qu’il est peut-être temps de faire les présentations.
Fraîchement sorti du mois de Ramadan, je me suis laissé tenter par un retour sur Tinder. Deux matchs ont rapidement émergé du lot, comme plus intenses, plus intriguants que les autres : une jeune femme de dix-neuf ans, vivant à une heure de route, et Ornella, l’Avignonnaise de vingt-six ans. La première était la plus disponible, ce qui nous permit d’avancer à bon rythme. Les échanges étaient réguliers, parfois denses, mais souvent un peu forcés.
Très vite, de petits obstacles se sont dressés, et j’ai pressenti que tout cela resterait sans lendemain. Soit une conversation virtuelle qui s’étiolerait, soit une rencontre brève, sans suite. Nos dix années d’écart éveillaient certes ma curiosité, mais il faut bien se rendre à l’évidence : on ne peut pas être et avoir été. Le lendemain de mon premier rendez-vous avec Ornella, j’ai choisi de clarifier la situation. Un au revoir, formulé simplement : j’avais rencontré quelqu’un, et par souci d’honnêteté, je préférais que l’on en reste là. Elle n’a pas caché sa surprise. Fidèle à mon habitude, j’ai tenté d’apaiser les choses, de calmer le jeu sans la brusquer davantage. Sur Tinder, je me suis plus souvent séparé qu’il n’y a eu de rencontres.
Le 17 avril, j’ai sacrifié un quart de finale retour de Ligue des champions — Manchester City contre le Real Madrid — pour passer la soirée avec ma future conquête. Et le plus surprenant, c’est que cela ne me dérangeait pas. Je précise que la fibre était en panne depuis quelques jours, et que j’aurais dû suivre le match sur mon téléphone, seul, dans la voiture. Un élément à prendre en compte.
Elle accepta de venir faire ma connaissance en sortie de travail, à une condition : que je lui accorde du temps. Sans entrer dans les détails, elle posa aussi une règle non négociable :
« Ok, mais je ne rentre pas chez toi ». Ce n’était pas la première fois que je me voyais opposer cette clause. En général, elle relevait davantage d’une précaution de façade, vite oubliée. Mais cette fois, c’était différent. Elle ne disait pas non par réflexe, elle ne comptait pas céder.
Notre premier contact eut lieu sur le parking. Elle arriva au volant de sa modeste Polo blanche, une généreuse chevelure d’un brun profond encadrant son visage encore inconnu. Dès les premières secondes, le ton fut donné. Je l’abordai avec un sourire taquin, soulignant gentiment qu’elle s’était garée un peu grossièrement. Elle leva les yeux au ciel, déjà agacée : « Non, mais je ne peux pas tout faire, en fait ! ». J’aurais peut-être dû prendre note, d’un caractère manifeste. Une bise formelle plus tard, je m’efforçai de la mettre en confiance tandis que nous parcourions les quelques mètres qui nous séparaient de la maison. « T’inquiète pas, je récupère juste deux tasses de thé et on va s’asseoir sur les petits bancs », lui glissai-je avec un ton rassurant. Elle se montrait un brin craintive, sur la réserve, mais nos échanges semblaient peu à peu l’apaiser. Je sentais qu’il fallait marcher sur des œufs, la manipuler avec douceur. Après tout, sur ses photos, ce n’était pas son sourire qui m’avait arrêté, mais bien ce regard affligé, qui trahissait une âme meurtrie. Elle avait souffert, et je le voyais. Je t’accorderai tout le temps dont tu as besoin.
Rapidement, des sujets douloureux furent abordés, lourds, mais nécessaires : ma sœur, son oncle, et les maternités avortées de sa meilleure amie. Malgré cette charge émotionnelle, la fluidité de notre conversation était indéniable. Nous parlions le même langage, et je savais déjà que cela s’étendrait à celui de l’amour. À l’heure du dîner, je lui proposai de parcourir les quelques mètres qui nous séparaient de la pizzeria, une offre qu’elle accepta sans hésiter. Puis, dans un élan de confiance, elle enchaîna, consentant de venir chez moi pour la première fois. Mon travail de dédiabolisation était, semble-t-il, bien fait. Un pas en arrière aurait pu survenir à la vue de mes décorations, ces symboles qui révélaient ma foi islamique. Mais non, rien de tout cela. Elle s’excusa même pour la critique lancée plus tôt à propos de ma photo de profil sur Whatsapp : « Avec ton tapis là ! ».
À vrai dire, je ne garde que peu de souvenirs de ce moment précis, tant ceux passés à l’extérieur furent intenses. « On sort ! ». Cette simple invitation, prononcée avec la spontanéité d’un appel à l’aventure, nous entraina loin de la pièce. Derrière Montèze, les sentiers que j’avais l’habitude d’emprunter pour soulager ma solitude devinrent les témoins de notre rapprochement. À leur manière, ils ont contribué à notre union : « Oh, mais y’a des chevaux, comment tu sais que j’adore ça ! ». Je n’en savais rien, bien sûr, tout comme je n’avais aucune idée de l’affection particulière qu’elle portait à la lune. C’est alors que, nimbés d’une lumière astrale, j’envisageai une proximité plus tangible : « Je peux t’embrasser là maintenant ou c’est trop tôt ? ». Elle recula légèrement, son sourire nerveux trahissant une hésitation : « Oula, non, c’est un peu tôt ». Ses inquiétudes revenaient au galop, mais ce n’était pas grave. Je patienterai.
Sur une agréable lancée, je lui proposai un autre endroit que je savais appréciable, un petit coin que j’affectionnais particulièrement. J’avais tout donné dès le premier soir, et aujourd’hui encore, nous plaisantons à ce sujet : « On a fait quatre dates en un ». Direction le poste de vigie, qui offre une vue dégagée sur le village et la plaine fuyante. En sortant de la voiture, nouvelle tentative… cette fois fructueuse. Notre premier baiser. Timide au début, puis plus appuyé, c’était difficile de croire que nos lèvres ne s’étaient jamais touchées. Les automatismes étaient presque troublants, comme si tout cela avait déjà été écrit quelque part.
Conquise, tout se passait bien. Une soirée d’échange, confortablement installés sur un petit nuage. Elle rentra chez elle vers une heure du matin, mais nous savions que nous nous reverrions. Un début prometteur, un premier pas vers ce qui semblait être une belle relation. Le Real s’est qualifié aux tirs au but.
Les rendez-vous qui suivirent s’inscrivirent dans la même veine. Des cigarettes fumées dans le square, désormais devenu nôtre, chaque bouffée étant l’occasion de nouvelles découvertes et d’une complicité grandissante. Ma petite cigarette.
Nous deux, c’était une évidence. Main dans la main, allongés sur le canapé, nos doigts dansaient instinctivement la même chorégraphie, ce qui ne manqua pas de la surprendre : « T’as vu ? C’est trop naturel, on a vraiment le même langage de l’amour ». Effectivement, je me sentais si bien avec elle. Notre première relation sexuelle eut lieu une semaine plus tard. Et, avec la profondeur de nos échanges qui l’avaient précédée, il semblait que nous nous connaissions depuis une éternité. Ce délai, certes expliqué par une histoire de règles, ne faisait pourtant pas naître en nous un besoin pressant. Nous avions choisi de ne pas précipiter les choses, de savourer chaque instant, de prendre le temps d’apprivoiser lentement quelque chose de plus vaste, de plus précieux. Curieusement, je ne m’en souviens même pas.
Ensemble, j’ai progressivement trouvé la force d’affronter mes peurs. Après quelques situations tests, j’ai compris que je pouvais véritablement me reposer sur elle. Il faut dire qu’Ornella poussait constamment en ce sens. C’était la méthode de la confrontation directe qui avait fonctionné pour elle, et elle était déterminée à me montrer qu’elle pouvait aussi m’apporter cette forme de libération. Je n’étais pas pleinement convaincu au départ, mais elle méritait qu’on essaie. Elle m’a offert des moments d’une simplicité infinie, que beaucoup trouveraient ordinaires, mais qui, pour moi, relevaient presque du rêve.
La marche derrière le tribunal d’Avignon en est une parfaite illustration. En route pour son appartement, et en réponse à mes propos, elle prit soudainement la décision de se garer dans la rue adjacente au bâtiment. Dubitatif, je lui demandais, un sourire en coin : « Ha ça y est, on est arrivé ? On se gare ici ? ». Mais non, pas du tout. Elle m’obligeait à sortir, à marcher au milieu des gens, à affronter cette foule pour combattre mes appréhensions. Pris de court, il me fallut quelques secondes pour accepter l’idée de lâcher prise, de sortir de ma zone de confort. Quelques mètres, dans un sens puis dans l’autre, pas plus. On ne pouvait pas risquer d’en faire trop d’un coup. Ce fut un premier pas. Le genre de petit geste qui, à bien y penser, fait toute la différence.
Le lendemain, un dimanche matin, l’envie de revivre cette sensation m’excitait. Quoi de mieux que la matinée la plus calme de la semaine pour une balade de confirmation ? Encore une fois, je fixais mes propres limites : « Une poignée de minutes seulement, en restant à l’extérieur des remparts, et je te préviens, je peux décider de faire demi-tour à tout moment ». Combien de fois j’avais rêvé de me retrouver ici, dans cet endroit qui, pour moi, symbolisait la déraison ! Mètre après mètre, chaque pas m’offrait de nouvelles découvertes, de bonnes sensations qui s’ajoutaient aux précédentes. J’ai alors désigné de nouveaux objectifs : « Le retour, on le fera par l’intérieur des remparts ». Qu’est-ce que c’est compliqué quand il faut tout calculer ! Mais patiemment, se pliant à mes exigences, elle me fit même part de sa fierté. Quelle chance j’avais de l’avoir à mes côtés. Impossible de m’arrêter en si bon chemin. Ce retour en ville, après tant d’années d’absence, fut comme une brise revigorante. Ce matin-là, nous avons arpenté les rues, savourant chaque instant, nous octroyant le luxe d’une glace, face au majestueux palais des papes. Merci.
Ma confiance est un petit être fragile, un trésor précieux qui doit être nourri avec précaution. Pourtant, c’est dans la spontanéité retrouvée, dans cette liberté inattendue, qu’elle prend véritablement racine et grandit.
Autre lieu, potentiellement délicat et lourd de signification pour moi : les carrières de lumière. Ce n’était plus qu’une étape, après avoir traversé Avignon dans toute sa largeur, je savais que rien ne pouvait m’arriver. Ce lieu revêt une importance particulière, non pas pour sa beauté en elle-même, mais parce que, par le passé, j’ai vu à plusieurs reprises des membres de ma famille s’y rendre sans moi. Les projections étaient, certes, agréables, mais l’agencement des lumières en mouvement, combinées à l’immensité des espaces, déclenchait en moi une réaction plus viscérale. Mes radars céphaliques s’éveillaient, alertes aux moindres stimulations, prêts à détecter les frémissements d’une tension intérieure.
Cette fois, cependant, j’avais une intention précise, voir l’exposition numérique intitulée L’Égypte des Pharaons de mes propres yeux. Tout était différent. D’abord, il n’y avait aucune file à l’entrée, et ce, malgré notre retard de deux heures par rapport à l’heure que j’avais planifiée. Tout va bien, Vincent. Puis vint le moment fatidique, l’ouverture de la porte. Un sentiment de désorientation m’envahit, comme une vague soudaine, à la vue de cette salle où l’on ne sait plus où poser les yeux, où chaque direction semble se contredire. Mais après tout, c’est là tout le concept. Cherchant un ancrage dans cette confusion visuelle, j’agrippai instantanément son bras, cherchant un point de stabilité. Elle était bien là, à mes côtés. Je lui désignai le premier banc que je repérais, un petit refuge parfait pour nous acclimater à cette immersion sensorielle. À part une sonorisation un peu trop forte, la beauté du spectacle m’a rapidement extrait de ce malaise naissant. Et comme pour couronner l’expérience, la fraîcheur de l’air ambiant acheva de dissiper mes derniers doutes, me libérant de toute appréhension.
Après plusieurs minutes, je me sentis prêt à m’immerger pleinement, à l’image de tout un chacun, en partant à la rencontre des divers points de vue offerts par le relief intérieur. Nous avons flâné amoureusement, nous arrêtant çà et là pour observer les œuvres, mais aussi pour nous contempler, dans ce cadre à la fois intime et grandiose.
Si j’étais prêt à parcourir un peu de routes pour goûter à ce genre de moments, il semblait naturel que les activités survenant dans mon propre village soient également à ma portée. Cela dit, peu importe le cadre, je parviens toujours à renouveler mes appréhensions. Le festival de Montèze se déroulait début juillet, principalement dans la cour de la mairie. Ces quelques jours offraient aux habitants des représentations théâtrales et des concerts, le tout ponctué d’instants de convivialité. Loin d’être des amateurs de la musique distillée par les Dépouillés Volontaires, que j’entends malgré ma fenêtre fermée, nous avons tout de même eu le plaisir de découvrir deux spectacles de danse mémorables. Bien entendu, il m’a fallu respecter mes conditions de placement pour rester proche de la sortie, mais une nouvelle fois, c’est l’apaisement qui a pris le dessus. C’était beau. Quand on est jeune et plein de ressources, on a ce luxe de pouvoir rejeter des expériences qu’on juge peu adaptées à nos envies. Mais après avoir vécu à l’écart du monde, on apprend à accueillir tout ce qui se présente avec émerveillement. C’est un effet sous-jacent que j’apprécie particulièrement : celui qui, n’ayant rien, se contente de peu.
D’autres moments suspendus, parfois plus furtifs, se sont ajoutés à cette longue liste. Comme cette soirée où je l’ai emmenée à l’Abbaye de la Consolation, pour qu’elle puisse admirer la vue depuis le sommet du chemin de croix. C’était déjà agréable, mais l’ambiance s’est encore intensifiée lorsque des chants religieux envoûtants ont commencé à résonner autour de nous. Très émue, elle y a vu un signe, comme si notre amour était béni. Peut-être que le cierge allumé ensemble y a contribué également. La soirée s’est terminée dans un petit champ d’oliviers, là où il m’arrivait de rompre le jeûne et de prier pendant le mois de Ramadan. Je tenais à lui faire découvrir cet endroit, un lieu empreint de sérénité.
Notre appétence pour la nature est un point qui nous rapproche. Il était donc naturel que je l’emmène sur les lieux qui ont marqué mon histoire. Rien ne se perd, tout se partage. Nous avons partagé un Subway sur les berges de la Barthelasse, face au Pont d’Avignon, ou bien une pizza dans un endroit plus sauvage en bord de Rhône. Nous avons observé les taureaux dans leur enclos, et même eu la surprise de nous faire repousser par un cygne, particulièrement déterminé à nous rejoindre. Ces instants, simples, mais précieux, m’ont permis de mesurer la chance que nous avons de savourer ensemble ces petites choses que la vie nous offre.
Parfois, notre amour se nourrit de désirs charnels en plein air. Tantôt à la suite d’une méditation entre les rangs de vignes, tantôt à la lueur des veilleuses de ma voiture à deux heures du matin. Le premier scénario était une idée séduisante, jusqu’à ce que les moustiques viennent perturber l’instant en se posant sur sa peau entre deux mouvements. Les rafales n’ont pas freiné nos impulsions de gravir la croix de Brissac ni la chaleur étouffante de nous exposer à des piqûres de guêpes. Malgré ces imprévus, elle continue de me surprendre par sa polyvalence. D’ailleurs, je préfère changer de sujet avant de révéler qu’elle tire mieux que moi à la carabine et qu’elle est plus prompte à piloter une moto.
En dépit d’une certaine maladresse qui la caractérise dans les gestes quotidiens, Ornella n’éprouve aucune crainte face aux travaux manuels. Combien de fois, d’un mouvement inattendu, elle a fait tomber la bouteille d’eau que j’avais posée là, sur le sol ? Dans un sourire complice, je plaisante en lui disant que c’est la dernière fois avant que je ne la quitte, mais elle s’excuse toujours, d’une voix douce et enfantine qui parvient à effacer toute irritation. Comment pourrais-je lui en vouloir ? Nous avons mis notre amour à l’épreuve en entreprenant des travaux de peinture chez mes parents. Si, en apparence, cette tâche semblait anodine, je suis cependant intransigeant quant à la qualité du travail. Si Ornella n’avait pas fait preuve de l’application nécessaire, nous aurions sans doute trouvé des mots blessants pour exprimer nos frustrations. Mais, une fois de plus, elle a révélé sa remarquable adaptabilité. Après des heures de ponçage et de peinture, je n’ai pu m’empêcher de me dire que j’avais la partenaire idéale. Qu’est-ce qu’elle ne sait pas faire, en fin de compte ?
La fête votive d’Escalès est arrivée. J’en ai déjà parlé dans la section qui lui est dédiée, mais pouvoir enfin retrouver la foule, renouer avec cette effervescence populaire, m’a apporté un bien-être profond. Inlassablement, cette période de l’année revenait, où je percevais les festivités de loin, sans en ressentir la capacité ou l’envie de m’y joindre. Comme pour les spectacles, je n’éprouvais pas un désir intense de les vivre avant que la privation ne vienne inverser la donne. Et cette année, à peine les souvenirs ravivés, les manifestations taurines les ont confirmés. Nous avons cédé au jeu et assisté à presque toutes celles qui étaient programmées. Fidèle à mon habitude, je n’ai pas cessé de répéter le mot « attrapailles » plus de 300 fois en une semaine, imitant les voix des hommes au micro : « Allez les jeunes attrapailles, il faut me l’arrêter ce taureau ! Eh Eden, si tu le fais passer dans la piscine, on donne ton numéro aux filles qui sont là ». Nous avons beaucoup ri.
Ne se contentant pas de l’après-midi taurine, se rendre à la fête foraine une fois la nuit tombée constituait l’étape suivante. Un sans-faute, tant j’ai été heureux de vivre ces moments, qui plus est en étant accompagné de bonnes sensations. Je n’ai nullement ressenti le besoin urgent de m’échapper pour sauver ma vie, et ça, c’est un véritable délice.
Bon… il ne faut pas exagérer, j’ai quand même évité les amis du RARE et Emmanuel Messina. À croire qu’ils apparaissent systématiquement dès que je parle d’Escalès ou de la fête.
Nos soirées se divisaient entre cigarettes fumées sur le muret près du concert, gaufres au Nutella, et affrontements sur les redoutables machines à sous. J’aurais dû me méfier de l’addiction aux jeux qui sévit dans sa famille, car elle s’est révélée une aussi bonne cliente que moi. Bilan des comptes : quarante euros de dépensés pour un lot de trois bougies parfumées. Lorsque nous avons enfin relevé la tête, après plusieurs heures passées à observer ces pièces inflexibles, nous avons été frappés de surprise en découvrant que tous les manèges étaient éteints, et qu’il ne restait presque plus que nous. J’ai aimé tout ça.
Le tissage profond d’une relation passe inévitablement par la présentation aux membres de la famille. Ma sœur a joué le rôle de sas de dépressurisation, un premier examen, qui, en réalité, ne s’était pas fait au travers d’Ornella, mais bien de moi. C’était la première fois que j’introduisais quelqu’un dans mon cercle intime, et commencer par ma sœur me paraissait un compromis moins engageant, une façon d’éprouver cette étape délicate. À l’annonce de la nouvelle, Ornella s’est mise à pleurer. Apparemment, elle ne feignait pas son désir sincère de rencontrer ma famille. Leur premier échange se résuma à une inquiétude commune, celle d’une entrevue imminente : « Tu me préviendras avant que j’aie le temps de me laver les cheveux ».
Approximativement à la même période, deux charmantes soirées surgirent pour enrichir notre bonheur. Bien qu’improvisées en fonction de mon état du jour, elles se soldèrent généralement par des réussites mémorables. La première d’entre elles visait à goûter un restaurant italien de Solliès, vanté par des critiques élogieuses. Devenu maitre dans l’art de l’improvisation, c’est au pied de la Citadelle Saint-Aubin que j’avais imaginé partager ce repas en amoureux. Assis à califourchon sur un muret, nous admirions la vue : d’un côté, la silhouette imposante d’Avignon, de l’autre, les remparts illuminés de la forteresse médiévale. Cerise sur le gâteau, un homme fit sa demande en mariage à sa compagne sous nos yeux, un geste qui, à n’en pas douter, ne manqua pas d’éveiller en Ornella la conviction qu’il s’agissait là d’un signe supplémentaire. Comme souvent lorsque mes ressentis sont positifs, je lui proposai de prolonger la soirée dans le centre de Solliès. Une balade digestive qui, je l’espérais, laisserait place à un dessert gourmand. Pas de sous-entendus, cette conclusion faisait bel et bien référence à une crêpe au Nutella. Après mes éternelles tergiversations, auxquelles elle était désormais habituée, je finis par consentir à m’asseoir en terrasse. Bien que nous fussions installés dans la rue principale, force était de constater qu’à vingt-deux heures passées, la foule s’était dispersée. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas vécu ce genre de moment, au moins six ans. Un nouveau déblocage qu’il fallait bien attribuer à sa présence.
Dans le même registre, le charmant pays de l’Uzège se prête merveilleusement à des instants de qualité. Ce jour-là, notre circuit débuta par une halte dans les jardins de Saint-Siffret, avant de nous aventurer dans la vallée de l’Eure. J’ai découvert tardivement ce havre de paix, situé au pied d’Uzès, véritable écrin pour les rendez-vous amoureux. Rien de dommageable, compte tenu de l’âge auquel j’ai connu ma relation. Pour confirmer mes propos, un couple de jeunes mariés se prêtait à une séance photo, immortalisant leurs premiers instants de vie commune. Un signe supplémentaire, bien entendu. C’est ici, dans ce cadre bucolique, que jaillit la source de l’Eure, permettant aux Romains de conduire l’eau jusqu’à Nîmes par un aqueduc majestueux de 50 kilomètres, incluant le légendaire Pont du Gard. Bien qu’Ornella connaisse la ville, c’était une première pour elle dans cet endroit particulier.
La simplicité des aspirations d’Ornella allège un peu le poids qui pèse sur mes épaules. Elle aime dire que tout lui convient tant qu’elle est avec moi. Que ce soit lors d’une pause clope au pied du Maset Saint-Jean éclairé, ou quand elle prend plaisir à être ma passagère durant un trajet sportif, tout devient plus léger. C’est d’autant plus vrai si la musique nous transporte. « Ne me quitte pas » de Jacques Brel ou « Dolce Camara », peu importe, tant qu’on est ensemble. Il y a nous et le reste du monde.
Ce week-end du 14 septembre marquait une nouvelle étape dans notre relation. J’allais enfin découvrir la maison de son enfance et son village, Carnoux-en-Provence. Ses parents, partis pour le week-end, l’avaient sollicitée pour garder la maison et nourrir les chiens. Nala, la chienne d’Ornella, et Milo, le terrible malinois dont je devais me méfier. Une proposition raisonnable, me permettant de mettre un pied dans son monde. Elle était embêtée de ne pas pouvoir me faire découvrir son univers, étant donné que ma situation m’obligeait à prendre mon temps. « CTTCTC », comme je lui disais jusqu’à présent, « C’est Trop Tôt C’est Trop Compliqué ».
Direction l’est de Marseille en empruntant sa route préférée, celle qui serpente par Arles et Martigues. J’ai toujours trouvé cette portion du territoire affreusement laide, l’une des plus sinistres de France, si l’on m’en croit. Lors de notre halte à Fos-sur-Mer, elle a commencé à se rendre compte que je n’étais pas franchement ravi d’être là. Mes commentaires récurrents sur ces terres que je qualifie volontiers de désolées allaient à rebours de ses goûts. Ce ne serait pourtant pas la première fois que je questionne la légitimité de ses préférences… notamment en matière d’hommes, où ses choix ont souvent de quoi me laisser perplexe. Par chance, elle a su renverser la vapeur en m’entrainant jusqu’à une plage, pour déguster un MacDo assis dans un pédalo. Un tout petit point pour Fos.
Les immenses zones industrielles que nous avons traversées, ponctuées de changements d’axes incessants, n’ont rien fait pour améliorer les choses. Je n’aime décidément pas cet endroit, et comme nous approchions de notre destination, un léger doute a commencé à poindre, insidieux. En prime, elle s’est rendu compte que son père avait oublié de lui laisser la clé du portail. Ce genre d’imprévu m’insupporte. Je les évite systématiquement lorsque c’est moi qui supervise le déroulement des opérations. Mais cette fois, j’avais choisi de lui faire confiance. Et voilà qu’avant même d’arriver, elle m’imposait déjà cette contrariété. Le pire, c’est que la seule solution pour remédier à ce contretemps fut d’aller frapper à la porte de son frère et de sa meilleure amie, qui forment un couple. Deux personnes que je n’avais, jusque-là, nullement souhaité rencontrer. En l’espace de deux minutes, elle me contraignait davantage que ce que j’ai pour habitude d’accepter. Devant le fait accompli, j’ai choisi de ne pas me braquer. J’ai tenté de rendre ce moment aussi agréable que possible, et de toute manière, je sais que la situation ne méritait pas que je m’y enferme. J’évoque simplement le fil de mes pensées. Malgré l’agacement manifeste d’Ornella, les présentations se firent dans une cordialité de façade. Certaines mimiques de son frère m’ont rappelé un vieux camarade, ce qui m’a momentanément distrait. Quant à sa meilleure amie, elle s’est révélée exactement comme je l’imaginais. Personne, à vrai dire, ne semblait franchement ravi de cette visite impromptue, ce qui précipita une séparation expéditive, scellée après une simple cigarette. Une cigarette qu’Ornella m’a imploré de fumer, devant tout le monde, alors que quelques minutes plus tôt, nous étions tombés d’accord pour ne pas nous attarder. Pris au piège, je ne pouvais décemment pas refuser, mais sur le moment, je me suis senti trahi.
Bonne nouvelle, nous sommes bel et bien arrivés, et j’ai enfin pu me reposer pendant qu’elle partait à son rendez-vous. Une interrogation de moins à gérer. Autre surprise, et non des moindres : Milo, la terreur annoncée, m’a adopté dès les premières minutes. Je commençais à croire que ce chien se nourrissait de nouveau-nés au petit déjeuner, tant les consignes de prudence étaient nombreuses et alarmantes : « Ne le calcule pas, surtout ne tends pas le bras vers lui, attends qu’il vienne te lécher de lui-même, et ne t’approche jamais de lui quand il est encore allongé ». Rien que ça. Son père, inquiet, répétait les mêmes recommandations au téléphone. Son frère, lui aussi, avait glissé un mot dans ce sens. Et puis… rien. Pas un grognement, pas un regard noir. Milo a préféré réclamer des câlins sur le canapé, dans un geste qui m’a rappelé notre vieux chien de famille. Tout va bien.
À son retour, une balade avec Nala nous a permis de découvrir les alentours du village. Un moment agréable, bien que partiellement gâché par un mal de tête tenace. Après un temps de repos, elle m’a emmené au pied du massif voisin, que j’avais repéré en amont. D’après elle, il suffisait d’une dizaine de minutes pour surplomber la cité phocéenne. En réalité, nous avons marché plus d’une heure avant d’atteindre le bas de La Bosse du Roi, flanqué de sa consœur, que j’ai tout naturellement baptisée La Bosse de la Reine. L’incident diplomatique fut évité puisque je me sentais parfaitement bien. Nous avons fourni un bel effort pour gravir cette colline, dont l’ascension s’est faite au rythme du soleil déclinant, qui baignait les paysages d’une lumière dorée, presque irréelle. Sur notre droite, Aubagne offrait un premier panorama, comme un amuse-bouche visuel, en attendant la plus éblouissante des récompenses : « Regarde, c’est le Vélodrome ! ». Nous nous sommes assis là, de longues minutes, admiratifs et silencieux face à ce spectacle. Peu à peu, à mesure que la lumière s’amenuisait, les premières lueurs urbaines se sont allumées, une à une. Ce scintillement progressif enveloppait Marseille d’un éclat nouveau, drapant la ville de sa plus belle étoffe. Le retour plongé dans la nuit, n’a été possible qu’avec l’aide précieuse de mon téléphone, dont les dernières miettes de batterie ont servi à nous guider… avant de sacrifier leur ultime souffle pour commander des burgers. Une conclusion amplement méritée.
Le lendemain, je lui ai fait part d’une idée que je laissais mûrir depuis quelque temps : « Et si nous allions voir ma grand-mère avant de rentrer ? ». Elle a aussitôt approuvé le plan, auquel est venue s’ajouter une halte chez la sienne. La tournée des grands-mères.
C’est dans une ruelle étroite du centre du village qu’Ornella réalisa son créneau avec une aisance déconcertante. Habituée des lieux, sa dextérité m’impressionna. Après avoir gravi les deux premiers étages d’un vieil immeuble, nous avons trouvé sa grand-mère assise dans son fauteuil, fixant la messe diffusée sur France 2. Le son, exagérément fort, trahissait une audition défaillante. J’ai tenté d’élever la voix, mais manifestement pas assez, si j’en crois la remarque d’Ornella : « Vincent, il faut que tu parles plus fort pour ma grand-mère ». La pièce de vie était simple, sans aucun superflu. Mon regard s’est arrêté sur une photo bien en vue, posée sur le meuble télé : celle d’un jeune garçon. En d’autres circonstances, j’aurais peut-être lancé un commentaire pour engager la conversation, mais quelque chose m’en a dissuadé. Par pudeur, sans doute. Je crois qu’il s’agit de son fils disparu.
Cette dame m’a agréablement surpris. Dans un premier temps, je pensais que son état de santé limiterait grandement les échanges, mais il n’en était rien. Ses expressions, enrobées d’un accent provençal bien marqué, ne laissaient aucun doute : c’était une enfant du pays. Avec Ornella, elles ont surtout débattu sur les relations conflictuelles au sein de leur famille. Elle qualifiait son frère de gentil, mais avec ses défauts, tandis qu’Ornella fut catégorisée comme « soupe au lait ». Parfaitement juste, je n’allais plus la lâcher avec cette expression. En quelques minutes, sa grand-mère perçut que j’étais assez calme pour contrebalancer le tempérament de sa petite-fille. J’incarnerais, en quelque sorte, l’eau qu’il faut mettre dans son lait.
En chemin, j’ai tenté de prévenir ma grand-mère, mais mes efforts sont restés vains. Sa messe était pourtant finie depuis un certain temps. « Bonjour Mamie, comment vas-tu ? Dis-moi, par hasard, as-tu quelque chose de prévu en début d’après-midi ? ». Je n’avais pas envie de me retrouver à être la cause d’une nouvelle attaque. Finalement, sa réponse est arrivée, aux alentours de quatorze heures : « Je pique-nique avec la paroisse, mais je peux rentrer tout de suite ». Cette dévotion sans failles à mon égard m’a touché. Elle était prête à tout abandonner, à laisser tomber ses projets, simplement parce que, par un coup du sort, je trouvais l’énergie de venir lui rendre visite. J’ai poursuivi avec un message sans ambiguïté : « Parfait, je peux passer te voir ? Je te préviens, je suis avec ma copine. Je voulais te la présenter, si ça te va ». Cette méthode, pourtant claire, n’a pas eu l’effet escompté. Elle croyait que cette mystérieuse copine en question serait ma sœur. Ce n’est pas faute d’avoir essayé de me faire comprendre.
Ornella était, comme elle aime le dire, angoisseuse. Cependant, elle a encore réussi un créneau de qualité dans les rues d’Aix-en-Provence. Oui, je m’en trouve toujours étonné, tant mon niveau de conduite est modeste comparé au sien. Une cigarette de décompression au pied de la résidence, et il était déjà temps. Dès l’ouverture de la porte, je n’ai pas pu m’empêcher de plaisanter : « Tu vois, tu croyais que j’étais homosexuel ». C’était la première fois que je venais accompagné d’une fille, et ma grand-mère, constamment pleine d’anecdotes, en profita pour me rappeler une histoire remontant à plusieurs années. Un ami de la famille lui avait un jour confié que l’idée d’avoir un petit-fils gay le dérangerait profondément. À quoi ma grand-mère avait rétorqué, sans hésiter : « Je préfère qu’il soit homosexuel que de perdre mon petit-fils ».
Notre entrevue s’est merveilleusement bien déroulée. D’abord à table, puis sur les fauteuils du coin télé, l’ordinaire des sujets abordés facilita l’intégration de la nouvelle venue. Un peu d’actualités, un rapide tour des membres de la famille, quelques questions sur Ornella, et un débrief sur les plantes de son balcon. Au bout de deux heures passées ensemble, il était temps de repartir. Sans tarder, Mamie nous raccompagna à sa façon, par un message ponctué d’émojis : « Merci mon petit-fils chéri de ta visite et de ta confiance. Sois heureux, bon retour et gros bisous à tous les deux ». Une nouvelle étape, pleine de sens, était franchie.
Deux jours plus tard, c’était l’anniversaire de nos cinq mois. Pour marquer l’occasion, comme à son habitude, Ornella a écrit un mot dans notre carnet. Cette initiative m’a immédiatement séduit, car la trace qu’elle laisse est magnifique. Son amour sur papier. Quelques clichés pris avec son Polaroid viennent agrémenter notre livre commun, ajoutant des souvenirs tangibles à cette aventure partagée.
Mon amour.
Le bonheur a le bruit de ton rire.
Cela fait cinq mois aujourd’hui que tu partages ma vie, et que tu la rends plus belle, plus douce, chaque jour.
Si je devais résumer notre été passé ensemble, je dirais qu’il a été riche en émotions.
Notre amour ne cesse de grandir, tu me rends tellement heureuse.
Qui aurait pu croire qu’une simple rencontre sur un banc à Montèze pourrait bouleverser ma vie ?
C’est fou de se dire qu’il y a quelques semaines, je rencontrais ta sœur pour la première fois et puis que tout se soit enchaîné d’une manière aussi fluide : mon frère et ma meilleure amie, ma grand-mère puis la tienne, et bientôt tes parents !
Chaque moment passé avec toi m’est précieux, je suis tellement reconnaissante de t’avoir à mes côtés.
Je ne pouvais rêver mieux, tu es si parfait à mes yeux.
Je veux t’avoir avec moi pour l’éternité, si Dieu le veut.
Continue d’être la personne merveilleuse que tu es. Tu es le meilleur de tout l’univers et bientôt le mal ne sera qu’un lointain souvenir.
« Tout va bien ».
Je t’aime Vincent.
De mon côté, j’ai décidé de lui offrir un cadeau symbolique. Nous franchissions les paliers un à un, alors pourquoi ne pas en ajouter un supplémentaire ? Je lui ai donc annoncé que la prochaine fois que nous nous verrons, ce serait l’occasion de lui remettre ce petit quelque chose. Malgré ses objections, je lui ai demandé de me faire confiance. C’est chez le cordonnier, dans la galerie marchande de Carrefour, que j’ai fait fabriquer un double de ma clé. Même si l’idée de vivre ensemble me semble encore difficile à envisager, l’image de ce geste m’enchantait. D’autant plus que c’est grâce à elle si je peux me déplacer dans cet espace public sans trop de complications. Une fois le précieux sésame en main, elle s’est retenue de ne pas pleurer.
Sept jours plus tard, l’échelon supérieur. Décidément, cette période fut décisive. Nous avions franchi plus d’étapes que lors d’un Tour de France. En début de soirée, ma mère eut le malheur de m’envoyer une série de messages concernant les problèmes qu’elle rencontrait avec Canal +, ce qui fut suffisant pour qu’Ornella s’imagine qu’elle avait besoin de notre aide. Devant mon refus catégorique, elle ne cessa de répéter, dans un cri presque enfantin : « Myriiammm, je voulais voir Myriiammm ». Malgré le caractère exagéré de cette réaction, je dois avouer que sans ça, je n’aurais pas cédé. Sous son regard incrédule, j’ai simplement demandé s’ils avaient terminé de manger. La réponse positive provoqua une nouvelle montée de stress chez celle qui, quelques minutes auparavant, rampait par terre en signe de protestation. Après tout ce temps, elle n’y croyait toujours pas. En ouvrant la porte, c’est mon père qui fut le plus surpris, puisque ma mère n’avait pas jugé bon de le mettre dans la confidence. La raison, selon ses propres mots : « voir comment va son cœur ».
Comme lors des présentations précédentes, tout s’est magnifiquement bien passé. Je n’avais aucun doute là-dessus, mais bon, on ne sait jamais. Le traditionnel message d’après soirée disait : « Merci mon fils pour cette belle soirée. Quel bonheur de te voir si heureux ! Je t’aime très très fort et te souhaite de vivre le meilleur avec Ornella ». C’est moi qui devrais les remercier pour tant d’affection. Dès le lendemain, mon père n’a cessé de lui faire des éloges. Au cours du débriefing habituel, il l’a qualifiée de : « jolie, souriante, intelligente et naturelle. En plus, elle est une fan inconditionnelle d’Apple. Elle coche vraiment toutes les cases, celle-là ». Si je l’avais laissé poursuivre, il m’aurait probablement dit que je ne la méritais pas.
Pour conclure sur le positif, j’estime que cette période a été particulièrement faste, malgré les nombreuses journées moins heureuses, dont celles qui ont conduit à l’écriture de la chronique précédente. Cette embellie explique la légèreté du ton employé lors de mon rendez-vous chez la psy, à la fin du mois d’août. Rares sont les fois où je dresse un bilan aussi encourageant. Pour continuer sur cette lancée, elle m’a incité à écrire sur ce vent de fraîcheur. « Il faut marquer le coup », m’a-t-elle dit, se rappelant mon habitude d’écrire surtout sur le mal. J’avais l’intention de le faire, mais je ne l’ai pas fait, et c’est encore la souffrance qui m’a poussé à me confier. Je vais essayer de changer.
Regrettablement, je me dois d’ouvrir une page plus sombre. La relation que j’entretiens avec Ornella est magnifique, cependant, je ne serais pas honnête si je ne mentionnais pas les difficultés et interrogations qui en découlent. Dès le premier jour, je l’ai envisagée. Je l’ai perçue comme une potentielle candidate à une relation très sérieuse. Bien sûr, j’aurais pu me contenter d’une énième connexion procurant du plaisir, mais ce n’était pas mon souhait le plus profond. J’étais à la recherche d’une rencontre qui me permettrait d’avancer dans la vie. À première vue, cela paraît bien, mais la pauvre a été jugée beaucoup plus sévèrement que les autres.
Le midi du 7 juin, après un nouveau rendez-vous chez la psychologue, j’ai fait pleurer Ornella pour la première fois. J’étais au bord du gouffre en m’y rendant, et la parole, enfin libérée, m’a fait l’effet d’une aiguille perçant un ballon sous tension. Trop de poids pesait sur moi, et il devenait urgent de lui en faire part. Des ajustements étaient inévitables. La vie avec moi-même exige déjà un effort considérable, et malheureusement, les résultats ne sont pas à la hauteur. Ajouter une autre personne, avec ses propres contraintes, complique l’organisation de mes précautions. Je dois apprendre à lâcher prise, mais je n’y parviens pas. Il m’a fallu affronter des situations plus révélatrices pour en prendre pleinement conscience. Les soirées en amoureux chez moi étaient agréables, certes, mais bien trop prévisibles. C’est donc en cherchant à les délocaliser chez elle que les problèmes ont commencé.
Au volant, j’ai découvert pour la première fois le visage de son anxiété. Coincés dans les bouchons autour des remparts avignonnais, ses réactions sont devenues plus erratiques et ses paroles moins douces. Moi-même, je n’étais pas à l’aise, et constater que la personne sur qui je comptais était elle aussi affectée à semer un doute en moi. On se comprenait, mais était-ce suffisant pour nous tirer vers le haut ? Dans quelle galère m’a-t-elle embarqué ?
Deuxième ennui : son manque d’organisation qui pâtit de son impulsivité. Épuisé, mais heureux de la voir, je lui ai proposé d’aller dîner chez elle en signe de bonne volonté. Bien mal m’en a pris, car, à peine arrivés, elle se rendit compte qu’elle avait oublié ses clés… encore. Un aller-retour imprévu, parfait pour mes céphalées de tension. Dans quelle galère m’a-t-elle embarqué ?
Ensuite, sa tendance à communiquer de manière énergique n’était pas à ma convenance. Ornella haussait le ton pour des broutilles, et quand je lui faisais remarquer, elle ne comprenait pas où était le problème. La première conversation téléphonique à laquelle j’ai assisté entre elle et ses parents m’a glacé. Si elle ne s’en rendait pas compte, c’était parce qu’elle y était habituée, notamment dans son cadre familial. Pour ma part, j’ai déjà du mal à échanger avec n’importe qui, alors si en plus il s’agit de personnes hystériques, c’est au-dessus de mes forces. Dans quelle galère m’a-t-elle embarqué ?
Son appartement abritait deux occupants à temps plein, ses chats : Kira et Niko. Quelques années plus tôt, j’aurais été bien moins conciliant à l’idée de voir des chats vivre exclusivement en intérieur. Cette fois, j’ai choisi de me taire de peur de paraître désobligeant, mais la saleté des lieux m’a frappé d’emblée. Impossible de m’installer confortablement sur le canapé sans me retrouver couvert de poils. Je savais bien qu’elle faisait de son mieux pour résoudre ce problème, d’autant plus que c’est toujours plus compliqué lorsqu’on n’est pas souvent disponible. Je découvrais son univers, envahi par une odeur de croquettes mêlée à celle de la litière, le tout accompagné des éclats d’une dispute téléphonique. Tous mes sens étaient en alerte, et à plusieurs reprises, je me suis dit : « Dans quelle galère m’a-t-elle embarqué ? ».
La nuit, son chat Niko, qui manifestait un besoin pressant de castration, n’a cessé de faire part de ses émotions. Mon sommeil, déjà précarisé par les aléas de la journée, n’était guère prêt à absorber une telle agitation. Pire encore, Ornella, couvrait les miaulements du félin de ses propres paroles. La scène, pour le moins déroutante, se répétait sans cesse, dans une valse étrange et ininterrompue. Ce n’était ni la faute de l’animal ni la sienne, et pourtant… je ne pouvais m’empêcher de m’interroger : était-ce moi, finalement, qui m’étais précipité dans cette situation sans issues ?
Les envies nocturnes, quant à elles, ne manquaient pas de moments tout aussi singuliers. N’étant pas dans mon meilleur état, je luttais comme je pouvais pour me rendre aux toilettes, acceptant sans broncher que mes pieds se nourrissent de cette mer de poils égarés. Mais l’épreuve ne s’arrêtait pas là. Je n’avais pas prévu que cette pièce, telle une extension de leur univers, deviendrait également leur terrain d’aventure. Dans l’obscurité totale, épuisé, je découvrais que les grains de litière, complice de cette épreuve, m’accompagnaient désormais dans chaque pas. Mes pensées tournaient autour des heures qui me séparaient d’un retour salvateur. Et plus encore, mon côté du lit, celui qui leur était habituellement réservé, paraissait être maintenant leur sanctuaire personnel, au point que l’on en venait à douter que les draps fussent autre chose que de la fourrure. Sans m’attarder plus sur ce détail, je me vis contraint, par nécessité, de garder mon caleçon pour la nuit. Dans quelle galère m’a-t-elle embarqué ?
Je n’ai rien lâché. Pour elle, j’étais prêt à fournir des efforts, même durant ces instants où je me sentais en fâcheuse position. Suivant ses recommandations, nous avions choisi de visiter la chapelle Notre-Dame-de-Beauregard, à Orgon. Le lieu promettait un apaisement. Pourtant, alors que nous nous garions à proximité du kebab du coin, au cœur d’une énième empoignade, j’ai eu la mauvaise idée d’ouvrir la portière. Nos voix se chevauchaient, cherchant désespérément à atteindre l’oreille de l’autre, quand un fracas métallique a interrompu notre querelle. Elle venait d’emboutir la portière contre un poteau, en pleine manœuvre. Sentant que quelque chose de grave venait de se produire — ou s’apprêtait à le devenir — j’ai immédiatement changé de ton : « Avant toute chose, je suis désolé pour ce qui vient d’arriver. C’est entièrement ma faute. J’ai ouvert la portière sans réfléchir, alors que tu n’avais pas terminé ta manœuvre. Peu importe les dégâts, je les prendrai à ma charge. Par contre, ce qu’il vient de se passer ne doit pas être oublié. Il faut vraiment qu’on s’explique ». Notre manière de communiquer ne fonctionnait pas. Chaque échange virait à la joute verbale, chaque désaccord prenait des proportions inutiles, aspirant notre énergie jusqu’à la corde. Il importait de trouver un autre mode d’emploi, une façon plus souple de s’ajuster l’un à l’autre. Finalement, la voiture n’avait qu’une égratignure symbolique, et on s’aimait, alors on est vite passé à autre chose. Dans quelle galère m’a-t-elle embarqué ?
En l’espace de quelques jours, j’ai eu droit à un enchaînement digne des plus grands. Pour commencer, le sort s’est acharné sur elle, quelqu’un a vandalisé la petite vitre triangulaire de sa Volkswagen. Ni une ni deux, je suis parti la retrouver armé d’un carton de fortune et d’un rouleau de scotch pour tenter une réparation de secours. Elle a même réussi à programmer un rendez-vous avec Carglass au domicile de mes parents, pendant que j’y étais. Mais ce n’était qu’un début. Toujours à propos de sa voiture : « Allô Vincent, j’ai un souci, la portière ne se ferme plus ». Je n’ai pas compris comment, dans un élan d’agacement, elle avait réussi à briser le bloc serrure. Pas de panique, elle n’avait qu’à passer chez moi, et je m’occuperais du démontage. J’ai tenté une autopsie minutieuse, plongé jusqu’aux entrailles de la portière, mais rien n’y a fait. L’opération s’est soldée par un échec.
Évidemment, ce genre de péripéties ne survient jamais au bon moment. Alors, sans hésiter, je lui ai prêté ma voiture pour qu’elle puisse rejoindre sa famille. Je n’allais tout de même pas laisser mon amoureuse en galère. Quelques jours plus tard : « Allô Vincent, je comprends pas… y’a un voyant bizarre qui vient de s’allumer sur ta voiture. J’ai rien fait pourtant ». J’aurais pu m’emporter, mais je me suis rappelé. Je me suis rappelé qu’autrefois, c’était moi le poids sur les épaules de mon père, lui qui accourait toujours quand je l’appelais au secours. Alors non, je ne me suis pas énervé. Je commence à avoir l’habitude. En quinze minutes, la roue était changée. Et, entre nous, je doute fort qu’elle ait volontairement enfoncé cette vis dans le pneu. Dans quelle galère m’a-t-elle embarqué ?
Pour son déménagement, j’ai décliné l’invitation. J’étais mal, vidé, et je disposais d’assez d’expérience pour pressentir la tournure que prendraient les événements. Mon implication dans les multiples visites avait déjà pesé en ma faveur, et, fidèle à elle-même, elle s’en est très bien sortie sans moi.
Une telle succession d’incidents suffisait amplement à ébranler les fondations de cette idylle. Oui, nous vivions de beaux moments, mais je n’étais plus certain de pouvoir encaisser certains aspects de sa personnalité, surtout dans l’état où je me trouvais. J’avais peur, profondément, de tout lui donner et d’y perdre peu à peu ce que j’étais. Toute cette vie passée à apprendre à me préserver, pour finalement mettre mon temps, mon énergie, au service d’un être qui, à mes yeux, semblait naviguer sans toujours mesurer la portée de ses actes. J’en venais à me sentir condamné à subir les conséquences de ses erreurs. Et cela me coûte. J’ai déjà tant de mal à offrir le peu que j’ai. Trop souvent, je marche sur un fil, et tôt ou tard, c’est sur moi que tout finit par retomber. Je voulais être de ceux capables d’absorber la peine du monde sans ciller, invulnérables face aux secousses de l’existence. Et me voilà, incapable de supporter que mon amour claque la porte d’un placard. Je me surprends à la détester, parfois, lorsque je découvre que du haut en bas de la maison, partout où elle est passée, je dois, une fois de plus, remettre chaque chose à sa place. Comme si son passage, au lieu d’être une danse, laissait derrière lui un désordre que je n’ai pas la force de corriger.
Toutes ces réactions peuvent sembler disproportionnées, et, rétrospectivement, je le reconnais volontiers. Pourtant, je n’y peux rien. Il m’est impossible de me soumettre à la vie telle qu’elle vient. Alors, je me construis un espace que je régis, un périmètre de sécurité dont je suis le seul maitre. Sous la férule du mal, j’en suis arrivé à fonctionner ainsi. Les traumatismes successifs m’ont façonné, à l’instar d’un animal blessé, toujours sur le qui-vive. La première partie de cette citation de Louis-Ferdinand Céline me correspond tristement : « Si les gens sont si méchants, c’est peut-être seulement parce qu’ils souffrent ». C’est une évidence, la maigre part de méchanceté que je porte en moi est fille de la douleur. Par chance, la seconde moitié de cette phrase ne me ressemble pas encore, car cette création, fut éphémère : « mais le temps est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu meilleurs ». Je te présente mes excuses, Ornella, même si tu les as déjà acceptées.
Puis un jour, le déclic s’est imposé, avec une évidence implacable. Cela faisait des mois que je n’arrivais pas à lui dire je t’aime, bien que j’avais autrefois l’habitude de le murmurer au bout d’une semaine, presque par réflexe, comme un geste tendre lancé à la volée. Elle méritait infiniment mieux que ce silence. Notre début d’histoire avait été grandiose, presque trop beau pour être vrai, et tout chez elle me laissait entrevoir la possibilité d’un bonheur durable. Alors, pourquoi continuer à douter ? Pourquoi vouloir tout recommencer ailleurs, dans une autre histoire, avec une autre personne ? Qu’est-ce qui, objectivement, me manquerait ? De quoi ne pourrais-je pas être fier ? Ne suis-je pas, au fond, reconnaissant d’avoir croisé sa route ? Assez, Vincent. Vis cette histoire, pleinement, sans te barricader derrière tes murailles. Ornella peut être ta femme.
Depuis, je n’ai plus le désir de partager quelque chose de profond avec une autre. Il m’arrive encore de ressentir quelques attirances fugaces, des pulsions physiques qui me traversent sans jamais vraiment s’installer. Mais c’est là une vision des rapports humains sur laquelle je tente de travailler. De toute façon, l’énergie que demandait la course à la séduction, dans mon état, était devenue intenable. Je fuyais mon mal par cet acte compensatoire, comme on cherche dans l’extase éphémère une échappatoire à la douleur. Mais cette expiation a fini par se muer elle-même une souffrance. Et paradoxalement, c’est au cœur de cette tempête que nous nous sommes aimés comme jamais. Un amour immense, peut-être gonflé par cette forme de dépendance affective qui nous lie.
Ornella me fait du bien, indéniablement. Mais chaque fois que notre relation m’ébranle un peu trop, j’ai peur de ne pas tenir, peur de m’y dissoudre. Idéalement, je descendrais le curseur des émotions à 80 %, pour mieux respirer. Mais ce que je cherche à apprivoiser, au fond, c’est celui de la douleur. C’est lui que je voudrais pouvoir baisser quand tout déborde.
Avec la difficulté, il y a la facilité. Le Seigneur t’a mis à l’épreuve, mais c’est fini maintenant.
Tu n’as plus besoin de te battre, il faut simplement que tu vives sans penser au passé ni à l’avenir.
Alors la douleur s’estompera, petit à petit, jusqu’à disparaître totalement.
Plus tard, dans quelque temps, nous pourrons regarder en arrière et rire ensemble de cette période difficile que tu as réussi à traverser.
Je t’aime Vincent.
Dans quelle passion m’a-t-elle embarqué ?
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