Théâtre et Arène

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Au hasard d'une route qui serpentait entre champs et bois touffus, l'opulente Has-tar apparaissait abruptement au voyageur. Elle s'appuyait sur de hauts coteaux verdoyants qu'elle saupoudrait d'une multitude de bâtisses inégalement colorées. Négociants, bourgeois et nobles, y partageaient une vie agréable et une inclinaison commune pour les divertissements, contrairement aux travailleurs et esclaves qui, eux, se contentaient d'en rêver, quand leur misère quotidienne leur en laissait le loisir. Ainsi le théâtre des masques s'accrochait-il aux flancs d'une colline escarpée, un peu à l'écart des demeures luxurieuses des mestres et loin des cahutes misérables de la plèbe. Son élégance gracile démentait ses assises solides, profondément ancrées dans la terre et l'histoire glorieuse et immémoriale de la ville. L'étagement de gradins semi-circulaires, tout en marbre blanc finement veiné de violine, rejoignait un bâtiment de scène fastueusement décoré de volutes, de statues, de fleurs et de fruits sculptés. Curieusement aucune marque sur le fronton de celui-ci afin d'en rappeler la fonction. Toutefois, une large voie pavée, bordé d'arbres ombrageux et de portes-flambeaux, menait à l'édifice. À quelques heures de la représentation, elle devenait ruban de lumière et, paradoxalement, se noircissait de monde, de litières précieuses et autres coches mirifiques. En dehors de ce temps spécifique, tout était calme et le promeneur solitaire, si tenter qu'il y en eut un, pouvait écouter le bruissement de la nature environnante.

Léonce Dakera, bourgmestre de son état, en était satisfait. Il en était aussi le propriétaire tout-puissant. Homme d'affaires et jouisseur, s'il choyait les artistes, les débutantes, les jeunes premières et davantage les jeunes premiers, il choisissait également les pièces, les décors, l'heure des représentations, la répartition des rôles et jusqu'aux costumes. De ce fait, il court-circuitait souvent les intentions du metteur en scène. Dans le même temps et au gré de sa fantaisie, ses envies ou ses impératifs pécuniaires, il se débarrassait des artistes trop vieux, des beautés fanées et des caractères rebelles en les réduisant à l'indigence. Le plus souvent en les cédant à Danyr, vieil acolyte insatiable de leurs frasques communes, banquier de la ville et qui avait sous sa coupe une école de gladiatrices et l'arène sanglante allant avec : cette dernière s'élevait en plein centre, vaste édifice de forme elliptique à paliers gradués, moins élitiste que le théâtre, elle accueillait en son sein, la plupart des couches populaires.

Les associés représentaient à eux seuls l'hydre à deux têtes des distractions citadines.

À la veille des célébrations décennales, à l'heure du souper, les comparses s'étaient rejoints devant une auberge du centre-ville où ils avaient leurs habitudes. Une fois passé le seuil, le tenancier, de courbettes obséquieuses en paroles emplit d'égard, les mena à leur table réservée et leur servit leurs boissons de prédilection, une bière ambrée et mousseuse, fabriquée dans l'une des meilleures brasseries de la lointaine Lahaan, siège de l'imperium. (Dakera qui y avait longtemps séjourné, avait exigé que tous les établissements de bouche et autres débits de boissons de Has-Tar en offre.) De plus, leur fut servi une sorte de ragoût aux effluves épicées, dont le bouillon lie-de-vin nappait une viande onctueuse. Les discussions patientèrent jusqu'à ce qu'ils se soient restaurés et désaltérés à grand renfort de bruits de bouches et de rots peu élégants, ceci fait, après une ultime choppe de bière, ils repoussèrent leurs assiettes.

— Alors qu'elle est le programme ? commença Dakera sans attendre.

— À toi de me le dire, n'est-ce pas ton théâtre qui me mange tous mes bénéfices en chaque occasion ? se plaignit le banquier.

Ainsi interpellé, Léonce esquissa un sourire.

— Toujours dans l'exagération, répliqua-t-il, si je fais des bénéfices, n'en fais-tu pas aussi ?

— Hélas, tu tiens entre tes mains avides la destinée de mon pauvre commerce !

Sans bouder son plaisir, le bourgmestre admit, alors qu'une étincelle de satisfaction fusait dans ses yeux :

— Certes, sans moi tu aurais glissé la clef sous la porte depuis longtemps.

L'autre se renfrogna légèrement.

— Là, c'est toi qui exagères !

Dakera compris qu'il l'avait vexé.

— Allons, commença-t-il, en tentant d'amoindrir ses paroles, tu sais bien qu'au final, nous avons besoin l'un de l'autre, car finalement, tu es le gardien attentif de nos deniers.

Danyr soupira et hocha brièvement la tête.

— Alors ? demanda le bourgmestre, qui en restait à son idée première, qu'as-tu prévu ?

— Quelques combats avec ma vedette, Yasurta. Elle enflamme l'arène à chaque combat. Une valeur sûre !

— Ah ? J'ai pourtant entendu dire qu'elle s'était blessée à l’entraînement ?

L'impassibilité du visage de Danyr ne trompa guère l'œil acéré de Dakera concentré sur la posture de son vis-à-vis.

— Des rumeurs sans fondement, affirma-t-il péremptoire.

— Des rumeurs qui courent chez les parieurs.

Les doigts boudinés et chargés de bagues de Danyr pianotèrent avec agacement le bois brut de la table, sa mine rubiconde se teinta de contrariété. Dakera avait eu sa réponse. Il se pencha vers son comparse, un léger murmure chargé de menace suivit :

— Crois le bien, notre amitié m'est précieuse, mais le bien de cette cité l'est tout autant et si, d'une manière ou d'une autre, il découlait d'une tromperie de ta part un affaiblissement de son prestige, et donc du mien, je devrais, à mon grand regret oublier cette amitié.

Cette tentative d'intimidation eut l'effet escompté, le teint rougeaud du banquier pâlit, suivit aussitôt d'une grimace, davantage dut à l'haleine lestée d'ail de Dakera cette fois. Il se redressa, libérant Danyr de son souffle qui sortant un mouchoir, essuya son front transpirant.

— Je t'écoute, s'impatienta le bourgmestre.

— Oui, Yasurta s'est blessée, concéda Danyr, mais rien d'irrémédiable. Elle assurera l'ouverture pour ses fêtes et sera opposée à Lollia.

— Lollia ? N'est-elle pas son élève ?

— Une élève débordant de promesses.

— Ce ne sera pas un combat à mort ?

— Bien sûr que si ! s'offusqua-t-il presque.

— J'avoue ne plus rien comprendre, tu devais affranchir Yasurta et Lollia était la remplaçante désignée ?

Le visage du banquier se ferma, une grimace de dépit enlaidit un peu plus ses traits déjà disgracieux. Dakera comprit ou cru comprendre :

— Elle a repoussé tes avances une fois de trop ?

— Ce n'est pas ça, pas uniquement.

— En ce cas, éclaire ma lanterne.

Cette fois, c'est la colère qui embrasa le teint du banquier.

— Cette garce couche avec Lollia ! cracha-t-il.

Dakera avec pitié, le contempla.

— Mon ami, j'en suis navré, mais tu aurais dû t'y attendre. À ménager une esclave, on ne récolte que les ennuis. Je t'avais dit de prendre de Yasurta ce qui t'était dû. Tu lui as laissé la bride sur le cou, tu as contrevenu à une règle essentielle ; ne pas faire oublier aux esclaves qu'ils sont des esclaves.

— Cela suffit ! s'agaça Danyr, d'une voix un peu trop forte.

Alors, les conversations cessèrent et des regards curieux se portèrent sur eux. Danyr sorti d'une bourse de cuir fixé à sa ceinture quelques pièces, les jeta sur la table, et se leva.

— Sortons ! décréta-t-il.

Sans protestations, son comparse le suivit dehors. Une lune gibbeuse les accueillît. Elle éclairait faiblement la rue et l'air frais les surpris. Dakera resserra sa pèlerine et alors que Danyr faisait de même, reprit l'initiative de la conversation :

— Mis à part ce combat, qu'as-tu prévu d'autre ?

— D'autres combats bien sûr, quelques condamnés à mort à donner en pâture à mes fauves, une troupe de saltimbanques que je viens d'engager.

— Je ne vois rien de très original, soupira le bourgmestre,

— Je suppose que ta grandeur a prévu mieux ? Susurra Danyr sur un ton faussement mielleux.

Dakera le prit par l'épaule et l’entraîna vers une ruelle tortueuse aux pavés inégaux.

— Ne fais pas ta mauvaise tête, je te propose de continuer à en discuter chez Mélandra. J'ai su qu'elle avait de nouveaux pensionnaires. Qu'en dis-tu, je t'invite ?

L'œil du Banquier s'alluma.

— C'est toi qui paies ? s'étonna-t-il.

— Oui, tu as réglé le souper.

Et, il lui décrivit en détail les délices à venir. Un nuage passa devant la Lune claire et leur discussion se perdit en chuchotis et devint inaudible. Alors que leurs silhouettes se confondaient avec les ombres nocturnes, Has-Tar doucement glissa vers Minuit.

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