Le Pavillon des Sœurs
Pour ma première aventure, je m’étais attendue à quelque chose d’un peu palpitant. Puisqu’une Sœur en personne était venue me chercher, il fallait bien qu’elle fasse quelque chose d’héroïque pour me montrer l’étendue de son talent. Ça voulait dire, a minima, des brigands, voire des pirates (il doit bien y en avoir en eau douce aussi). Ils auraient des foulards colorés autour des reins, ils montreraient férocement leurs armes et leur mauvaise dentition. La Sœur s’élancerait gracieusement au-devant d’eux et ferait un tas de cabrioles de bon aloi en faisant danser ses Crocs. Ils s’effondreraient alors tous comme un tas de chiffon.
Pas de brigand. Bon. Mais alors quelques embûches, la charrette qui s’enfonce dans un marécage, d’où la Sœur l’extrairait à la force de ses épaules pour ensuite faire un feu de camp avec trois brindilles sur lequel elle ferait cuire divers batraciens fraîchement capturés.
Rien de tout ça non plus. Rien que la route, la route, le fleuve, la route, dans un paysage qui ne change presque jamais. Si ça continuait j’allais arriver au Pavillon de la Consœurie avec des cheveux blancs.
J’avais dû m’endormir et pas qu’à moitié, parce que quand la charretière m’a secouée, la lumière avait beaucoup changé. En fait, quand j’ai levé le nez, le soleil descendait déjà sur la mer.
La mer ?
La mer. Pas de doute, cette immense étendue gris irisé, ce second ciel sous l’horizon, c’était la mer. J’en étais baba. J’avais les narines pleines d’une odeur qui évoque la végétation qui pourrit, mais en plus dilué, plus agréable. Le vent nous balayait : j’avais dormi la bouche ouverte et j’avais soif. Quand je me suis léché les lèvres, elles étaient salées.
– Regarde, gamine, on voit la Cité.
C’était la conductrice. La Sœur m’adressait rarement la parole. C’est pas qu’elle était froide, non, de temps en temps pendant le voyage elle s’était tourné vers moi et m’avait souri. Seulement elle ne parlait pas si ça n’était pas vraiment nécessaire. C’est une des règles de la Consœurie. Je savais déjà que j’allais avoir du mal avec celle-là.
C’était sans doute pas absolument nécessaire de me signaler une Cité qu’on allait traverser de toute façon. Mais toute absorbée par l’océan, je n’avais même pas pris garde au fait que l’espèce d’énorme rocher au milieu était comme sculpté d’un côté. Un tas de maisons qui se juchaient sur la pente la moins abrupte en contrebas. Et en hauteur, là où la pierre semblait se changer spontanément en remparts hérissés de créneaux, on voyait le Pavillon de la Consœurie de l’Incarnée. Tu parles d’un pavillon ! C’est une énorme forteresse. Là, c’est sûr, les Sœurs ne devaient rien craindre des pirates. J’avais entendu dire qu’en plus ce n’était que la partie visible de l’iceberg (un iceberg c’est un énorme morceau de glace qui flotte sur la mer, ça fait comme une montagne qui sort de l’eau mais en fait il est beaucoup plus grand que ça en dessous, j’en ai des dessins splendides dans mon Livre des merveilles), qu’un labyrinthe de souterrain parcoure le rocher et que les Sœurs s’en servent de salles secrètes. Mais enfin comme disait ma grande sœur (pas une Sœur, juste ma sœur), il faut se méfier de tout ce qu’on raconte. J’allais bientôt tout savoir, de toute manière.
La Cité était bruyante et très odorante. J’avais déjà été en ville, bien sûr. Je connaissais. Le bourdonnement des conversations, des invectives, des cris d’enfants, le gloussement des poules et les avertissements des oies. L’odeur du reste du marché au poisson dont les chats se battent les restes, l’odeur du crottin de cheval, l’odeur de tous ces gens confinés dans des espaces trop étroits. Tout ça mêlé au parfum de la mer, ça, c’était nouveau. Ce qui était nouveau aussi, c’était que les rues qui serpentaient entre les maisons trop serrées allaient dans toutes les directions en trois dimensions. La mule peinait, pauvre animal du plat pays qui est le mien. Quand je levais les yeux vers la falaise je voyais un tas de petites grottes. Dans certaines, pas vraiment des grottes, plutôt de petits enfoncements peu profonds, on distinguait des statues habillées de couleur vive. Le visage et les mains avaient l’air très blanches, elles avaient dû être taillées dans le calcaire d’ici. Chez nous, on préfère fabriquer des effigies de l’Incarnée en argile. On n’a pas tant de pierre, déjà, mais surtout ça nous paraît plus logique pour une Déesse qui s’est pétrie dans la même terre que nous.
On a passé la seconde enceinte, celle qui mène au Pavillon. Comme on passait un corps de garde j’ai entendu un genre de raclement et un mouvement dans le coin de mon œil m’a fait tourner la tête. Pas de doute : il y avait quelqu’un dans ce creux taillé dans la pierre en face du corps de garde, dans un espace si étroit qu’on eût peut-être même pas pu y mettre une statue de la Déesse. L’espace était clos par une grille d’acier qui faisait toute la largeur de la cellule, si bien qu’il était impossible pour son habitante ou habitant d’échapper au regard.
– C’est un exemple, fit la voix de la Sœur au-dessus de moi.
Ce fut tout, mais ce fut assez. La personne qui se trouvait emprisonnée là était exposée à la vue de toutes celles qui traversaient le rempart. J’étais dûment impressionnée. Dégoûtée aussi. Comment ces femmes si parfaites pouvaient-elles traiter ainsi d’autres êtres humains ? Il y avait forcément une autre solution.
Mais la Consœurie n’était pas que châtiment. J’étais plus impressionnée encore par la haute salle aux vitraux immenses dans laquelle on nous a accueillies. J’en avais entendu parler, je savais qu’ils retraçaient l’histoire de la Déesse et des premières Femmes. Je savais aussi que c’était des Sœurs qui les avaient fabriquées, de grandes artisanes. De toute façon les Sœurs sont talentueuses dans tous les métiers qu’elles choisissent. Est-ce que j’allais vraiment être à la hauteur ?
– Bon retour parmi nous, Sœur Val. Bienvenue, petite novice.
Je m’étais attendue à ce que toutes les Sœurs soient vêtues de cette sobre tenue brune qu’elles arboraient en mission à l’extérieur, comme celle de Sœur Val qui était venue me chercher. Comme celle de Sœur Amys. Mais celle-là était couverte d’une soie grenat que n’aurait pas dédaigné une reine. Elle chatoyait particulièrement à la lumière filtrée par les vitraux blancs.
– Merci, dame Sœur, j’ai dit d’une voix timide. Votre habit est magnifique.
Je sais bien que je n’étais pas censée faire un tel commentaire dans cet instant cérémonieux. Mais j’ai appris une chose avec les adultes : elles adorent quand les enfants se montrent ingénument honnêtes surtout si c’est pour les admirer. Dans ce cas elles vous pardonnent tout et même, vous marquez des points. Ça n’a pas raté cette fois. Tout le monde a souri avec cette expression un brin ennuyée mais surtout attendrie que je connaissais bien.
– Merci. C’est mon métier de faire ces habits de soie. Tu n’as plus besoin de m’appeler dame Sœur, désormais : Sœur suffira. Et tu peux me tutoyer, les Sœurs se tutoient toutes. Tu seras bientôt l’une des nôtres. Ta marraine a eu quelques délais avec sa mission mais elle sera de retour dès demain pour commencer ton initiation.
– Ma marraine…
– Sœur Amys, confirma la dame de soie avec un sourire entendu. Elle a demandé tout exprès à t’avoir comme filleule.
Elle a demandé tout exprès à t’avoir comme filleule. Je me répétais ces mots inlassablement, les faisait chanter dans mon cœur depuis la veille. D’excitation, je battais du pied en attendant ma marraine au rythme de ces mots de miel. Elle avait donc bien vu une promesse en moi, quand j’étais venue la voir pour lui dire qu’elle me donnait envie de rejoindre la Consœurie. Tellement de gens ne prennent pas ce genre de propos au sérieux chez les enfants, qui sont réputées papillonner d’une idée à l’autre. Mais pas Sœur Amys. Elle avait compris qu’elle avait gravé ce désir au fer rouge dans mon âme. Comment aurait-il pu en être autrement, quand on la voyait ? Elle était si élégante dans ses manières, si sûre d’elle dans tout ce qu’elle faisait, elle semblait tout savoir, ou saisir si vite que c’est comme si elle savait déjà. Elle paraissait de ces personnes qui ne savent même pas trébucher. J’avais peur de m’être ridiculisé tant de fois devant elle, moi qui suis si maladroite. Dont on dit que je suis si lente. Voire stupide.
« Tu n’es pas du tout stupide, au contraire. Tu apprends différemment, voilà tout. Si tu le veux vraiment, tu sauras tout aussi bien que moi, mieux même. »
Personne ne m’avait jamais parlé ainsi auparavant. Avec elle, j’allais devenir quelqu’un de bien, quelqu’un de digne d’elle.
Au moment où je me formulais cette pensée, elle apparut.
– Petite Sœur.
Cette voix ! L’Incarnée ne devait pas en avoir une plus mélodieuse. Ni avoir plus de grâce sur son visage, plus d’aura quand le soleil venait accrocher ses cheveux bruns-roux. Depuis que j’avais rencontrée, je n’ai jamais pu imaginer la Déesse autrement que sous les traits de Sœur Amys.
– Dame Sœur !
Elle a ouvert les bras et je m’y suis précipitée. Je n’étais qu’une enfant, après tout : qui aurait pu voir autre chose que de l’innocence dans la manière dont je me pressais contre son corps souple ?
Puis tout fut gâché.
– Pff, la fayote.
Je me suis écartée de Sœur Amys comme si je m’étais brûlée. Derrière elle est apparu un visage de fouine, le nez plissé.
– Pas de ça ici, a rabroué mon adorée. Excuse-toi et tends-lui la main.
La grimace de la fouine s’est accentué, mais elle a plié et tendu à contrecœur une petite menotte. Elle devait avoir un ou deux ans de moins que moi.
– …’solée.
J’avais envie de la taper pour avoir gâté mes retrouvailles avec sœur Amys, pour la faire partir. Mais je savais que ça n’aurait pas plu à ma mentore, qui me regardait avec expectative. Impossible de la décevoir maintenant. J’ai pris sur moi et serré brièvement la main molle.
– Voici Elda. Elle est novice, elle aussi et vous allez prendre vos leçons ensemble.
J’étais cruellement déçue. Il allait donc falloir que je partage mon Amys avec cette fouine ? J’étais cependant disposée à faire des efforts pour plaire à mon instructrice. Tandis que la Sœur nous entraînait dans une salle pour la première leçon, j’ai tenté un sourire à ma comparse. La fouine m’a tiré la langue. Quelle garce, celle-là !
Annotations
Versions