Trop tard
La théière était lourde entre ses mains, même vide. Isée versa l’eau bouillante sur les feuilles avec lenteur, en essayant de ne pas trembler. Elle savait que sa tante remarquerait le moindre débordement, la moindre trace sur la porcelaine. Elle avait frotté deux fois les tasses pour s’en assurer.
Elle attendit que l’infusion prenne la teinte exacte — pas trop pâle, pas trop sombre. Elle approcha la soucoupe du nez : le parfum était net, sans amertume. Tant mieux. Il y avait peu de chances que cela suffise.
La pendule du salon égrenait les secondes, plus vite qu’il ne semblait possible. Isée arrangea le plateau : théière, tasses, pot à sucre, cuillère à long manche, chiffon plié en deux. Une serviette pour sa tante, pas pour elle.
Elle posa le plateau sur la table basse, ajusta le col de sa chemise, se recoiffa sans miroir. Ses doigts sentaient encore le savon à la rose. Elle inspira profondément, redressa les épaules, et entra.
Tante Calliane était déjà installée dans le fauteuil près de la fenêtre, comme à chaque fois. Robe d’intérieur stricte, cheveux remontés, les lunettes pincées au bout du nez. Elle ne regardait pas dehors. Elle l’attendait.
— Quarante-deux minutes, dit-elle sans lever les yeux.
Isée posa le plateau sur le guéridon, à la bonne distance.
— Je m’en excuse.
— C’est inutile. Tu es désolée chaque jour, et chaque jour tu arrives plus tard.
Isée servit le thé avec précision. Pas une goutte ne déborda, mais le geste n’échappa pas à l’œil de sa tante, qui ne fit pourtant aucun commentaire. Ce silence-là n’était jamais bon signe.
— Tu as refait cette coiffure ? Je te l’avais déconseillée.
— Oui, ma tante. Pardon.
— Ton crâne est trop plat pour une raie au milieu. Et ces boucles te vieillissent. Tu as l’air d’une domestique de théâtre. Mais peut-être est-ce ce que tu veux paraître.
Isée hocha la tête. Elle n’osa pas demander si elle devait aller se recoiffer. Elle savait déjà que la réponse serait non — qu’il était trop tard, et que c’était précisément ce qu’on lui reprochait.
— Assieds-toi, au moins, dit Calliane après un long silence.
Elle s’exécuta, droite sur le bord de la chaise, les mains sur les genoux. Elle croisa le regard de sa tante, brève collision.
— Tu ne dis rien ? Tu ne demandes pas si je vais bien ?
— Est-ce que vous allez bien, ma tante ?
— Ce genre de question ne compte que lorsqu’il vient d’une attention sincère.
Elle but une gorgée de thé, reposa la tasse dans un tintement bref.
— Trop chaud.
— Je peux le changer, si vous voulez.
— Tu crois vraiment que j’ai envie que tu retournes dans la cuisine pour faire encore plus attendre une vieille femme esseulée ? Non, bien sûr que non. Bois le tien. Il doit déjà être froid, comme toujours.
Isée baissa les yeux. Elle ne savait jamais s’il valait mieux répondre, ou rester muette.
— Tu penses que je suis méchante.
— Non, ma tante.
— Ne mens pas. Je lis dans ton cou. Tu crispes les mâchoires. C’est très laid, cette manière de te défendre en silence.
Elle s’enfonça dans son fauteuil, rabattit un pan de sa robe sur ses genoux.
— Tu crois que je t’ai prise ici pour te malmener ? Tu te dis peut-être que je suis jalouse de ta jeunesse, de ta peau sans taches, de tes mains qui ne tremblent pas ? Que je me venge ? Tu te trompes.
Isée ne répondit pas. Le thé était tiède, en effet, mais elle le but lentement.
— Si tu savais comme c’est long, une maison vide. Comme c’est long, après l’heure du déjeuner, de n’avoir personne à qui parler jusqu’au soir. Tu comprends ça, Isée ?
— Je comprends.
— Non. Tu crois comprendre. C’est différent.
Isée leva les yeux, par réflexe. Elle rencontra un regard qu’elle ne connaissait pas. Quelque chose d’usé. D’éteint.
— Ton père a toujours été égoïste. Tu lui ressembles trop, parfois. Il avait cette façon de croire que tout lui serait pardonné parce qu’il savait baisser les yeux au bon moment.
Elle acquiesça, lentement. Elle s’était souvent fait la remarque.
— Mais je l’ai aidé quand même, dit Calliane.
— Je sais.
— Je n’ai pas eu d’enfant, Isée. Pas de compagnon. Rien. Seulement un nom et de la patience. Je ne te demande pas de me remercier. Mais j’attends un peu mieux que ces airs résignés.
Isée chercha une phrase. Aucune ne vint. Elle vida sa tasse.
— Tu pourrais au moins sourire. Pas pour me faire plaisir. Pour apprendre à ne pas toujours te regarder vivre.
Elle obéit. Un sourire mince, maladroit.
Calliane détourna les yeux.
— Trop tard.
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