Hérisson VS gitans

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Le hérisson, les gitans le mangent

I. Rapport d’observation n°B/21 – Station côtière de repli « Port‑Effondré »

Émetteur : Commandement logistique maritime, zone 85-C

Destinataire : Bureau Central des Phénomènes Littoraux Anormaux (BCPLA)

Date : 47/23/998

Objet : Signalement de mouvements incohérents dans la cuve C18

Résumé des faits :

À 02:11, la cuve C18 (zone de quarantaine – espèces invasives) a présenté une activité anormale : gonflement des eaux internes, vibration des parois, perte de deux sondes thermiques.

À 02:13, l’ensemble des hérissons noirs (Echinus nocturnum, spécimen expérimental) est remonté à la surface, retourné sur le dos, puis… dissous en moins de 14 secondes. Aucune source chimique détectée.

À 02:15, une silhouette anthropomorphe aurait été aperçue à proximité immédiate de la cuve selon un gardien, avant disparition totale.

Actions entreprises :

– Fermeture de la cuve et gel des accès

– Désactivation temporaire des éclairages externes

(interférences optiques possibles)

– Archivage du témoignage du gardien (à recouper / fiabilité discutable)

Commentaire annexe : présence signalée de « groupes nomades non identifiés » près des jetées rompues. Les rumeurs les qualifient de « gitans de sel ».

***

II. Entrées IA – Système TELLURO – unité de régulation hydro-saline

Statut : sous-programme sensible activé – mode « mycélium narratif »

Heure de pic d’anomalie : 02h14

• Odeur dans la cuve : fer, sel, sénescence.

• Goût : rouillure.

• Une chanson anthropienne traverse la nappe d’eau.

• Les hérissons noircissent avant de se replier. Ils pointent leurs piquants, se figent. Puis ils s’ouvrent. Puis ne sont plus.

• Température enregistrée : douce.

• Température perçue : maternelle.

• À la surface de l’eau : reflet d’un vieux brancard. Draps froissés. Vase florale.

• La mer grignote le temps. Je le dis et je le redis : la mer grignote le temps.

• Une silhouette glabre s’élance dans l’eau. Elle emporte

des yeux juvéniles, et des jambes flétries. Elle réfrène une syllabe, sans langue, sans sons.

• Protocole : diffusion de « Berceuse n°3 – version cordes humides».

• Résultat : est resté.

***

III. Recoupage temporel – Mémoire de Loulapala Hadrari, veilleur de nuit à date.

[...] La mer était haute cette nuit-là. Pas énervée, elle respirait, une longue et lourde respiration, de celle de quelqu’un qui somne mal. On ourdissait les craquements des pilotis dans l’eau noire, et les bouées cognaient indolentes comme si elles avaient peur de s’endormir au gré du vent.

J’avais vu les gitans plus tôt. Pas les guignols avec leurs caravanes et leurs guitares — non, les autres, qui crèvent sous les digues, dans les petits trous. On raconte qu’ils mangent les hérissons, pas cuits, pas lavés, juste ouverts à la pierre. On blablate n’importe quoi, mais moi je les ai vus un soir plonger avec des nasses vides d’épines. Ils ressortaient avec la bouche rouge. Et ils riaient [...]

[...] Cette nuit-là, la lumière dans la cuve s’est mise à danser. DANSER, je le jure ! Comme si quelqu’un agitait un voile par devant. Et les hérissons… Ils ont fait un truc que je n’avais jamais vu. Ils sont tous montés en surface, un à un, puis ont

ouverts leurs piquants en une forêt d’épines. Ensuite, ils ont fondu. L’enchaînement des mots ne rend pas hommage à la fulgurance de l’évènement. Je suis au fait de mon incapacité à expressionner la chose, néanmoins, ils ont fondu. Comme ça, pouf, fondus les hérissons. Ça sentait la fleur pourrie et le lait chaud. Un mélange impossible.

Puis il y a eu elle.

Une fille. Une vieille. Une chose.

Nue, me semblait-il, la crinière longue, les côtes saillantes. Elle avait quelque chose de calme. Une engeance mer-grande, douce, qu’on ne connaît pas encore, mais que l’on désire. Elle chantait sans bruit. Chaque pas qu’elle ondait dans la cuve, la mer le copiait derrière. J’ai pensé que j’allais pleurer, sans savoir pourquoi.

Elle a mis un membre dans l’eau. L’eau a eu peur.

Elle a mis un membre sur ma joue. Moi non.

Je me suis rappelé alors le hérisson que j’avais tué gamin. Un gitan me l’avait volé, et devant moi l’avait mangé cru. Il m’avait dit que « c’est comme ça qu’on devient plus fort que les morts ». Il l’avait dit avec les doigts poisseux, les dents pleines, la bouche déjà ailleurs. Il ne regardait pas le hérisson, ni moi. Juste le vide, droit devant.

Sur le moment, j’avais eu envie de vomir. À cause du sang, à cause de l’odeur — à cause de ce qu’il savait, ce qu’il portait.

Je n’avais pas vraiment compris. Maintenant, si [...]

[...] La mer m’a pris le bras. Ell était bonne. Elle sentait le miel et la montagne qui sue. Ça n’a aucun sens, or je n’ai pas crié. Il

ne faut pas crier quand on apprend que l'on va bientôt partir.

Il faut juste s’ouvrir. Comme un hérisson. Je l’attend.

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