L’aigle et le corbeau

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Mahaut, inerte, avait le goût de la boue et du sang dans la bouche. Dans sa côte, le carreau d'arbalète répandait une douleur sourde qui pulsait en vagues à travers tout son corps. Les hennissements de Brunel, emmené par les bandits, résonnaient au loin.

Elle perdit connaissance.

Elle se réveilla allongée sur une paillasse, dans une pièce enfumée par les vapeurs d'un bouillon aromatique. A travers un linge tendu à une petite fenêtre, filtrait la lumière jaune de fin d'après-midi. Sa blessure la lançait toujours, mais elle avait été bandée, et elle sentait contre sa peau la fraîcheur d'un cataplasme.

– Ah, vous êtes réveillée. Ne vous levez pas tout de suite, votre blessure risque de se rouvrir.

C'était une voix féminine, qui semblait venir de l’autre bout de la pièce.

– Mon cheval, ils ont pris mon cheval.

– Et à l'heure qu'il est ils sont sans doute partis loin avec, et vous ne les retrouverez pas dans cet état. Reposez-vous.

– Non, je ne puis.

Mahaut se redressa, et grimaça de douleur. Elle resta un instant haletante, assise sur sa paillasse.

– Tête de mule, hein.

La femme entra dans son champ de vision, une bassine d'eau sous le bras. Elle avait l'air un peu plus jeune que Mahaut, peut-être la trentaine. Ses cheveux bruns étaient retenus en une longue tresse qui coulait sur son épaule comme un serpent. Son visage était doux mais ses yeux étaient durs, et portaient sur la blessée un regard courroucé.

– Rallongez-vous, vous êtes toute contractée.

Elle s’exécuta, reconnaissant qu’elle était pour l’instant invalide, et la femme entreprit de lui défaire son bandage pour changer le cataplasme. Ses gestes étaient doux sur la peau sensible en pleine cicatrisation, et la chaleur de ses mains était agréable. Alors qu’elle se penchait sur Mahaut, sa tresse vint lui chatouiller le bassin. Mahaut se crispa légèrement, et la femme retint sa main.

– Vous ai-je fait mal?

– Non point, je… non, tout va bien.

Elle lui jeta un regard interrogateur et repris son oeuvre, lavant la plaie à l’eau claire. Elle s’appelait Iselda, elle habitait dans la forêt, et semblait vivre seule. Mahaut lui raconta ce qui s’était passé, que ces pourceaux de bandits lui avaient tout pris, ses affaires, ses armes et surtout son Brunel.

– Je ne peux pas le perdre. C’est un vieux canasson, mais c’était le cheval de mon père, et c’est le seul qui nous reste. Je me damnerai plutôt que le laisser aux mains de brigands.

Iselda soupira, et resta un temps pensive. Son regard s’attarda sur le visage de l’inconnue qu’elle avait trouvée étendue sur la route, ramenée chez elle et couchée dans son lit. Mahaut avait des traits taillés au burin, et une expression martiale et tendue peut-être exacerbée par la douleur que lui infligeait sa blessure. Elle était de stature grande et forte, et Iselda avait bien peiné à la ramener jusqu’à sa cabane. Les muscles de son abdomen étaient secs et saillants, et Iselda se retint d’en tracer le contour de ses doigts alors qu’elle réfléchissait.

– Fort bien, dit-elle doucement. Je vais récupérer votre Brunel.

– Certainement pas, je…

Mahaut tenta de se redresser, mais Iselda posa sa main sur son épaule, pour la maintenir allongée.

– Certainement rien. Je connais bien ces bois, et je sais où campent les bandits qui y sévissent. Ils iront certainement le vendre demain au marché de Malzieu, alors il faut faire vite. Faites-moi confiance, ajouta-t-elle avec un sourire, je vis ici depuis longtemps et je sais ce que je fais.

***

Iselda se faufilait dans le noir à travers les fourrés. “Faites-moi confiance” avait-elle dit. La vérité, c’est qu’elle s’était sans doute un peu enhardie, mais le désespoir dans les yeux de Mahaut à l’idée de perdre son cheval avait eu raison de son pragmatisme. Idiote. Si elle avait survécu tout ce temps, seule entourée de loups et de vagabonds, c’était en prenant ses gardes et en sachant rester à l’écart. Ah, mieux valait ne pas penser à tout ça.

Elle sauta au-dessus d’un petit ruisseau, dont les eaux noires reflétaient la lumière de la lune. Au même moment, Mahaut devait dormir profondément, assoupie par la tisane de pavot qu’elle lui avait servie.

Elle aperçu à travers les troncs les lueurs d’un feu, et entendit des éclats de rires masculins. Les brigands, qui se sentaient en sécurité au plein cœur de la forêt, ne tentaient pas de se faire discrets. Elle s’approcha. C’était là, en bas d’une petite falaise, que les bandits avaient posé leur camp.

Ils étaient trois. Iselda en reconnaissait deux, qu’elle avait déjà aperçu dans la forêt. Un grand rouquin au nez éclaté et aux oreilles décollées, et un vieux à la barbe hirsute qui, croyait-elle, se faisait appeler Croche. Le troisième lui tournait le dos. Au pied de la falaise, le cheval, dont la robe noire se fondait dans la nuit, avait été attaché à un tronc.

Elle ne prêta pas attention à aux discussions avinées des brigands, et banda discrètement son arc, encochant une flèche tandis qu’elle en retenait deux autres dans sa main. Il faudrait être rapide et précise. Ces hommes étaient des voleurs et des agresseurs, pire que des animaux. Elle inspira lentement, imagina face à elle une harde de sangliers, et décocha son tir. Puis un second. Puis un troisième.

Le vieux et le roux s’effondrèrent dans des gargouillements sanguinolents. L’autre poussa un cri, se releva et se retourna vivement. Son visage juvénile frappa Iselda, il ne devait avoir que vingt ans, et une barbe duveteuse couvrait son menton. Il dégaina une courte lame et se jeta sur elle. Iselda lacha son arc, tenta de saisir sa propre dague, mais trébucha sur une racine. L’homme tomba sur elle. Ses mouvements étaient maladroits, sa respiration haletante, et il crachait du sang qui se répandait sur le visage et les vêtements d’Iselda. Elle tentait comme elle pouvait de retenir son bras, mais la force du bandit était décuplée par la rage et par la haine. Alors qu’elle perdait espoir, un bruit sourd retentit, et le corps de son agresseur fut traversé d’une lourde onde de choc, avant de retomber inerte. Elle le poussa sur le côté, et à la lumière de la lune, elle reconnut la silhouette de Mahaut. Celle-ci aussitôt porta sa main à sa côte dans un grognement.

Iselda se précipita pour la soutenir. Comment l’avait-elle retrouvée ? Elle avait dû la suivre à travers toute la forêt. Elle allongea Mahaut dans l’herbe près du feu. Sa peau luisait de sueur, ses yeux étaient enflammés. A la faveur du noir-obscur des flammes crépitantes, ses traits sculptés lui donnaient l’air d’une déesse antique et païenne. Iselda eut voulu embrasser ses lèvres, ses joues et son cou.

– Brunel…

Ah oui, le cheval. Elle se leva, et partit défaire le nœud qui l’attachait à l’arbre. Il s’ébroua, et partit rejoindre sa maîtresse dont il se mit à lécher la main. Celle-ci leva faiblement le bras pour lui flatter l’encolure. Elle se tourna vers Iselda.

– Merci. Vous êtes… un ange.

Iselda sourit, et aida Mahaut à se relever. Alors qu’elle l’aidait à monter sur la croupe du cheval, celle-ci prit son visage dans ses mains brûlantes et l’embrassa; ses lèvres salées de sueur et de larmes. Elles restèrent enlacée longtemps, le souffle de chacune dans le cou de l’autre, puis Iselda dit d’une voix douce:

– Rentrons.

Une fois Mahaut en selle, elle saisit les rennes de Brunel et les guida tous les trois jusqu’à la maison.

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