Jeudi
Jeudi arrivait comme un anniversaire à chaque semaine parce qu'on se disait tous c'est jeudi dernier que, et puis c'est il y a deux jeudis que, et trois jeudis, et quatre, et un mois plus tard rien n'avait changé et on restait tous pris dans l'aller-retour entre jeudi et non-jeudi, la différence probablement imaginée entre le reste de la semaine et ce jour auquel on accordait des propriétés spéciales, même si on n'osait pas le dire, jeudi ça signifiait l'air plus lourd, peut-être, le soleil qui scintillait plus flou que d'habitude, le silence encore plus silence. Et l'attente d'un orage qui ne venait pas, qu'aucun nuage n'annonçait encore, mais le seul signe absent qu'on osait invoquer, j'espère qu'il pleut bientôt, un vrai bon orage, comme si le déchirement du ciel signifierait aussi le déchirement de cette nouvelle réalité qu'on ne comprenait pas, avec laquelle personne ne savait comment vivre.
Quatre jeudis avant que je ne me remette à sortir. Le temps d'arriver à la fin des boîtes de conserve stockées à la cave où je descendais sans allumer la lumière, à la fin des disques de voix rauques sur guitare gémissantes oubliés par ma mère, peut-être ma tante, après lesquels il n'y avait plus que la réalisation qu'il fallait parler à quelqu'un, dire des mots à voix haute. Quatre jeudis avant : le vélo d'adolescence grinçant dans les rues vides, l'effort de garder son équilibre au-dessus du cadre trop petit. L'odeur du goudron réveillé par la chaleur qui ne faisait que monter. Pas d'orage. Pas de nuage, juste le soleil très nu, l'horizon qui s'étirait très loin entre les maisons et qu'on essayait, pour l'instant, de ne pas regarder directement – comme rester barricadé dans la maison de vacances pendant un mois, nier la réalité en espérant que ça permettrait, je ne sais pas, revenir en arrière avant la réalité, accélérer pour se projeter dans le futur après, et je ne regardais pas l'horizon, et je me concentrais sur la blancheur alignée clignotante sous la roue avant, la sueur qui dégoulinait dans ma nuque, les poings serrés trop fort autour du guidon – la blancheur des phalanges.
Je suis arrivé au bar, peut-être, bistrot, café, comment appelaient-ils celui-là ici déjà, là où on retrouvait les mêmes vestes de tweed usé posées sur toute une série d'épaules tordues dos à la porte, et une odeur de graillon constante alors que l'établissement ne proposait rien de fris, et les tables qui collaient et qui dissuadaient de poser les coudes dessus. Le vélo enjambé, sans tomber. Se battre avec la chaîne et le cadenas quelques secondes avant d'abandonner et de le laisser simplement appuyé contre le mur, tant pis, qui me le volerait ici, maintenant qu'il n'y avait plus nulle part où aller, et même si, rentrer à pied, tant pis.
Je m'étais levé trop vite. Le léger vertige sur les premiers pas, pendant que je passais la porte et son carillon.
Le bar était presque vide et on n'aurait pas su dire si c'était habituel ou non pour la saison, pour l'heure, qui m'échappait depuis quelques jours, parce que les horloges aussi, soigneusement évitées du regard, mais ça devait être entre dix et dix-sept heures, cette longue plage de soleil d'été qui ne cillait pas, frappait avec la même régularité pendant si longtemps qu'on pensait ne jamais revoir la nuit. J'avais faim, mais ça ne voulait rien dire, je ne mangeais plus à heure fixe depuis un certain temps. Le bar. Avec toute son étroitesse et sa désertion et sa grisaille, étrange pour le soleil très clair qui tombait sur tout, sinon, le bar qui me rappelait l'avant, d'autres bars, d'autres entrées moins solitaires, déjà titubantes, les voix familières qui s'étaient un jour accrochées à la mienne, échos d'écho.
Une ville qui avait été un peu plus à moi.
Ici, personne n'a tourné la tête quand j'étais entré.
J'ai essayé de ravaler le nœud qui commençait déjà à se former dans ma gorge. Plus faim, plus soif, tout d'un coup, je voulais simplement sortir.
Et puis, du coin de l'œil, apercevoir au fond de la pièce silencieuse un foulard vert quadrillé, sous lequel une tête qui se lève avant que je l'appelle, qui me voit aussi, et, Camille qui me reconnaît.
On est arrivé chez elle après trente minutes de marche, le vélo poussé grinçant sur tout le trajet. Le soleil comme une gifle, l'instant de l'impact cuisant et neuf étiré pour toujours, mais toujours neuf, toujours se dire le soleil tape fort comme si c'était la première fois qu'on le pensait. Camille qui ne disait pas grand-chose, mais Camille avait le silence facile, confortable, et on avait moins l'envie de chercher à le remplir à tout prix, et j'ai seulement suivi son pas tranquille, son foulard très vert, plus vert que les champs immobiles – pas de vent. Pas de nuage. Le ciel très bleu qui semblait sur le point d'effacer le bord de nos silhouettes.
Tu penses qu'il va bientôt pleuvoir ? j'ai fini par dire.
Camille a haussé les épaules.
Elle a ouvert sa porte qui n'avait pas été verrouillée en un seul enchaînement de gestes fluides, habitués, une main qui carresse le bois blanc avant de le lâcher, me faire signe d'entrer. L'ombre de sa maison comme plonger sous la surface de l'eau réchauffée par le soleil et arriver à une autre liquidité plus dense, plus fraîche. Quelques minutes pour habituer ses yeux à l'obscurité.
Je ne savais pas que tu étais encore ici, a-t-elle dit.
Où est-ce que je serai allé ?
Silence. Des bruits de vaisselle dans la cuisine pendant que je retirais mes chaussures – Camille qui n'aimait pas la poussière. Sa voix qui est revenue un peu étouffée, adressée au mur, mais poussée plus forte pour être sûre que je l'entende tout de même.
Je ne sais pas. Des gens se sont mis en route, chercher à voir jusqu'où ça allait. Certains sont déjà revenus. Pas tous. Mais je pensais que tu serais aussi parti.
Je n'ai pas su quoi répondre. Presque la colère qu'elle parle de ça. Presque envie de se venger. Et toi, alors, tu peux parler, toi aussi tu restes, toi non plus tu n'as pas bougé ton cul depuis que c'est arrivé. Mais bien sûr ce n'était pas la même chose. Alors j'ai bu le verre d'eau qu'elle m'avait amené en silence – l'odeur un peu rance de la vaisselle mal séchée, les dessous-de-verre en dentelle jaunie, mes doigts qui tapaient encore le rythme du chanteur folk de chez moi contre la chambranle, Camille, tranquille, immobile. Quelque part dans un coin du salon, encore invisible depuis la cuisine, le volume bas et étouffé d'une télévision.
Camille a remarqué mon regard qui tentait de percer le mur et a dit, on n'a plus l'antenne juste quelques trucs enregistrés par mes parents, comme si elle était la seule dans ce cas et que c'était encore quelque chose à expliquer, comme si ce n'était pas toute la ville qui était coupée de tout. Pris dans une toile morte, inerte depuis très, très longtemps. Des échos qui se raccrochaient à des échos.
On s'est installés sur le canapé, moi avec mon verre d'eau, elle sa bière, et je n'ai pas eu le cœur de lui dire que je m'étais remis à boire, et je me suis demandé si c'était normal de sa part ne pas redemander après presque trois ans sans se voir, si c'était comme ça qu'il fallait faire, partir du principe que non. La télévision qui murmurait toujours, très, très bas, Camille qui me dit qu'elle pouvait l'éteindre si ça me dérangeait, j'ai fait non de la tête, il aurait fallu se mettre par terre juste devant pour comprendre les mots de toute façon. Il ne restait que regarder l'écran, les couleurs saturées d'un spot publicitaire qui avait l'air d'avoir pris un coup de soleil, voix off enjouée et la bouche rouge qui parle en décalé, quelque chose sur le péché, quelque chose sur Dieu, quelque chose sur une reconstruction, on avait presque envie de rire – on en aurait ri, ailleurs, avant, d'autres potes –, la voix si enjouée et l'enfer, ou la possibilité de l'enfer. Et ça s'est arrêté, et le visage de la femme qui faisait semblant de s'exprimer – le semblant de l'enfer – s'est immobilisé – en grandes lettres blanches juste à côté, le changement est possible et un numéro en petit juste en-dessous, et le sourire en porcelaine, et la chevelure très blonde, le maquillage discret, modeste, juste, cette bouche un peu trop rouge.
Je n'ai pas pu m'empêcher de demander, tu penses que c'était pour ta mère que ?
Camille s'est redressée, comme si je l'avais réveillée.
Ah, je ne sais pas. Je ne regarde pas vraiment, c'est juste, tu sais, bruit de fond.
Réenfoncement dans le canapé au cuir déchiré, la canette qui clignote sous le soleil perçant les rideaux. Tout d'un coup mon verre au fond opaque de calcaire me dégoûtait. Et l'odeur du lac qui était transporté je ne sais pas comment jusqu'à la petite maison blanche – pas de vent – me dégoûtait, et l'idée de ressortir dans la chaleur qui n'allait jamais lâcher la nuque de cette poche de monde dans laquelle elle avait planté les crocs, j'en étais sûr à présent, et de pédaler jusqu'à chez moi de nouveau, arriver collant et salé de sueur, et prendre une douche froide, même si les températures n'étaient pas un problème, j'avais envie de me doucher avec de l'eau brûlante, brûlante, mais ce n'était pas possible dans la petite maison de vacances mal raccordée ou quelque chose du style, ce n'est pas grave, tu ne viens qu'en été m'avait-on dit, et j'avais dit non, oui, ce n'est pas grave.
Je suis désolée, a dit Camille au bout d'un moment. Tranquillement, sans avoir l'air vraiment désolée, mais sincère quand même. La conscience qu'elle ne pouvait pas comprendre, mais ne s'en voulait pour ça.
Ça doit être difficile.
J'ai hoché la tête.
Surtout que tu avais prévu de repartir, quoi, dans deux jours ? À deux jours près. C'est bête.
J'ai hoché la tête.
Ça doit te manquer, dehors.
Là un rire méchant, oui, bien sûr, si c'est encore là, dehors. Et puis après une pause – que Camille n'a pas cherché à remplir, parce qu'elle savait très bien que j'allais ajouter quelque chose : ce qui me rend fou c'est qu'il n'y avait vraiment rien à faire, à part, attendre – attendre et rien d'autre, pendant que d'autres gens – cherchent à faire quelque chose. Mais il n'y a rien à faire. Vraiment rien.
Tu pourrais rejoindre une expédition. Ils ne trouveront rien mais ça pourrait être sympa, c'est comme du scoutisme.
Elle ne me regardait plus. L'envie de lui arracher la canette des mains.
Tu sais, il faut se dire qu'il n'y a rien à comprendre non plus. Pas d'enquête à mener. Ça aide.
Elle m'a raccompagné jusqu'à la porte. Le soleil avait commencé à se coucher et le ciel était turquoise pâle, la petite maison blanche prenant déjà les premiers rayons jaunis. Pas de vent, pas de nuage, la chaise à bascule immobile. Camille qui rattache son foulard vert pendant que j'enjambe le vélo, en bas de ses marches très propres.
Et j'ai hésité une seconde, la possibilité lourde sur ma langue – quelque chose comme écoute, les nuits sont froides, silencieuses, et je ne sais pas combien de temps, et je ne sais pas si toi, mais est-ce que, est-ce que tu penses, peut-être, ensemble, juste pour attendre. Pour passer le temps. Bruit de fond et ne pas devenir fou. Mais elle me regardait partir depuis la véranda, sans tristesse, pas pressée de rentrer non plus. Et j'ai compris qu'elle n'avait pas besoin de ça.
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