Chapitre 17 - Le Noir Marais

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 Au matin, nous traversâmes l’Olsir par la porte sud de la ville et prîmes la direction de Sombre-Gué. La rumeur de l’armée orke nous avait précédés et nous croisâmes de nombreux habitants de la région. Ils avaient jetés leurs plus importantes possessions dans un chariot, dans les fontes d’une mule ou dans leur sac à dos, selon leur statut, et ils tentaient de rallier Brindol pour s’y abriter.

 La journée se déroula sans incident particulier et nous atteignîmes le village comme prévu environ deux heures avant la nuit. La plupart des maisons étaient évacuées ou en passe de l’être. Nous trouvâmes un abri pour la nuit dans une ferme habitée par une sympathique famille de nains qui étaient ravis d’avoir un peu de compagnie et des nouvelles du vaste monde.

 Nous repartîmes au matin, de bonne heure, après un solide petit-déjeuner. Pour ça, les nains savaient y faire.

* *

 Quelques heures plus tard, depuis ma position d’éclaireur, j’aperçus au loin une barricade érigée de façon à bloquer toute traversée du gué suivant. Elle était défendue par un groupe d’orks mais je ne parvins pas à déterminer leur nombre avec certitude car il y avait de nombreux endroits où dissimuler des combattants. D’où sortaient ces orks ? Appartenaient-ils à un groupe détaché de la grande armée et envoyé semer le trouble au sud de Brindol pendant le gros des forces arrivaient par l’est ? Était-ce un parti de maraudeurs des environs qui voulaient profiter de la confusion pour tirer quelques marrons du feu ? Ou peut-être des villageois désireux de se rallier à l’armée de Karak Œil-de-Sang et désireux de voir la région tomber aux mains des orks. Quoi qu’il en soit, c’était des ennuis dans tous les cas.

 Je revins vers les autres pour leur exposer le problème. Compte tenu de la forte position défensive des orks et de leur nombre inconnu, nous décidâmes de contourner l’obstacle et de chercher un autre passage. La manœuvre ne s’avéra guère compliqué pour un adepte éclaireur et la barricade fut bientôt loin derrière nous.

 En fin de journée, alors que je cherchais un emplacement approprié pour y passer la nuit, je découvris un campement ork protégé sur deux côtés par des carcasses de chariots. Je proposai un nouveau contournement mais Gothzul et Thregaz ne voulurent pas en entendre parler. Nos guerriers étaient frustrés d’avoir dû éviter le précédent affrontement et ils insistèrent, cette fois, pour rentrer dans le lard des orks. Bizarrement, mon avis plus mitigé n’emporta pas la majorité.

 Le combat s’engagea bientôt contre la dizaine de combattants établis là. Un instant interdits par le fait d’être attaqués – et par un groupe deux fois moins nombreux – les orks se reprirent rapidement et sortirent leurs armes. La confrontation fut acharnée et Thregaz dut, entre autre, faire face à un terrible serpent hérissé de piques dissimulé sous l’un des chariots. Malgré un affrontement difficile et incertain, notre groupe finit par l’emporter, comme d’habitude. Et ma prestation martiale fut ridicule, comme d’habitude. Au moins avais-je réussi à éviter de trop recevoir, faute de beaucoup donner, et ce n’était déjà pas si mal.

 Dans les restes des chariots, nous découvrîmes les restes d’un chargement d’armes et armures. Il s’agissait manifestement d’un convoi en provenance de Throal, qui avait été pillé quelques temps auparavant. Toutes les armures qui restaient étaient de taille naine et les armes avaient toutes été récupérées par les écorcheurs depuis longtemps.

* *

 Après une nuit de repos calme qui permit au groupe de récupérer d’une partie de ses blessures, nous obliquâmes plein est, vers le Noir Marais. Bientôt, le terrain se fit de moins en moins régulier et progressivement plus humide, voire franchement traître par endroit avec ses tourbières. Les quelques arbres semblaient mourants et leurs branches adoptaient des postures torturées, constellées d’épines de tailles et formes variables. Il y avait aussi une végétation de buissons de ronces, de hautes herbes, de mousses spongieuses et d’arbustes rabougris aux branches rampantes qui avaient le chic pour entraver vos pas. Tout cela dissimulait le sol et l’endroit demandait une vigilance de tous les instants. Mais ce n’était rien d’insurmontable pour un éclaireur un peu chevronné comme moi.

 Le plus difficile était de trouver un chemin qui convienne à nos deux poids lourds. Je ne m’inquiétais pas pour les t’skrangs car tomber dans l’eau, même vaseuse, ne les effrayait pas outre mesure. En revanche, pour nos guerriers bardés de protections et d’armure, c’était une autre paire de manches. Si je n’étudiais pas soigneusement le terrain et sa résistance, cette histoire pouvait vite tourner en eau de boudin et sentir mauvais. D’ailleurs… à propos de sentir mauvais, je remarquai soudain que le coin puait littéralement ! Une odeur de pourriture et de décomposition atroce qui me donnait une seule envie : m’en éloigner. Maîtrisant mon instinct, je poussais plus loin pour savoir ce qui pouvait dégager une odeur aussi horrible.

 Ce relent répugnant avait dû oblitérer mes sens tant la créature qui surgit brusquement me prit par surprise. Avant de comprendre ce qui m’arrivait, je fus projeté à terre et lardé de griffures et de morsures. Je fus heureusement secouru par l’arrivée rapide de Thregaz qui obligea la créature à s’envoler pour ne pas subir ses assauts dévastateurs. Le volatile puant effectua alors des attaques rapides en piqué mais qui n’eurent pas l’efficacité escomptée. Aguerri et bien soutenu par Gothzul et par la magie des t’skrangs, le troll fit bientôt mordre la poussière (plutôt la boue en l’occurence) à la créature.

 Furieux, blessé dans ma chair et dans mon amour-propre d’éclaireur - qui était désormais bien sale - je me lamentai sur mon état et sur celui de ma belle tunique de cuir. Une bestiole aussi dégoûtante ne respectait rien ! Écœuré, je boitillai un peu plus loin pour revenir sur un endroit plus sec et où l’odeur était moins forte. Les guerriers et So’tek inspectèrent la créature pendant que Jeb fouillait le tas de cadavres qui dégageait cette odeur de pourriture. Beurk ! So’tek estima qu’il s’agissait d’un espagra corrompu. S’il y avait des créatures de ce genre dans le marais, il fallait redoubler de prudence.

 Ce fut le moment que choisi l’autre saloperie mentale pour se manifester et se rappeler à mon bon souvenir. Une petite voix plaintive qui se désolait de mon attitude. Elle me demandait un peu plus de collaboration. Il fallait retrouver et lui rapporter l’épée en os qui avait été volée chez Selwyn. Tout mon être se révulsa à ce contact corrupteur et ses fausses promesses. J’envoyai une pensée de refus - accompagnée d’une bordée de jurons – aussi fort que possible. La réaction ne se fit pas attendre et je fus pris d’une migraine violente et de vomissements sanglants. Vu mon état, cela suffit à me faire rapidement perdre connaissance… Rideau !

* *

 Un temps indéterminé plus tard, je repris conscience sur l’épaule de Thregaz. Je lui demandai de me reposer et constatai que je pouvais à peu près marcher, même si j’étais blessé et affaibli. Je m’aperçus alors que nous étions accompagnés d’un petit groupe de sylphelins. Ceux-ci avaient rencontré le groupe et ils nous accompagnaient à leur village. Leur hospitalité ne serait pas du luxe pour moi.

 Les sylphelins sont de petites créatures graciles qui mesurent entre quarante et cinquante centimètres et ne pèsent que quelques kilos. Ils sont dotés d’une double paire d’ailes faites d’une solide membrane iridescente, à l’instar des libellules. Leur peau possède une capacité de mimétisme progressif avec leur environnement. Ainsi, un sylphelin qui séjourne plusieurs mois dans un milieu enneigé verra sa peau prendre une teinte de plus en plus blanche.

 Tout comme les elfes, ils possèdent des oreilles pointues et un système pileux peu développés, hormis pour la chevelure. Ils ont également une longévité étonnante, sans égaler celles des elfes, et peuvent dépasser cent cinquante ans sans réellement donner l’impression de vieillir.

 Au niveau du caractère, les sylphelins peuvent, sans nul doute, être rangés dans la catégorie "facétieux". Curieux, bavard, téméraire, frivole et exubérant, un sylphelin est tout aussi amusant et attachant qu’il est énervant et fatiguant pour les autres races. Toutefois, sous-estimer cette race de donneurs-de-noms ou les considérer comme des simplets serait une grave erreur. Ils disposent de chasseurs discrets et dangereux et d’adeptes aussi compétents que ceux des autres races.

 Pour en avoir fréquenté certains dans ma jeunesse, qui étaient originaires de la cité d’Axalalail, je savais que ce que l’on prend pour de la distraction permanente n’est, en réalité, que leur quasi-impossibilité à se focaliser sur une seule chose. Entre la vigilance nécessaire pour le déplacement aérien, autrement plus compliqué que pour un piéton, leur esprit curieux toujours à la recherche de nouvelles expériences et leur aptitude naturelle à percevoir l’espace astral, la concentration est une chose qu’il ne peuvent que rarement se permettre.

 Nous voyagions donc en compagne de quatre sylphelins et le feu roulant de leurs questions et de leurs remarques frivoles nous fit paraître le parcours très court. La communauté du petit peuple ailé était un charmant village miniature au sein d’une clairière et dont les petites "maisons" étaient édifiées dans les arbres. Pour un peuple ailé peu physique, cela était plus pratique et, surtout, plus sûr au regard des prédateurs de tout poil et toute griffe qui auraient volontiers fait une razzia sur place. Dans ces conditions, hormis une volée de flèches, les prédateurs n’avaient rien à espérer en ces lieux.

 Les habitants, au nombre d’une bonne centaine, nous firent bon accueil. Pour eux, la nouveauté est toujours positive et les surprises toujours bonnes. Notre guide, Hiravud Fier-Grelot nous amena vers une sylpheline assez digne qu’il nous présenta comme étant leur chef, Sellyrie Chant-d’Etoile.

« Bonjour étrangers et bienvenue dans le modeste village du clan Tiri Kitor. Tout d’abord, je tiens à vous remercier d’avoir tué l’espagra. Cette ignoble créature a encore tué l’un des nôtres ce matin. Le pauvre Lanikar n’est plus et, demain, nous célébrerons dignement sa disparition. Ceci étant dit, pourrais-je connaître la raison de votre présence en ces lieux ; les étrangers sont rares en ces contrées.

- Nous nous rendons au lac de Rhem, répondit Jeb, afin de vérifier s’il ne s’y déroule pas des événements étranges.

- Des événements étranges… vous ne croyez pas si bien dire, répondit pensivement la sylpheline. Mais qui êtes-vous et que vous importent ce qui peut se passer en ces lieux reculés ?

- C’est le baron Lemak de Brindol qui nous envoie. En plus, y’avait un dessin bizarre à l’endroit du lac de Rhem sur une carte qu’on a trouvé au Fort Vräss, répondit Gothzul avec sa concision habituelle.

- Le baron de Brindol ? C’est donc que ça doit être important, commenta Sellyrie. À l’origine, Rhem était la capitale d’un ancien royaume humain. Ce royaume, comme les autres, n’a pas survécu au châtiment et un lac recouvre désormais les ruines, hormis les bâtiments les plus hauts qui dépassent à peine le niveau de l’eau. Depuis quelques semaines, des orks et des t’skrangs ont fait leur apparition et se sont installés dans les ruines émergées du lac. Peu après, les espagras et les créatures mauvaises des marais se sont manifestés et se multiplient. Et ils sont de plus en plus agressifs. Tout ceci n’est certainement pas une coïncidence.

- En effet, tout cela ressemble bien aux agissements, directs ou indirects, d’une Horreur tel que nous avons pu le voir ailleurs, commentai-je d’un air songeur. Je pense que cela confirme la nécessité d’aller faire un tour vers ce lac.

- On part quand ? demanda Thregaz.

- Je pense que je vais rester là demain afin de récupérer encore de mes blessures. Puis j’irai faire un repérage du coin avant de revenir vous rechercher.

- Tu veux y aller tout seul ? m’interrogea Gothzul avec un air mi-surpris mi-réprobateur.

- En effet, pour aller jeter un coup d’œil, je serai plus discret.

- Et si tu tombes sur un autre nid d’espagra ? demanda l’ork avec un sourire en coin.

- Dans ce cas, il y a deux possibilités. Soit je le tue, soit vous devrez vous trouver un autre éclaireur.

 Les autres n’étaient pas trop convaincus par mon apparente confiance. Je ne pouvais pas leur en vouloir car je ne m’étais même pas convaincu moi-même. N’empêche que le rappel de l’espagra était un coup bas.

* *

 Le lendemain eut lieu la célébration en l’honneur de Lanikar. Ce fut plutôt une fête en son honneur. L’esprit espiègle et joyeux des sylphelins ne concevait pas une cérémonie funèbre et recueillie. Pour eux, Lanikar avait été un compagnon qui méritait que l’on fasse la fête en son honneur. Notre groupe y prit part de son mieux, hormis So’tek qui ne réussit pas à s’intégrer : les nécromanciens n’étaient pas les bienvenus chez les Tiri Kitor ! Gothzul et Treghaz éclusèrent une partie de l’alcool local. Pour ma part, mes modestes talents musicaux eurent un petit succès.

 Après une nouvelle nuit de repos, j’étais à peu près rétabli et je me mis en route à l’aube, accompagné d’un guide sylphelin. Cela me fit gagner du temps car il connaissait la route et sa vision en hauteur me permettait d’éviter bon nombre de pièges naturels de cet endroit traître. Les talents d’éclaireur sont très utiles mais ne confèrent pas une protection ultime.

 Une fois sur place, dissimulés derrière des buissons d’ajoncs qui dégageaient une odeur de moisi humide, je pus observer les environs et remarquai les deux bâtiments qui dépassaient de l’eau stagnante du lac et les pontons en bois érigés autour d’eux afin d’en faciliter l’accès. Des orks y parvenaient à l’aide de barques camouflées dans des buissons au bord du rivage. Mais les buissons n’avaient aucun secret pour moi. Il y avait sans doute des patrouilles et des guetteurs et il faudrait être vigilant. Le groupe qui surprendrait l’autre aurait un avantage décisif et il valait mieux que ce soit le nôtre.

 Je retournai vers mon petit guide et nous prîmes le chemin du retour.

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