Chapitre 19 - Préparatifs à Brindol
En dépit de nos craintes, Brindol était toujours intacte.
Les portes ouvertes de la grande cité du val laissaient entrer un flot discontinu de réfugiés. Seuls l’accès du nord et l’un des deux accès du sud étaient réservés aux mouvements des patrouilles d’éclaireurs et des troupes. On sentait la fébrilité et la crainte qui animaient ces centaines de gens, même à plusieurs kilomètres de distance.
Le simple énoncé des quelques mots « retour de mission pour le baron Lemak » aux gardes de la porte attribuée aux mouvements militaires suffit à nous éviter de longues heures d’attente. Nous fûmes prestement escortés à la demeure du baron où un officier nous prît en charge.
Celle-ci se présenta comme étant Luriel Lame-Trèfle, lieutenante de la Garde des Lions. Sa taille et sa minceur, la finesse de ses traits et ses grandes oreilles effilées la désignaient comme étant une elfe. Ses longs cheveux blond-roux étaient partiellement attachés en une abondante queue de cheval, mais laissaient de nombreuses mèches libres. Sous son air farouche et professionnel, elle n’était pas désagréable à regarder. Avec un sourire à la place de son air revêche, elle pourrait même être jolie…
Je m’arrachai à la contemplation de l’officier alors que nous arrivions en présence du baron Lemak.
« Ah ! Les aventuriers mercenaires… Alors, quelles nouvelles du sud ? déclara-t-il sans embage.
Je m’avisai que mes compagnons ne répondaient pas et me jetaient des regards appuyés. Il s’avérait donc que j’étais promu porte-parole du groupe. Je m’éclairci la gorge avant d’entamer mon rapport, désireux de bien faire.
- Eh bien, votre seigneurie, la route vers le sud est surveillée par des bandes de maraudeurs orks qui ont édifiés, ici et là, des barricades pour se défendre et contrarier tout déplacement. Nous en avons détruit une au passage.
- Bien ! Mes patrouilles m’ont rapporté ces faits. Poursuivez…
- Nous avons traversé le Noir Marais, occis quelques créatures corrompues et rencontrés le clan sylphelin des Tiri-Kitor qui nous ont réservé bon accueil et assistance.
- C’est vrai qu’il y a un village sylphelin là-bas. Je suis content de voir qu’ils sont toujours là, commenta Lemak. Ensuite ?
- Suite aux conseils des sylphelins, nous nous sommes dirigés vers le lac de Rhem. Dissimulés au sein des rares bâtiments émergeants, des sectaires avaient mis au point une espèce de couveuse pour espagras corrompus. Ces derniers semaient la confusion aux alentours du lac depuis quelques semaines, notamment chez les Tiri-Kitor.
- Des sectaires ? De quel genre ?
- De ceux qui prêchent et qui œuvrent pour finir le boulot des Horreurs. En finir avec le vieux monde pour repartir avec une page blanche et tout le reste.
- Hum ! Je ne m’attendais pas vraiment à cela. Je pensais plutôt que vous trouveriez des agents ou des éclaireurs orks en cheville avec Karak Œil-de-Sang.
- Ce n’est pas exclu, intervint Jeb en s’avançant d’un pas.
- Expliquez-vous, déclara le baron en fronçant ses imposants sourcils.
- Eh bien, il n’est pas impossible que Karak soit allié, volontairement ou pas, avec des sectaires.
- Effectivement… c’est une possibilité… et elle ne m’enchante pas du tout ! Quoi qu’il en soit, vos informations sont intéressantes et vous avez mis fin à la corruption des espagras du lac de Rhem. Vous n’avez donc pas volé votre récompense… avec un petit supplément, ajouta-t-il avec un regard appuyé en direction de Jeb.
- Vous avez toute notre gratitude, votre seigneurie, répondit l’élémentaliste t’skrang en s’inclinant.
Du coin de l’œil, je perçus la moue désapprobatrice de la lieutenante, restée à proximité du siège du baron.
- Pendant que j’y suis, j’ai également quelques informations qui pourraient vous intéresser. Et elles sont gratuites, reprit le baron avec un sourire narquois. L’armée orke est à deux jours de nous et campe actuellement au niveau de la Faille de Nemron. Elle semble attendre quelque chose mais je ne sais pas quoi. Par ailleurs, mes espions m’ont signalé que le commandement de l’armée orke semblait assuré par une trolle et que le leadership de Karak Œil-de-Sang était contesté.
Nous échangeâmes des regards étonnés entre nous.
- Merci pour ces renseignements, votre seigneurie. Nous ne manquerons pas de vous faire parvenir tout renseignement important dont nous aurions connaissance par la suite.
- C’est bien. Vous pouvez aller. Je vous enverrai prochainement Luriel vous apporter la somme convenue pour vos services au lac de Rhem.
- En fait, votre seigneurie, si je peux me permettre, intervins-je, nous avons surtout besoin d’un guérisseur pour notre ami So’tek. Il a été blessé par un espagra corrompu et n’est pas sorti d’affaire.
- Très bien. Luriel va vous accompagner jusqu’à la maison de guérison tenue par une questrice de Garlen. Votre ami sera rapidement pris en charge. En retour, je souhaite vous revoir d’ici dès que vous serez tous guéris. J’ai une autre mission importante à vous confier.
Il eut un regard en direction de son officier à ses côtés et poursuivit :
- Luriel sera désormais votre agent de liaison avec moi. Vous pouvez lui accorder toute confiance. Vous pouvez disposer. »
À voir le regard que nous lança l’officier elfe, la confiance n’était pas réciproque. Toutefois, le choix du baron n’était pas pour me déplaire.
La lieutenante Lame-Trèfle ne nous adressa pas la parole sur la route et nous mena au temple des Passions d’un pas rapide, visiblement décidée de se débarrasser de sa corvée au plus tôt. Sitôt arrivés, elle nous adressa un signe de tête qui équivalait à un au-revoir minimaliste puis disparut en direction du château.
* *
Après avoir confié notre ami nécromancien aux bons soins de Tredora Mechedorée, la questrice orke de Garlen, nous descendîmes à l’auberge de La Wyverne de pierre. Nous y passâmes une première soirée assez morose. Même Gothzul et Thregaz restèrent mesurés dans leur consommation d’alcool, c’était dire leur inquiétude pour So’tek.
La bonne nouvelle vint avec le matin. Notre nécromancien nous rejoignit pour partager avec nous un solide petit déjeuner. Il avait pas mal d’énergie à récupérer et il fit preuve d’un bel appétit. Les soins qu’il avait reçus, ajoutés à une bonne nuit de repos, avaient eu raison de l’infection. J’abordai tout de suite le sujet qui nous taraudait tous.
« Bon, maintenant que nous sommes tous réunis et soignés, je pense qu’il est temps de définir clairement le cap sur ce que nous voulons faire.
- Maraver la face de l’Horreur ! Après notre passage, elle sera encore plus horrible, répondit Thregaz.
- Bien dit ! renchérit Gothzul.
- C’est plus facile à dire qu’à faire. D’autant plus que certains n’ont aucune raison de risquer leur vie pour ça. N’est-ce pas So’tek ? Franchement, personne ne t’en voudra si tu restes en arrière sur ce coup-là, tempérai-je.
- Je sais. Mais nous avons commencé ensemble et nous finirons ensemble. En plus, comment me sentir intégré au groupe si je me mets en retrait à la première difficulté ? C’est décidé je viens.
- D’accord… je ne vais pas te mentir en te disant que je suis soulagé de savoir que tu seras avec nous. Tes connaissances dans ce domaine et tes pouvoirs magiques nous serons d’une précieuse aide.
- Bon, ça y est, c’est fini les parlotes ? On peut fêter le retour de So’tek dignement maintenant ? intervint Thregaz.
- Hein ?! Au petit déjeuner ? sursautai-je
- Y’a pas d’heure pour une bonne mousse ! Aubergiste ! Par ici ! »
Soupir…
* *
En début d’après-midi, nous retournâmes voir le baron Lemak. Comme la dernière fois, nous fûmes pris en charge par Luriel Lame-Trèfle, toujours aussi distante à notre égard.
« Revoilà mes aventuriers mercenaires. Je vois que vous récupérez vite et que vous n’avez pas traîné pour revenir vers moi. Vous avez tant besoin d’argent que cela ?
Cette fois, je pris la parole sans consulter personne puisque je savais ce que les autres attendaient de moi.
- Pas du tout, baron, et je vais vous le prouver. Quelle que soit la mission que vous souhaitez nous confier, je vous informe que nous ne sommes pas disponibles. Nous avons nos propres problèmes à gérer et ceux-ci deviennent urgents.
- Hum… je vois mal ce qui pourrait être plus urgent et important que contribuer à sauver le val d’Olsir, grommela le dirigeant en me jetant un regard noir.
- Je peux, toutefois, vous informer que la résolution de nos ennuis pourrait avoir une répercussion favorable sur ceux du val.
- Là, il va falloir m’en dire un peu plus, répondit l’ork, intrigué.
Je me tournai vers mes compagnons afin de savoir si je pouvais être plus explicite. Ils acquiescèrent mais avec retenue, ce que je pensais pouvoir traduire en « vas-y, mais ne révèle rien qui pourrait nous être préjudiciable ». Je revins face au baron.
- Très bien. Si nous sommes dans le val et que nous avons besoin de notre liberté d’action, c’est pour découvrir une Horreur et tenter de la détruire, révélai-je d’une voix beaucoup plus assurée que je ne l’étais.
- Ha ! Rien que ça ? Une Horreur ? Ça explique un peu mieux cette histoire de sectaires, répondit le baron avec une moue songeuse. Donc, vous n’êtes pas de simples mercenaires mais des chasseurs d’Horreurs ?
- Non. Nous sommes des aventuriers qui avons un compte à régler avec cette Horreur-là.
- Admettons… mais vous n’êtes pas du val ?
- Non, nous venons de Cobbal. Nous avons suivi sa trace jusqu’ici, répondis-je.
Je mêlais volontairement le vrai et le faux : c’était l’Horreur qui nous avait suivis ici et pas l’inverse. Mais je ne voyais aucune raison de lui révéler que nous étions marqués. Je ne voulais pas que le baron nous éjecte de la ville, nous jette aux cachots ou nous fasse exécuter pour éviter les risques.
- Bien… j’avoue être intéressé par votre histoire et un brin impressionné par le chemin parcouru et les dangers que vous affrontez.
Le baron semblait digérer mes informations et chercher à rattacher tout cela à ses propres connaissances. Et, certainement, comment utiliser tout cela à son avantage. Il reprit la parole :
- Je suis conscient que votre mission est hautement dangereuse et qu’elle est importante pour vous. Je vous soutiendrai autant que possible avec les maigres ressources de la ville. Toutefois, je souhaite que vous reveniez à Brindol une fois votre expédition punitive achevée.
- Compte tenu de ce qui nous attend, ce serait fanfaronnerie que faire une telle promesse. Mais je peux vous assurer de notre bonne volonté à l’égard de la ville et de ses habitants, répondis-je avec prudence.
- Hm… je vais me contenter de ça, répondit le baron en me lançant le regard de celui qui n’est pas dupe. Et je vous souhaite bonne chance. Vous pouvez disposer. »
Le baron savait que je ne lui avais pas tout dit, mais il avait eu le bon goût de ne pas nous braquer car il escomptait bien avoir encore recours à nos services.
La lieutenante elfe nous escorta vers la sortie. Je pus lire que le mépris avait disparu de son regard, remplacé par le doute et l’étonnement.
En quittant le palais, je me rendis compte que les autres me laissaient de plus en plus fréquemment le rôle de porte-parole du groupe. Bien qu’intrigué, je me demandais quelle légitimité pouvais-je avoir de parler en leur nom ? Ni plus ni moins que n’importe lequel d’entre nous. Peut-être même moins compte tenu de mon piètre rôle au sein de notre compagnie. Je me sentis néanmoins assez content d’avoir leur confiance et j’allais devoir envisager de développer mes compétences en diplomatie et parlotte si cela se confirmait. S’il fallait faire les choses, autant essayer de les faire bien. J’espérais, cependant, ne pas devenir un futur Roderick.
Je m’avisai de la présence de la lieutenante à mes côtés et cela fit voler mes présentes pensées en éclats. Saisissant l’opportunité, j’entamai la discussion avec l’elfe, en essayant de la faire un peu parler d’elle. Elle fut assez réticente et resta très « service-service » dans un premier temps. Arrivés près de notre auberge, je l’invitai à boire un verre en ma compagnie. Elle me regarda quelques secondes et sembla considérer ma proposition avec étonnement, voir défi. Elle m’informa devoir retourner auprès du baron mais qu’elle repassera me voir une fois son service terminé, un soupçon de sourire au coin des lèvres. Je n’en espérais pas tant.
Quelques heures plus tard, j’étais attablé en sa compagnie, un verre à la main. Mes quatre compagnons étaient installés un peu plus loin et je sentais leurs regards goguenards s’attarder régulièrement dans notre direction. Elle avait ôté sa protection de corps mais était restée en tenue de travail. L’épée, dans son fourreau, était posé sur la table, à portée de main.
« J’avoue être surpris par votre présence, lieutenant.
Je tentai de jouer la carte de la sincérité pour démarrer notre conversation sur des bases posées.
- Je vous rappelle que l’invitation vient de vous, lança-t-elle avec ironie. Espériez-vous que je refuse ?
L’elfe était encore sur ses gardes et la répartie avait fusée. Ce n’était pas gagné…
- Certes, mais, pour être franc, je craignais, en effet, un refus de votre part vu que vous ne semblez pas nous apprécier.
- Votre dernier entretien a apporté de nouveaux éléments qui pourraient modifier mon avis sur votre groupe.
- Et quel était votre premier avis sur nous, si je peux me permettre ?
- J’ai dit que mon avis pourrait changer, pas qu’il avait changé. Pour le moment, je pense encore que vous êtes des mercenaires et que vous profitez de notre situation de détresse pour obtenir des sommes déraisonnables en échange de petits boulots.
Je haussai les sourcils d’étonnement face à l’assertion qu’elle me balançait en face. La franchise était telle qu’elle frisait l’insulte.
- Hm… vous êtes directe, c’est indéniable, commentai-je pour me donner quelques secondes et organiser ma répartie.
- Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis un soldat, pas un commerçant ou un diplomate, répliqua-t-elle sans se départir de son ton acerbe.
Elle semblait en avoir gros contre les mercenaires et la tâche m’apparaissait plus ardue que prévu. Mais baste ! Le défi était des plus intéressants à relever et je voulais absolument voir ce que donnerait un sourire sur ce visage fermé.
- Je comprends… donc, selon vous, nous devrions faire les quatre volontés du baron et risquer nos vies sans aucune rémunération ? tentai-je.
- Je n’ai pas dit cela, mais le baron aura besoin de chaque pièce d’or dans les semaines à venir et la situation nécessite que l’on s’entraide et pas que l’on profite de la situation.
- Je vois… toutefois, permettez-moi de vous rappeler que nous ne sommes pas originaire du Val et que c’est le baron qui a demandé à recourir à nos services. Nous n’avons rien demandé.
- Rien… hormis plusieurs centaines de pièces d’or !
- La somme a été proposée par le baron.
- Mais l’un des t’skrangs a négocié derrière !
La lieutenante répliquait toujours, les yeux brillants d’indignation, souhaitant visiblement me mettre en porte-à-faux.
- C’est normal, il s’agit de nos vies. On nous demande de prendre des risques dans une région que nous ne connaissons pas, face à une menace inconnue et pour aider des gens qui nous sont étrangers. Et j’ajouterai que, ainsi que je l’ai dit au baron, nous avons déjà nos propres problèmes.
- Face à une telle menace, seule l’alliance est de mise, répliqua-t-elle avec une ardeur qui tenait tout autant de la mauvaise foi que de la raison.
- L’alliance ?! Contre qui ? Une horde orke ? Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, votre baron est ork et l’un de mes compagnons d’armes l’est également, ainsi qu’une part non négligeable des gens que vous voulez protéger, répliquai-je en essayant de rester le plus calme possible.
- Ce n’est pas le fait qu’ils soient orks qui me dérange, mais le fait qu’ils souhaitent nous détruire. Ce n’est pas leur race le problème mais leurs intentions. Ils seraient nains, humains ou trolls que ce serait pareil !
- Là-dessus, je suis d’accord avec vous. Au fait, vous savez pourquoi les orks ont été aussi longs à arriver dans le Val ?
- Si j’ai bien compris ce qu’a raconté la chef de la sécurité du Bac de Drelyn, un pont a été détruit juste avant leur arrivée, ce qui les a contraints à un détour.
- Et vous savez qui a réalisé ce sabotage ? poursuivis-je sur un ton neutre.
Elle marqua un silence et me regarda attentivement, soupçonneuse.
- Vous y étiez ?
- Un peu plus que cela même. Les villageois nous ont demandé un coup de main et c’est notre groupe, épaulé par quelques archers de Drelyn, qui vous a procuré quelques précieux jours supplémentaires pour vous préparer.
- Très bien. Vous êtes compétents. Mais il ne s’agit pas de ça.
- En effet, il ne s’agit pas ça… Savez-vous combien nous avons demandé pour ce coup de force ?
Silence de l’elfe.
- Rien, repris-je. Les vilains mercenaires égoïstes ont risqué leurs peaux sans contrepartie autre que permettre au Val d’avoir le temps d’évacuer.
Je réécrivais un peu l’histoire car il n’était guère question de Brindol à ce moment-là, mais elle n’avait pas besoin de le savoir.
- D’accord, d’accord, répondit-elle en levant les mains devant elle en signe d’excuse. Je me suis peut-être méprise à votre sujet. Mais pourquoi alors avoir demandé de l’or au baron si vous n’avez rien demandé au village de Drelyn ? Je suis assez perplexe.
- Lieutenante, vous percevez une solde, je me trompe ?
- Heu… je touche effectivement une solde, mais c’est normal, c’est mon métier, répondit-elle sur la défensive.
- Donc vous êtes payée pour défendre votre foyer, vos amis et votre seigneur. Et vous estimez que des étrangers devraient le faire gratuitement. Expliquez-moi pourquoi, s’il vous plaît ?
- Heu… enfin… pas gratuitement mais ne pas demander des centaines de pièces d’or.
- Là où nous sommes allés, il n’y avait personne pour nous aider ni nous secourir si les choses tournaient mal. Vous pensez vraiment qu’on va faire ça pour une solde de garde ? Vous savez combien coûte une simple potion de soins ?
L’officier me fixa quelques secondes avec une lueur d’hésitation dans le regard. Elle soupira un grand coup puis céda.
- Bon, très bien, je rends les armes. Je comprends mieux votre point de vue. Ça vous va ?
- Ça me va très bien. Nous ne sommes pas des parangons de générosité mais nous ne sommes pas non plus des égoïstes insensibles. Et votre baron avait largement les moyen de nous payer, rassurez-vous.
J’avais réussi à redorer un peu mon blason à ses yeux, il était temps de changer un peu de sujet.
- Bien, et si nous parlions un peu de vous ?
- De moi ?
Elle était encore sur la défensive.
- Hé ! Détendez-vous, ce n’est pas une enquête officielle. J’aimerais juste en savoir un peu plus sur vous et savoir ce qu’il y a derrière ce minois renfrogné.
- Renfrognée, moi ?!
Aïe ! En plus, elle était susceptible.
- Disons que je désespère de vous voir sourire, ajoutai-je un peu plus aimablement et en laissant transparaître un sourire que je voulais contagieux.
- Parce que vous pensez que la situation prête à sourire ? Des centaines de réfugiés arrivent chaque jour et une armée orke marche sur nous pour nous détruire et vous pensez que je pourrais avoir la tête à la bagatelle ? répondit-elle avec véhémence.
- Il faut parfois lâcher un peu prise pour rendre les choses supportables, hasardai-je.
- Peut-être … je vous remercie de votre intérêt à mon encontre. Je ne vous connais pas encore assez pour savoir si je dois en être flattée, ni si c’est personnel ou si vous faites cela avec toutes les filles que vous croisez.
Je n’eus pas le temps de démentir qu’elle reprenait de plus belle.
- Pour faire simple, je suis une ancienne aventurière. J’ai laissé tomber après une mission qui a très mal tournée et j’ai eu besoin de stabilité. Je me suis engagée dans la garde où j’ai rapidement pris du galon. Je me suis attachée à cette région et je donnerais ma vie pour le défendre. Ça vous va ?
- Euh… c’est succinct mais ça donne une base, répondis-je avec prudence.
- Je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfant et je ne suis pas intéressée par les aventures d’un soir, continua-t-elle.
- Je vois…
- Compte tenu de ce qui vous attend, et de votre propre pessimisme dans votre équipée, je ne vous cache pas que je n’ai pas vraiment envie d’en savoir plus sur vous pour le moment. »
Plus moyen de l’arrêter maintenant. Elle ne voulait rien savoir de moi, mais elle avait quand même accepté mon invitation et le verre. J’avais donc, d’une manière ou d’une autre, attiré son attention.
Autant faire court : toutes mes tentatives de drague furent pitoyables. Autant par ma fébrilité face à une femme qui me surclassait vraisemblablement à tous les niveaux que par son attitude désabusée et rigide qui ne me facilitait vraiment pas la tâche. Mais mes efforts n’avaient pas été vains. Avant de nous quitter, elle se pencha vers moi.
« Si vous survivez à votre aventure, et que vous vous souciez encore de Brindol et de moi, j’espère bien que vous reviendrez ici ensuite. Pour vous montrer que je crois tout de même en vous, je vous offre ceci. »
Elle me tendit un objet étrange, semblable à une pierre veinée de vert.
- C’est un charme de sang qui offre une certaine protection contre les maléfices des Horreurs.
- Merci de ce témoignage de confiance… lieutenante. »
Ma main effleura la sienne pendant que je prenais l’objet. Malgré ma répulsion naturelle à l’égard de ce genre d’objet, je dus reconnaître que c’était un beau présent. Et que son offre était sincère si elle tenait à ce que je revienne en vie.
Je n’avais peut-être pas eu ce que je souhaitais, mais je n’avais pas perdu ma soirée.
* *
Au départ de Luriel, j’étais un peu dépité. J’allais partir dans quelques jours pour une expédition dont je ne pensais pas revenir. Les promesses sous-entendues de l’elfe étaient des plus intéressantes mais j’aspirai fortement à des choses plus basiques et sans conséquence, quelques instants de délassement en charmante compagnie après ces semaines difficiles. Un gros câlin qui me console et me rappelle que la vie ce n’est pas que des marais, des espagras puants et des orks belliqueux, des sentiers dangereux et des coups donnés et reçus. Surtout les coups reçus. En un mot comme en cent, j’avais besoin de réconfort maintenant.
Résigné à devoir sans doute payer pour trouver un peu de galante compagnie, je m’arrachai à mes pensées sombres et relevai les yeux. Mes compagnons m’avaient oubliés et attaquaient leur dix-septième tonneau ou quelque chose du genre. Sauf So’tek qui buvait peu et était plongé dans ses grimoires en bout de table, hermétique à toute distraction. Loin de me moquer de ce fait, je me dis que notre salut viendrait peut-être de ses connaissances acquises à une table d’auberge.
L’ambiance était chaude dans l’auberge de la Wiverne ce soir-là. Les clients cherchaient visiblement à oublier les incertitudes du lendemain dans l’alcool et les flirts du soir. J’étais dans le même état d’esprit mais je savais que l’alcool ne me réussissait pas. Quant au flirt…
C’est à ce moment-là que je remarquai la jolie blonde aperçue au Bac de Drelyn, alors que j’étais encore gravement blessé. Cette fois, j’étais en pleine possession de tous mes moyens (c’est-à-dire pas grand-chose) et je me lançai crânement dans sa direction. Je fendis la foule avec détermination, comme l’étrave d’un navire fend les eaux pour atteindre l’île aux trésors. Même si elle était déjà entourée d’un groupe de mâles, avinés pour la plupart, la prestance de ma tunique de cuir et mon appartenance au groupe d’aventuriers qui avaient aidés son village firent la différence. Dix minutes plus tard, la jeune femme, qui se prénommait Carélia, était à mon bras et me suivait à la table que je venais de quitter.
Ma technique de séduction ne fut guère meilleure qu’avec l’officier elfe, mais Carelia n’était pas du tout dans le même état d’esprit. Jeune, un brin naïve et assoiffée d’histoires héroïques, elle n’avait de cesse de poser des questions et voulait tout savoir sur nos aventures. À mes tentatives maladroites pour lui faire comprendre que j’avais d’autres histoires à lui raconter ailleurs, elle ne s’offusqua nullement et même y répondit avec une impatience sans réserve. Une fois dans ma chambre, très intuitive, elle a fait fi de mes hésitations et a rapidement pris les choses en main, me faisant oublier Luriel et même l’Horreur le temps d’un instant sublimé. Effrayés par un futur des plus incertains, nous livrâmes nos corps à des étreintes d’une passion désespérée, bien décidés à suspendre le temps et à lui arracher des moments aussi précieux que fugaces.
Après une nuit qui me fut très réparatrice pour le moral – et nettement moins pour le physique – je rejoignis le reste de la bande. J’eus droit à quelques remarques égrillardes de Gothzul, mais rien de méchant et la plupart semblaient plutôt heureux pour moi. Cela tombait bien car j’étais très heureux pour moi aussi ! Nous revîmes à ce qui nous préoccupait et nous décidâmes de nous accorder une bonne semaine de repos et d’entraînement afin de continuer à développer nos talents d’adeptes en vue de l’affrontement à venir.
Pendant une dizaine de jours, chacun vaqua à ses occupations, seul ou en compagnie d’autres adeptes de sa discipline, lorsqu’il y en avait. La journée était faite d’entraînement et nous retrouvions tous pour le repas du soir. Après le souper, et parfois quelques pas de danse, Carelia et moi montions dans ma chambre pour un tout autre genre d’entraînement.
La jeune femme m’avait placé sur un piédestal. Elle voyait en moi un authentique héros, un homme d’expérience qui survivait à tout et était capable de braver tous les dangers pour revenir chercher sa bien-aimée. Bref, tout ce que je rêvais aussi d’être lors de mes délires champêtres quand j’étais jeune.
Je savais la vérité toute autre mais je ne fis ni ne dis rien qui aurait pu infirmer ce qu’elle pensait. J’avais quelques scrupules à profiter de manière si éhontée de sa naïveté, mais j’avais trop besoin de son adoration sans bornes pour soigner mon ego malmené. Sa tendresse était pour moi la meilleure des armures pour oser aller affronter notre tourmenteur.
Ces dix jours passèrent comme un tourbillon. J’avais affûté mes talents d’armes de mêlée, de vivacité, de déplacement silencieux et d’endurance du mieux que je l’avais pu, compte tenu du délai imparti. J’aurais aimé avoir le temps de passer un cercle dans ma discipline, mais j’avais dû optimiser mes choix et privilégier l’efficacité.
Carelia et moi passâmes le dernier soir en tête à tête. Elle en avait gros sur le cœur de me voir partir. Je ne lui avais pas caché que mes chances de retour étaient minces. D’une part, cela renforçait le rôle de héros tragique que je jouais auprès d’elle. D’autre part, c’était vrai et j’avais le cœur aussi lourd qu’elle. Elle n’était peut-être pas la fille la plus intelligente que j’aie connue, et dans d’autres circonstances je ne m’y serais peut-être pas attardé outre mesure, mais elle était attachante à sa manière. Ce qui m’inquiétait un peu c’est que ses parents, loin de désapprouver cette relation, m’avaient aussi à la bonne. En cas de retour, il faudrait mettre certaines choses au clair et il y aura certainement des larmes. J’espérai qu’il y en aurait aussi en cas de non-retour…
La veille du départ, Luriel était venue m’apprendre qu’elle nous accompagnerait sur un bout du chemin car elle avait un repérage à faire dans le coin de Daoss. Ben voyons… quelle coïncidence ! La ficelle était grosse mais j’accueillis sa déclaration avec une joie mal dissimulée qui lui arracha un demi-sourire. Demi-victoire pour moi.
Nous avions aussi appris que Jorr, le vieil éclaireur qui habitait dans les bois au sud du Bac de Drelyn, serait de la partie. Il nous accompagnerait jusqu’à un certain point et s’occuperait des chevaux en attendant notre retour.
Le jour dit, à l’aube, nous étions fin prêt. Jorr et Luriel nous attendaient. Alors que je m’apprêtais à monter en selle, Carelia jaillit de la porte de l’auberge et me sauta au cou avec moult pleurs et embrassades, me faisant lui promettre d’être prudent, etc., le tout sous le regard amusé des autres. Et sous le regard nettement moins amusé de Luriel Lame-Trèfle. Je parvins à me défaire de l’étreinte de ma blonde amie et à sauter en selle. Ses pleurs m’accompagnèrent un certain temps, ainsi que quelques remords à son encontre.
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