Ne pas
Il ne m’est rien arrivé de bon cette semaine sinon l’acquisition, à une brocante, d’un samovar. Et pour une somme ridicule. C’est qu’en France un appareil aussi exotique atteint des prix indécents. Mais le brocanteur, de son propre aveu, pensait qu’il s’agissait d’une «bouilloire alambiquée» davantage encombrante que précieuse. C’est pourquoi il l’a cédé pour presque rien. Je l’emportai chez moi. Il a trouvé sa place sur la table basse du bow-window. L’arcature des vitres lui ménage un présentoir, un tryptique où se révéle toute la brillance de son inox. J’y ai infusé du thé noir à l’écorce d’orange. Le ronron de la résistance électrique charriait une Russie évoquée dans des romans que pour l’occasion j’ai relus. La semaine s’est achevée là-dessus. Un dimanche tout aussi étale que ne le fut ma semaine. Ce n’est que le lendemain qu’on m’a invité dans une maison de village. Une invitation, c’est rare. Je passe des mois sans qu’il en parvienne une seule. Et puis une maison de village, quelle atmosphère n’y trouve-t-on pas ! Ça regorge d’atmosphères. L’air hivernal que parfume les feux de cheminée, les dîners chez les voisins, la cueillette des champignons, les plats de fromage et les soupes aux haricots. Impossible de travailler, ou même de lire : on digère sans cesse. Et chaque soir s’achève avec son alcool de fruit. La somnolence, les rires, la nuit qui tombe à cinq heures. Une discussion en appelle une autre ; elles forment ensemble un collier d’abrutissement. Le feu assomme la volonté. À vrai dire, la vie paraît conduite par une absence totale de volonté. Qui a jamais choisi autre chose qu’un yaourt ou une bouteille de vin ? Les corps s’humidifient de tisanes, les peaux rougissent au passage du dehors froid aux intérieurs chauffés. Non plus dans un lit on ne parvient à réfléchir, trop occupé au plaisir de sentir son corps réchauffer la couette : phénomène de capillarité thermique dont le déroulement détourne de toute pensée, de tout esprit d’intentionnalité. Le cerveau s’embrume, la logique est ensablée, enrayée. On ne sent que le sang battre à la tempe, la paupière sauter. Aucune pensée en tout cela. Quelle perfection ! Parfois, à quelques heures du dîner, on s’endort à plusieurs sur un gigantesque canapé, comme une portée de renardeaux. À peine l’un d’entre nous verrait-il à ouvrir les yeux qu’on lui proposerait un pâté de tête ou une tarte et, lesté, le voilà reparti pour le sommeil. Ainsi, une semaine passerait plus vite qu’une promenade en forêt. Mais est-on prêt à accepter pareille invitation ? Ne devrait-on pas, plutôt, attendre qu’une nouvelle semaine apporte son lot de platitude ? Sa provision de samovars et de merveilles plus riches qu’aucune expérience ne le sera jamais.
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