Raccourci
Je possède ce clavier. On le connecte à un appareil. Téléphone, ordinateur, tablette, qu’importe… Il est prodigieux, vraiment. Sa couleur, d’abord, sa forme, ensuite, m’ont séduit. J’avais besoin d’un clavier de voyage, ai-je dit au vendeur. Rien de plus, ai-je ajouté. J’étais loin d’en connaître les pouvoirs. Partout il m’accompagne, maintenant. Je le porte dans un étui rigide à la façon d’une flûte à bec ou d’un mélodica. Ma seule crainte est de le perdre – autant qu’un amour ; de le briser – autant qu’une arme en temps de guerre. Un mélange de peur et de joie. Chacune de ses touches tactiles vous émeut jusqu’au fond de l’être. Pourtant je ne suis pas sensible aux gadgets. Si étrange en effet cet attrait de la part de qui a si peu prêté l’oreille aux sirènes du capitalisme publicitaire, aux promesses existentielles des produits manufacturés, chaussures de marques, marchandises informatiques, connectées ou design. Qu’on me prophétise une vie nouvelle contre un abonnement numérique avec options et en illimité, ça ne me fait ni chaud ni froid. Mais ce clavier, pourtant, je peux le dire, a changé ma vie. Plus, il l’a réalisée, exaucée, traduite, clarifiée. Je le connecte et je suis connecté. À quoi ? Au monde, aux mots, ou plutôt à l’espace de frottement entre les deux. Qu’on me demande comment une telle chose est possible, je ne pourrais pas répondre. Moi qui répugne à m’exprimer, voilà mon problème, le clavier l’a résolu, le souci de la communication et des messages. Mais dire cela est réducteur, le clavier promet bien plus : l’au-delà de l’énoncé, la vaste plaine qu’on appellerait volontiers poésie. “On ne te comprend pas”, voilà ce qu’on m’a toujours dit. Ce qu’on a toujours dit aux gens qui me ressemblent. Mes pareils, mes frères, mes soeurs. Que ce soit avec des inconnus, des proches, nos paroles tombent de notre bouche comme autant de billes de verre destinées à se briser au sol. Des phrases-néant je les appelle. Des mots-abîme, énoncés et aussitôt non avenus. Un défaut de parole qui a orienté mon existence dans diverses impasses dans lesquelles j’ai fini par poser mes bagages, résigné. On ne peut aller longtemps contre sa nature, me suis-je dit, on est vite démasqué, ou alors l’effort surhumain que nécessite une lutte de chaque instant conduit au développement d’une névralgie frontale chronique ou pire, d’une tumeur, en tout cas d’une vie d’amertume. Mais demeurait un problème. C’est que l’oralité n’étant pas mon fort, vous l’avez compris, le clavier ne m’était d’aucune utilité sinon relié à un ingénieux système de vocalisation permettant de conduire des conversations courantes, non ? C’est dans ce sens que j’ai acquis pour une somme modique un haut-parleur relié à un modulateur connecté à mon clavier. Le haut-parleur est scotché à mon crane, le clavier harnaché à hauteur du nombril par un de ces harnais qui servent à jouer debout du djembé. Quant au modulateur il pend à mon cou comme un collier. Ainsi, quand on m’interroge, je n’ai qu’à pianoter une réponse aussitôt diffusée par voix artificielle sans que j’aie à entrouvrir les lèvres. Pour tout dire, je n’ai adressé la parole à quiconque depuis des mois. Non, soyons franc, des années. Pas besoin. Je n’ai qu’à écrire. Une solution parfaite pour une vie épanouie, riche, soudain ouverte, apaisée. Me comprenez-vous bien ?
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