Chapitre 1. Trouve le chien.
Je suis là, petite, me tenant debout, devant des étagères dont je n'arrive pas à atteindre les rayons.
Je suis là, j’ai peut-être sept ans, huit ans tout au plus, face à deux immenses meubles dans ce bureau gigantesque. Exploratrice, je me grandis, je me dresse sur la pointe des pieds pour tenter de déchiffrer les multitudes de tranches de livres que mon père possède et qu’il a délaissées.
S'il parlait si peu de son vivant, peut être que ses livres le feraient, à sa place.
Dans les manuels d'histoire, j’avais lu qu'on mettait à mort certaines personnes pour les punir pour ce qu'elles avaient commis. Moi, je voulais que mon père soit mis à mots, je voulais qu'il soit mis à mots pour tout ce qu’il n’avait pas dit.
Mon père avait toujours été un hiéroglyphe mystérieux dont je n'avais jamais possédé la clef.
Après tout, ce bureau était sa pièce à lui, sa pièce pleine à craquer des multitudes de mondes lui ayant appartenu. Elle devait pouvoir me parler.
Et je redevenais petite fille légère et neuve, devant un père prophète, massif, intimidant, devant ce père, mur de connaissances, face à sa sciences pleine de sommes et de signes, ce père-pesanteur mystérieux mais ennuyeux. Mon père n'était pas vivant de son vivant.
Me revoilà, petite fille, je me revois, dessiner à quelques mètres de lui, assise, les genoux en tailleur, sous la petite table rouge qu'on avait laissée dans un coin de la pièce, exprès pour moi, lui, il trône les bras appuyés sur son ample bureau, à saisir des notes, à les relire, à les plier, à les froisser, à les jeter, à s'appliquer, concentré, si loin de moi.
Je revois même ses mains. Elles me parlent peu.
Alors qu’au loin, j’entends au salon, que cela grouille de monde, que la famille s'agite, s'emballe, ici, dans cette pièce, le silence est total, malgré cela je ne comprends pas bien ce que ses mains articulent.
Le souvenir s'éloigne. Je me concentre, je cherche à entendre le bruit de la mine puissante de mes feutres sur la feuille, le roulement du mécanisme de sa montre, ses soupirs. Je me concentre très fort, mais je ne parviens plus à entendre ni sa toux rauque ni le bruit de ses pas particuliers, ni ses soupirs, non, rien.
J'entends juste la vibration de mon sac.
Juste la vibration de mon téléphone dans mon sac.
J'ai trente six ans et sur mon écran brille cette notification.
Dans quinze minutes, visioconférence avec le Costa Rica.
Bouton central, 1-8-0-2, message, balancement du majeur vers bas. Toucher, caresser, glisser. J’ai pas oublié.
Avant de quitter Paris, j'avais averti mon bureau.
- Stephane, dans 15 mn, San Rosé est en ligne. Bon pour toi ?
- Oui, confirme-t-il.
Portable en main, machinale, je balance mon majeur en diagonale et envoie un texto à Mathieu.
- Finalement, je regrette que tu ne sois pas venu, j'aurais aimé t'avoir avec moi, j’arrive ce soir tard, tu m’attends avant de dormir ?
Il ne voit pas mon message.
Dans le coin gauche de mon écran, dorment douze nouveaux mails soigneusement bordés, je me jette dessus, non, me rétracte, pouce, balancement vers le haut, écran d'accueil, écoeurée. Je n'ai pas envie de cela maintenant.
Aujourd’hui, je suis excusée.
Le bureau de mon père est un des rares endroits de la maison où je peux rester tranquille, où je suis certaine de ne pas avoir à discuter avec quelqu’un, éloignée des gens, dans cette pièce si peu présentable.
Je regarde ses étagères, ses livres accumulés, cette poussière.
Ils ne me disent pas plus de lui que ce qu'ils me racontaient quand j’avais sept ans.
Mon père nous offrait toujours des livres, c'était sa manière de nous aimer. Il ne faisant aucun geste, peu de tendresse, il ne nous serrait jamais dans ses bras. Il nous mettait un livre de côté, pour plus tard, pour partager, pour nous dire son âme et ses idées.
Quand il tentait d'avoir un geste particulier, il était ému, un peu fébrile, maladroit, ce n'était pas vraiment lui alors cela semblait un peu faux, il paraissait bancale, grossier, raide comme une vieille étagère qu'on cherche à trainer hors d'une pièce trop petite pour elle. Ses mains devenaient épaisses comme des couvertures de carton
Je m'enfonce confortablement dans un de ses deux fauteuils massifs en cuir noir, craquelés, usés. La pièce maintenant me dévore.
Des livres, des papiers, des magasines et au milieu de ce capharnaüm trône un écran d’ordinateur.
D’habitude, je ne rentrai presque jamais dans cette pièce, c'était sa pièce, je ne l’aimai pas.
Elle n’avait pas changé depuis mon adolescence, depuis que j’avais quitté leur maison, il y a vingt quatre ans.
Maintenant que cet espace se passe de lui, tous ses dépôts d’existences me sont presque sympathiques.
Mon père a fait sa vie, à distance de moi, dans cette pièce, il a continué d’amasser des objets que je ne me rappelle pas avoir connu.
Peut-être, est-ce parce que je suis encore sonnée par l’enterrement du matin, que la cérémonie à l’église m'a roulée dessus et même si je n’ai pas pleuré, j'ai dû parler, trouver les mots. Soudain, cette pièce m’apparait différente.
Mon regard tombe sur la photo encadrée, celle d'un séjour au ski que nous avions fait en famille, tous bouffis dans nos combinaisons d’hiver et mon père souriant. C’est devant cette photo que je comprends ce qu’il y a d’étrange.
Je pourrais m’asseoir là, dans cette pièce et faire comme si rien n’avait eu lieu, comme si rien n’avait changé, tellement il est encore présent à travers ces objets.
Je me mets à envier cette pièce, je me mets à lui en vouloir d’être identique.
Alors que dehors un cataclysme énorme s’est abattu, qu'un ouragan a franchi les frontières, ici, rien, rien n’a bougé, pas une fissure, pas un mouvement, pas un cadre ne s’est décalé du mur. Moi, je ressens un creux énorme au fond du ventre et cette pièce ne me crie rien.
- Soumaya, ta mère te réclame.
Jérôme, mon oncle est là, debout dans l'encadrement de la porte.
- J’arrive.
- Tu as pu parler à ton père avant qu'il ne...? demande-t-il.
Il est arrivé trop tard de Paris, il n’a pas su prendre le bon train. Je l’ai accueilli à maison, il pleurait comme un enfant, avec des larmes longues et rondes, avec la bouche pleine de si j’avais su, de si j’avais eu, de j’aurais dû.
Dans la paume de ma main, mon portable se met à vibrer, je jette un oeil, Mathieu m’appelle, balancement du majeur, refus.
- Vous avez eu un chien quand vous étiez enfants ?
- Un chien ? Non. Enfin, je ne crois pas.
Vibration délicate dans le creux de ma paume, coup d’oeil sur l’écran, Mathieu rappelle. Balancement du majeur. Texto. ‘’peux pas te parler, te rappelle, deux minutes’’. Nouvelle notification. Finir le rapport.
- Ce sont ces derniers mots….Il m’a dit : trouve le chien.
- Le chien ?
Vibration, nouvel appel, Stéphane. Balancement du majeur. Refus de l’appel. Notification. Finir le rapport.
- Oui, c’est ça, trouve le chien, il m’a juste dit : trouve le chien.
Je m’entends en train de lui dire cela et je réalise comme c'est ridicule, comme cette phrase prononcée par mon père. dans cette situation est ridicule.
- Il a articulé cela plusieurs fois.
- Tu ne penses pas quand dans son état…
- Je sais pas. Il avait l’air de tenir sincèrement à ces mots.
- Un chien ? Je ne crois pas enfin, j'en sais rien, tu n'as qu'a demandé à ta mère, c'est possible, elle est sans doute plus au courant que moi. Tu sais, même enfant, on n'a pas toujours vécu ensemble avec ton père puis il était parfois si mystérieux, ton père a toujours été un peu à part, un peu discret, déjà enfant.
Et même si je n’étais pas toujours d’accord avec oncle, ce qu’il venait de dire était vrai.
Mon père ne s'était jamais lu comme un livre ouvert, il fallait le déchiffrer.
Je sens mon portable vibrer. Bouton central, 1-8-0-2, notification, balancement du majeur vers bas. Nouvelle notification.
Finir le rapport.
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