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Il fut surpris en ouvrant l’enveloppe : un séjour d’une semaine, all inclusive, dans un hôtel en Afrique noire, sur la côte Atlantique. Quel cadeau royal ! Il était apprécié dans l’équipe, mais rien, à ses yeux, ne justifiait un tel présent. D’autant qu’avec le plan anticipé, les pots de départs à la retraite s’étaient multipliés ces derniers mois. Il fallait participer plusieurs fois par mois pour ceux qui avaient la chance de ne pas avoir été mis sur la liste des poids morts.

Soixante-deux ans ! Il n’avait rien préparé. Le pactole était intéressant et, de toute façon, on ne lui avait pas laissé le choix. Il patienterait un peu avec le chômage, puis ce serait la retraite.

Un séjour en Afrique ! Quel drôle de choix quand même ! Ses collègues connaissaient pourtant son aversion pour les gens de couleurs. Là-bas, il ne devait y avoir que ça… Maintenant, dans le centre de vacances, ils devaient sans doute se tenir à leur place, au service. Alors pourquoi pas une semaine sous les tropiques ?

Ce n’est qu’en arrivant qu’il découvrit qu’avec la dernière épidémie de fièvre hémorragique, les touristes fuyaient cette destination, d’où les prix cassés et le cadeau royal empoisonné. Confiant dans les services de santé, il se rassura en pensant que le danger devait être minime si la destination restait ouverte.

Il n’avait guère voyagé. Chaque vacance, il partait avec l’association diocésaine, non par conviction, mais par habitude. Les destinations étaient européennes, pour des raisons de couts. Il connaissait l’Europe du nord au sud, de l’est à l’ouest. Pas le reste du monde. Cette association permettait à des personnes isolées de voyager ensemble. Souvent, des couples se formaient durant ces séjours. Depuis plusieurs décennies, jamais il n’avait croisé une femme digne d’intérêt ou une femme qui s’intéressa à lui. En fait, il n’aimait pas la compagnie féminine et, sans bien le percevoir, cette anatomie particulière ne le tentait guère. Il se contentait de relations amicales superficielles qui se dissolvaient dans les mois suivants cet « inoubliable » voyage.

Il n’était pas attiré non plus par les hommes, trop mâles, trop virils, trop sûrs d’eux et de leur force, même s’il regardait avec plaisir les jeunes gens. Il avait trois bons amis, des relations qu’il voyait régulièrement, c’est-à-dire deux ou trois fois par an. Plus sa mère, maintenant en maison, et sa sœur, à l’autre bout du pays. La solitude, il connaissait, il y était habitué et il gérait. Sans le travail, cela allait être plus difficile. Il se promit d’y réfléchir à son retour d’Afrique. Il avait une semaine pour savoir comment organiser le vide qui l’attendait.

Le premier contact le découragea. La chaleur étouffante, dès la passerelle, les cris et les interpellations incessantes de tous ces nègres, alors qu’il attendait sous le panneau de l’hôtel. Il faisait chaud, c’est vrai, mais était-ce une raison pour être aussi débraillés et exhiber leur peau noire ?L’autoroute le rassura, mais dès qu’ils la quittèrent il fut horrifié par la saleté qu’il observait du haut de son car climatisé : des détritus, des carcasses de voitures, des boutiques en tôle ondulée, des enseignes d’une maladresse enfantine. Tout paraissait délabré, usé, cassé. Il pensa à un immense bidonville, même s’il n’en avait jamais approché. Le plus frappant était ces noirs, si nombreux, dans les tenues les plus diverses, allant des haillons à des tenues tellement colorées qu’elles en étaient ridicules. Surtout, ils étaient tous jeunes, sans compter les enfants. Il eut un frisson, sans en déterminer la raison. Peut-être la peur d’un déferlement sur la France, inévitable quand on voyait un tel spectacle.

Il se força à imaginer l’hôtel comme une oasis dans ce merdier, espérant qu’ils n’allaient pas tarder à l’atteindre. La propreté de l’hôtel le rassura, l’accueil souriant et avenant, bien que de couleur, acheva de calmer son malaise. De plus, l’hôtel étant à moitié vide, il avait été surclassé avec une chambre donnant sur la piscine. Il se refusa à associer prix cassé et catégorie la plus basse, avec l’estime de ses collègues, préférant s’arrêter à la simple générosité de leur geste.

La chambre était spacieuse, fraiche. Tout allait bien se passer, se répétait-il en mantra. Il s’était levé tôt. Le fait d’être arrivé le terrassa brutalement. Il s’allongea sur le lit, sentant déjà ses paupières se fermer. Trop bête ! Il était venu ici pour profiter du soleil : autant aller s’installer sur un des transats confortables qu’il avait aperçus, sans doute disposés autour d’une piscine. Dans un dernier effort, il enfila son slip de bain et alla s'affaler sur un matelas soigneusement couvert d’une serviette, à l’ombre d’un palmier. Ayant apprécié cet exotisme conforme à ses idées, il partit immédiatement dans un sommeil réparateur.

Il fut réveillé par une main qui lui secouait l’épaule en murmurant

— Monsieur, monsieur…

Il ouvrit les yeux sur un immense sourire, un fin visage empreint de sollicitude, des yeux dans lesquels on devinait de l’espièglerie. Le plus surprenant était sa coiffure, constituée de petites nattes rigides, assez longues, qui soulignaient ce visage par leurs battements à chaque changement de position. Cela lui donnait une féminité avenante. Le rayonnement de la jeunesse achevait sa beauté malgré sa noirceur.

— Monsieur, tu es au soleil. Tu viens d’arriver et tu es tout blanc. Tu vas griller !

Le tutoiement, cette fausse familiarité qu’il ne supportait pas, le forçant à reprendre systématiquement ses interlocuteurs fautifs, le charma. Il hésita un moment, alors qu’une main lui saisissait le bras avec une douceur étonnante et le soulevait.

— Laisse-toi faire ! Tu dors encore !

La chaleur de la voix, pourtant dans un étonnant registre aigu, l’invita à s’appuyer sur cette peau noire. La proximité rapprochait les odeurs. À Paris, les odeurs, fortes, des Noirs sentaient la misère, la saleté. Il les évitait dans les transports et, au boulot, il quittait son bureau quand l’homme de ménage passait. Trop désagréable. Ici, l’odeur était très particulière, inconnue, mais pas désagréable. Cette gentillesse le troublait. Il ne se souvenait pas d’attouchements aussi délicats. Peut-être dans sa petite enfance ? Et encore… connaissant sa mère et son père, il ne devait pas y en avoir eu beaucoup. La durée de leur déplacement lui parut trop courte. Il recroisa le regard. Ces yeux entièrement sombres le déroutaient, mais il y lisait une bienveillance inconnue.

— Tu es brulé ! Il faut mettre de la pommade.

— Je n’en ai pas…

— Attends, je vais en chercher.

Il était gêné d’être servi ainsi, à la merci de tant de gentillesse. Un couple se prélassait en face, une famille barbotait un peu plus loin.

Quand les mains commencèrent à étaler la crème, il eut honte. Pour la première fois, quelqu’un prenait soin de son corps. Jamais malade, refusant la pratique du sport, il ne s’était jamais soucié de son physique. Si les mains qui parcouraient ses cuisses rouges ne semblaient pas indisposées par le flasque qu'elles massaient, il eut soudainement honte de son âge, de son embonpoint, de sa calvitie. Cette soudaine prise de conscience le répugnait. Il allait se débattre quand il entendit :

— Tu t’appelles comment ?

— Gilles.

Après un moment de silence, l’autre reprit :

— Tu sais, ici, quand on te demande ton nom, tu dois demander celui du questionneur.

— Excuse-moi. Tu t’appelles comment ?

— Macodou. Ou Codou !

— C’est joli.

— Tu fais quoi dans la vie ?

— Je m’occupais de la comptabilité dans une petite entreprise. Mais c’est fini.

— Ah, tu es à la retraite, c’est bien ça.

— Et toi ? murmura-t-il, obligé de rendre la politesse.

— Moi, je m’occupe de la piscine et de la plage ici…

La phrase restait en suspens.

— C’est bien. Mais continue, tu fais aussi autre chose ?

— Je m’occupe aussi des touristes en difficulté.

— ?

— Comme ceux qui se font rougir au soleil…

— Ah, désolé…

— Ou qui ont d’autres besoins…

— Je ne comprends pas.

L’autre se releva alors, envoyant une chiquenaude sur le membre de Gilles qui distendait son maillot. Le petit gloussement joyeux qui accompagna le geste plongea Gilles dans la confusion. Le jeune s’éloignait avec grâce, un léger déhanchement donnant une élégance à son pas. Ses membres fins, sa peau lisse, interrogeaient Gilles. Sous cet immense t-shirt gris, qui descendait jusqu’à mi-cuisse, était-ce un garçon ou une fille qui se dissimulait ? La gracilité féminine se heurtait à la taille des fesses, que l'on devinait minuscules, ne se dessinant que par la cambrure. Les pieds paraissent également masculins.

Sa beauté dépassait tout ce qu’il avait vu. C’était étonnant qu’un homme ou une femme de couleur puisse avoir une telle grâce, car dans cette engeance, la laideur était la norme. La douceur de son massage avait été apaisante. Il aurait aimé retrouver rapidement cette sensation, avec le désir refoulé qu’elle dure plus longtemps. Il passa son après-midi à regarder cet être de rêve évoluer et qui lui décochait un immense sourire à chacun de ses passages. Quand il se tenait loin, Gilles crut discerner du sérieux, ou du triste, pour autant que l’on puisse décrypter ces visages. Il était intrigué par cet être mi-fille mi-garçon, mi-joyeux mi-triste, dans son élégant déroulé de gestes. Surtout, il était intrigué de sa curiosité pour un noir, de cette attirance pour ce sourire rose et lumineux, de l’envie de caresser ses membres si délicats. Son t-shirt qui masquait ce corps et empêchait les réponses était gênant. Pourquoi le lui retirer tournait-il à l’obsession ? Il se forçait à éviter de le fixer et s’énervait de se trouver à nouveau à l’examiner. C’était la première fois, se dit-il, qu’il regardait un noir sans répulsion, ignorant qu’il ne prêtait non plus aucune attention à ses semblables.

Un petit geste de la main lui fit comprendre que le rêve terminait son service. Pourquoi avait-il eu cette attention ? Pourquoi montrait-il tant de gentillesse ? Pourquoi son image ne s’effaçait-elle pas avec son départ ?

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