Chapitre 14 - Crue ou pas crue ?

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Le lendemain matin, pendant que je prenais mon petit déjeuner dans la cuisine, déjà lavé et habillé, Sophie apparut, les cheveux emmêlés et les yeux bouffis par le manque de sommeil. Ma fatigue liée à l’insomnie mise à part, j’allais beaucoup mieux. Mon rhume semblait s’être atténué et j’avais retrouvé une voix quasi normale.

— Je ne sais pas ce que tu avais cette nuit, râla-t-elle en bâillant, mais tu n'as pas arrêté de remuer dans tous les sens, et par ta faute, j'ai très mal dormi !

— Ah, je suis sincèrement désolé. J'ai des idées qui me trottent dans la tête depuis hier.

Je passai sous silence mon cauchemar récurrent, ne voulant pas l’inquiéter davantage.

— Encore ta fichue enquête ! Ton cerveau de policier ne s'arrête-t-il donc jamais ? s’agaça-t-elle.

Puis, elle commença à verser le café dans son bol.

— Dis donc, t’as pensé à réparer la capote de la Deudeuche ? On risque d’être embêtés de nouveau avec les pluies d’automne qui s’annoncent. Enfin, c’est toi qui vois, elle est percée de ton côté, pas du mien !

C'est vrai que je suis négligent sur bien des points. En fait, j’en fais trop à la fois, et, comme on dit, qui embrasse trop, mal étreint. Et puis j’ai tant de choses en tête que j’oublie facilement toutes les contingences matérielles. Heureusement que ma femme est là pour me rappeler souvent à la réalité.

— Au cas où tu aurais déjà oublié, avec ta tête de linotte de policier, continua-t-elle, on s’en est aperçus lors du gros orage de la semaine dernière, lorsque nous avons retrouvé notre cave avec vingt centimètres d’eau dedans. Alors, dépêche-toi de la réparer.

Ah ça, je m’en rappelais fort bien. Nous revenions du week-end passé chez Tonton à Honfleur et le déluge s'était déclenché pile en arrivant près de Rouen. Incapable de voir quoi que ce soit, je fus obligé de stationner un bon moment sur le bas-côté de la route. La capote de la 2CV avait commencé à fuir juste au-dessus de ma tête, et des gouttes s’étaient mises à tomber sur mon front. Ploc ! Ploc ! Ploc ! Nous avions beaucoup ri, en comparant ce goutte-à-goutte à un supplice chinois. Et J’avais passé mon temps à m'essuyer car je n'y voyais plus rien.

Cependant, nous avions moins rigolé en rentrant à la maison car notre sous-sol était inondé par la voirie. J’avais dû jeter à la poubelle toute ma collection de Spirou Magazine. J’y adorais entre autres les aventures de Gaston Lagaffe, anti-héros qui me ressemble un peu par certains côtés. J’étais sûr que, dans ce cas, il aurait dit « m’enfin ? ».

Et les pompiers avaient dû intervenir...

— Depuis le temps que je te dis d’installer les étagères que tu as achetées au magasin il y a six mois pour tout surélever, renchérit-elle pour enfoncer un peu plus le clou. Je t’avais mis en garde et tu as vu le résultat ! On peut dire que tu es têtu quand tu t'y mets ! Procrastinateur et têtu ! Voilà !

Ses reproches étaient bien mérités. Mon domicile étant situé à quelques centaines de mètres de la Seine, il faudrait aussi faire installer une pompe, au cas où celle-ci serait en crue. Encore des frais à prévoir ! Mais pourquoi diable le constructeur de cette vieille baraque s’était-il obstiné à y installer une cave semi-enterrée, dans un endroit qui peut être inondé, même si cela arrive rarement ? Le plus simple serait de ne plus rien y entreposer. Après tout, on a un grenier. Quelle andouille ! J’aurais dû y ranger mes revues d’ailleurs.

Tout à coup, une petite lumière rouge s’alluma dans mon cerveau. Encore une intuition ou une association d'idées !

— Dis-moi, c’était bien la semaine dernière, n’est-ce pas ?

—T'aurais déjà oublié ? Tu as des trous de mémoire maintenant ?

— Non ! C'est peut-être une explication qui servirait à notre enquête. Je vais aller à la préfecture ce matin pour me renseigner sur les inondations qui se sont produites en Haute Normandie récemment. S'il y a eu des gros orages, la Seine a forcément débordé quelque part.

— Ah ouais ? s’étonna Sophie en croquant dans sa tartine.

Je me tus, malgré son air interrogateur. Haussant les épaules, elle n'insista pas car elle sentait que, comme d'habitude, je ne lui en dirai pas plus, secret professionnel oblige !

Tout en finissant mon petit déjeuner, mon esprit vagabondait. Je visualisais de dos un meurtrier anonyme trainer sa victime jusqu’à la glacière, car le niveau de la Seine, ayant monté, avait rendu l’accès à la barque inaccessible. Puis, il aurait attendu la décrue pour l’embarquer, une fois l'eau redescendue, et jeté le corps dans le fleuve. Si la préfecture affirmait que le fleuve était bien en crue récemment, ça confirmerait cette théorie et expliquerait la présence de la carte d’identité. Un mystère de moins ! Merci Sophie !

Cette pensée me ragaillardit, malgré la mauvaise nuit que j'avais passée. Je me frottai les mains d'excitation à l'idée d'avoir peut-être trouvé une explication à cette énigme. Elle restait néanmoins à vérifier, en espérant que ce n'était pas, encore une fois, le fruit de mon imagination débordante. J'embrassai ma femme sur le front sans mot dire. L’air étonné, elle me regarda enfiler ma veste, mon imper et sortir.

Deux ans plus tôt, nous avions troqué notre minuscule studio rouennais contre un modeste pavillon à rénover dans l’Eure, dont les travaux n’en finissaient plus. Depuis, j’avais pris l’habitude de me rendre au travail au volant de ma vaillante Deudeuche de 1949. C’est à bord de cette fidèle compagne que je filai, vers la Préfecture, avant de rejoindre la PJ.

Arrivé dès son ouverture, je demandai à l'accueil où je pouvais me renseigner sur les montées des eaux qui auraient pu se produire dans la région deux semaines auparavant. On me dirigea vers le service de la voirie. Il y avait la queue au guichet. Alors, au grand dam de ceux qui patientaient, je doublai toute la file, montrant ma carte de police, puis j'abordai l'employé qui me regarda d'un air réprobateur.

A contrecœur, il me confirma que, très récemment, des crues subites avaient été constatées à la suite d'un très gros orage, ce qui avait causé des débordements de la Seine à Rouen et ses environs. Ceci apportait de l'eau à mon moulin, si je puis dire.

Après mes investigations auprès de la préfecture, je revins à la PJ. Je croisai alors Bertier, mécontent, dans le couloir.

— Gilbert, où étais-tu donc passé ? Tu es terriblement en retard.

— Une idée m’est venue ce matin. Je crois avoir trouvé l’explication quant à la présence de la carte d’identité de la victime dans la glacière.

Et je lui exposai ma théorie de la submersion de la berge ayant obligé le meurtrier à déposer sa victime dans la glacière, corroborée par la réponse de la préfecture.

— Bon ! C’est très probable. Ça peut expliquer la présence de cette carte. Voilà un point d’éclairci. Maintenant, passons à autre chose. On a des interrogatoires à mener.

— Oui, mais cela n’explique pas d’où le coup de feu a été tiré. Je suis certain que cela pourrait nous aider à démasquer le meurtrier. Et j’aimerais creuser un peu plus.

— Alors, explique-moi ton idée, soupira-t-il. Allons dans mon bureau.

Je le suivis à grand pas. Il s’assit derrière sa table et je m’installai sur la chaise en face de lui.

— D'après le rapport de la balistique, la victime a été tuée d'une balle de fusil, tirée d'une distance d'une cinquantaine de mètres. Si elle a été abattue dans le parc, là où on a trouvé la branche avec le sang, d'où viendrait donc le tir ? Du manoir ? C'est trop loin et quelqu'un l'aurait entendu ! Sauf si tout le monde est complice et nie avoir entendu quoi que ce soit. Ou près de la Seine ? C’est difficilement praticable à cause du sol saturé d'eau, à moins que le meurtrier ne soit venu avec des bottes aux pieds, mais avec la densité de la végétation, cela me semble difficile de tirer un coup de fusil de cet endroit vers le parc. Sauf si...

— Sauf si ? Avec des « si », on pourrait mettre Paris en bouteille. Qu'est-ce que tu as encore imaginé ? Ta cervelle aussi têtue que celle d’un âne travaille bien trop ! On ne sait pas réellement où il a été tué !

Là, je voyais bien qu'il m'attendait au tournant. Il fallait que je sois sûr de moi. Je me lançai donc dans mon explication, que je souhaitais n'être pas trop hasardeuse.

— Eh bien, s'il a été abattu dans le parc, là où on a retrouvé la branche, le coup de feu aurait pu avoir été tiré aux alentours du mur de soutènement vers le manoir. D'ailleurs, j'ai vu sur le plan l'existence de souterrains. Certains débouchent même dans la forêt, située à l'ouest du manoir, donc en dehors de la propriété, et il y en a aussi un autre, qui débouche près du parc. Malheureusement, lorsque j'ai visité les caves, j'ai bien vu des issues, mais elles semblent avoir été bouchées il y a des siècles par de gros moellons.

Bertier me regarda de son air habituel, la tête légèrement inclinée et ses yeux levés vers moi. Il n’avait jamais l’air surpris. Son visage était impénétrable. Seuls des sourcils légèrement levés en accent circonflexe et son front plissé de rides profondes pouvaient attester d’un soupçon d’étonnement. Avais-je ébranlé ses certitudes ? Cependant, sur de mon bon droit, je décidai de ne pas me laisser démonter. Je continuai donc mon raisonnement.

— Alors, poursuivi-je, je me pose la question suivante : n'existerait-il pas dans le manoir une entrée clandestine, voire une porte dérobée qui pourrait donner directement accès à tous ces souterrains et dont l'un mènerait vers le bout du parc. Et, si c'était le cas, le meurtrier n'aurait-il pas tiré de cet endroit ?

Mon interlocuteur s'arrêta, soupira et se gratta la tête. J’avais suscité une réaction. Il semblait légèrement désarçonné. Mais je fus vite déçu.

— On a bien fouillé tout le château et on n'a rien trouvé ! Encore une fois, tu as trop d'imagination ! On se croirait dans un de ces romans pour la jeunesse que lisaient mes gosses ! Pfff ! Des souterrains ! N'importe quoi ! Tu te prends vraiment pour Sherlock Holmes !

— Peut-être que j'ai trop d'imagination, mais quand même, ça me tracasse ! Cependant, sur le plan, ces tunnels existent bien ! Et puis il y a ce point-là, sur la carte, d'où ils rayonnent un peu partout et je ne sais pas où ils aboutissent, insistai-je en lui montrant le croquis tiré de mon petit carnet noir. Et puis impossible également de trouver l’emplacement de leur entrée !

— Concentre toi plutôt sur la recherche du meurtrier au lieu de t'attarder sur des détails futiles. Rappelle-toi. Il faut un faisceau d’indices probants. Et pour l’instant, il n’y a pas d’indices. Rien que tes suppositions fumeuses.

— Mais si ces détails permettaient de connaître le mode opératoire du meurtrier et de le retrouver ? insistai-je.

Il poussa un gros soupir et haussa les épaules. Encore une fois, je ne l'avais pas convaincu. Alors, je me mis à douter.

Et si, finalement, je m'étais encore laissé emporter par mon imagination ? D’ailleurs, la voix ne parlait jamais de souterrains. Et puis, c’est vrai, comme le dit souvent ma femme lorsque j’ai une idée en tête, je ne l’ai pas ailleurs…

Il réfléchit un moment.

— Bon, puisque tu y tiens tant, tu iras effectuer tes recherches de ce côté. Pour l’instant, nous allons au manoir questionner ses habitants. Etant donné que tu n’as jamais effectué d’interrogatoires, cela te fera un bon exercice.

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