Chapitre 3 : esprit criminel

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A peine rentrée chez moi, je jette mes affaires pêle-mêle dans le salon, en essayant de ne pas le faire trop bruyamment : il est déjà minuit et demie, Maxime et ses parents dorment déjà. Je fonce dans ma chambre en claquant la porte. Je sors mon ordinateur portable et l'allume aussi sec. D'ordinaire, il se met en marche en un petit quart d'heure, et je profite de ce temps pour passer aux toilettes. Mais ce soir, le temps qu'il installe toute ses mises à jour, je tombe endormie sur mon bureau. Car oui, je suis aussi "couche-tard" que mes hôtes : au-delà de 22h, j'ai tendance à piquer du nez. Et passer une soirée avec des aliens potentiels est assez éprouvant pour mes pauvres petits nerfs.

Je me réveille le lendemain matin avec un mal de dos épouvantable… Tant pis, je demanderais à ma mère de me faire un petit massage ! (C'est l'un des nombreux avantages d'être fille de kiné.) Je m'étire en grimaçant, je fais craquer mes vertèbres cervicales et je plisse douloureusement les yeux : il fait déjà jour. Damned. Il va falloir que je me remue. Je grimace encore. Je tends à regret la main vers mon mp3 branché à un haut-parleur et je lance ma playlist spéciale "matinée difficile" : un tonnerre assourdissant de batterie et de guitare électrique me déchire les tympans. J'aime le son du heavy metal le matin.

J'ai un léger doute quant à l'identité du groupe jusqu'au début des paroles…en allemand. Rammstein donc. Comme je ne comprends rien aux paroles, je ne saurais pas dire si le texte colle parfaitement à ma situation ou non. Je décide que cela parle d'un vieux dragon pas très content d'avoir été réveillé et qui le fait savoir à la Terre entière, donc cela me convient très bien. Je titube jusqu'à la cuisine dans la ferme intention de me faire du café. J'y parviens tant bien que mal, à mesure que ma lucidité revient en même temps que les accents gutturaux du chanteur de Rammstein parviennent à mes oreilles.

Etant donné que Christine n'a toujours pas protesté contre ma "musique de sauvage", j'en déduis qu'elle est déjà partie travailler. Et c’est au tour d’un ami d’assister aux amphis du jour. Autrement dit j'ai toute la matinée de libre pour résoudre mon affaire d'alien tranquillement. Parfait. Je regagne ma chambre armée d'un énorme mug à l'effigie de Jack Sparrow. Je coupe la musique après avoir avalé une grande gorgée de café. Je m'installe devant mon ordinateur qui est enfin en état de marche. Je branche mon portable dessus, je copie le fichier audio de la conversation entre Gwenaëlle et Vérevkine, je le convertis dans un format permettant d'améliorer sa qualité acoustique et je branche enfin mes écouteurs.

Les bruits du restaurant forment un brouhaha diffus par-dessus lequel la voix de Gwenaëlle demande :

- Qu'est-ce que t'en penses ?

- Elle n'aime pas les saucisses aux lentilles, déclare la voix de Vérevkine dans un français dénué de tout accent

- Ne me prends pas pour une idiote ! Tu es sûre que c'est elle, la fille dont tu me parlais ?

- Ton manque de foi me consterne…

- Ah, ne commence pas avec ça ! Je n'en peux plus de Star Wars !

- Justement, parles en devant elle, et tu verras à quel point elle est calée sur le sujet.

- Les fans de Star Wars ne sont pas rares…

Je ne peux qu'approuver cette réplique : une fois je suis venue à l'école de kiné avec un t-shirt à l'effigie de Dark Maul et depuis, je suis la geekette officielle de la promo. Bizarrement, quand j'étais au lycée et que la plupart de mes potes se destinaient aux écoles d'ingénieur, ce genre de vêtements ne choquait personne…

- Les fans hardcore le sont.

- Bon, admettons que ce soit elle… Tu crois vraiment qu'elle peut m'aider ?

- Elle te sera plus utile que tous les Pléiadiens réunis.

Pléiadien… ce nom m'évoque vaguement quelque chose… quelque chose en rapport avec des théories du complot totalement absurdes à base de zone 51 et de petits hommes verts aux intentions douteuses… Intéressant !

- Dans ma situation, n'importe quel humain me serait plus utile que les miens, alors évite ce genre de commentaires, s'il te plait.

- T'as jamais eu le sens de l'humour de toute manière…

Vérevkine aurait donc le sens de l'humour ? Quel genre d'alien est capable de changer de personnalité à ce point ?

- Tu veux que je redevienne sérieuse ? Elle est devenue instantanément amie avec un polymétamorphe ! Et en plus elle n'est pas totalement étrangère au monde médical d'après ce que j'ai compris.

Un polymétamorphe ? Elles parlent d’Antarès là ? Oh mon dieu elles connaissent Antarès !

- D'où tu tires toutes ces infos ? On m'avait dit que les Reptiliens étaient les maîtres de l'espionnage mais là…ça relève du génie !

Des Reptiliens sont en train de m'espionner ? Les théories du complot sont donc exactes ? Des races extra-terrestres planifient la domination du monde dans l'ombre ? Trop classe !

- Ça relève surtout de Facebook oui… Si tu daignais te pencher sur cette technologie humaine si primitive, tu aurais pu le faire toi-même.

- Je t'ai engagée comme garde du corps, pas comme directrice de morale !

- Si tu m'avais écoutée il y a six mois, on n'en serait pas là non plus !

- Baisse d'un ton, on pourrait nous entendre…

- On est à Paris, ma grande ! Les gens ne te regardent pas, ils ne t'écoutent pas… C'est à peine s'ils s'aperçoivent que t'es là…

Je ne peux qu'approuver cette remarque : un jour qu'on fêtait Mardi Gras au lycée, j'avais décidé de me déguiser en Joker. Et comme mon déguisement était un peu technique, je suis partie de la maison avec le costume au grand complet, maquillage compris. Personne n'a semblé s'émouvoir de ma dégaine en dehors de deux gamins que j'ai passablement traumatisés… Tout ça pour dire : à Paris on est invisible.

- Si tu le dis… Mais, je ne suis pas sûre qu'elle puisse vraiment m'aider…

- Bon… puisque tu t'es remarquablement abrutie en fréquentant les humains, je vais te la refaire plus doucement : elle sait qu'au moins une race extra-terrestre habite la Terre et elle a su en garder le secret jusqu'ici. Elle a échappé à des chasseurs d'aliens redoutables et en prime, elle sait bien se servir d'un ordinateur ! Qu'est-ce qu'il te faut de plus ? Qu'elle sache danser la polka plutonienne ?

La polka plutonienne ? Aucune chance, je sais à peine danser la Macarena…

- D'accord d'accord… Mais il va quand même falloir lui révéler des informations dangereuses…

- Hey, c'est ton cul Cochise ! Tu veux assumer ton indépendance ? Prouve-le !

- Très bien, très bien ! Pas la peine de devenir agressive. Mais je ne vais pas tout lui dire tout de suite… son cerveau saturerait.

- Ne sous-estime jamais les capacités d'adaptation des humains. C'est une erreur qui a coûté la vie à beaucoup des tiens…

- C'est ça… Maintenant, boucle là, elle revient.

- Nu, pogodi ! Lâche finalement Vérevkine

Puis je m'entends dire "Donc, où on en était ?" avec mon affreuse voix grinçante. Fin de la partie intéressante de l'enregistrement.

J'enlève mon casque et me renverse sur le dossier de ma chaise tournante. Je tourne plusieurs fois sur moi-même, le temps de digérer toutes ces informations. Donc...si je récapitule, non seulement Gwénaëlle et Vérevkine sont toutes les deux des aliens de races différentes, mais en plus elles veulent de moi comme colocataire pour une obscure raison en rapport avec ma formation en informatique et avec mon amitié avec Antarès, qui connaît manifestement au moins Vérevkine.

Damned. Il va me falloir plus de café.

Je repars dans la cuisine avec une démarche à peine plus assurée qu'à mon réveil. Je remplis de nouveau la cafetière tout en essayant de connecter mes deux neurones survivants de ce déluge d’informations.

Ok Hélène, calme-toi, réfléchis. M’intimé-je en regardant fixement le café s’écouler du flitre.

Bon, à première vue, leurs intentions ne sont pas hostiles envers moi : elles me veulent comme colocataire et elles considèrent le fait que je connaisse l’existence d’Antarès comme une bonne chose. Mais elles n’ont pas l’air de vouloir me mettre dans la confidence de leur véritable identité. Devrais-je accepter leur demande ? C’est tentant. Vivre avec des aliens, dans le quartier de mon enfance ! Mais que se passera-t-il lorsqu’elles apprendront que je connais leur petit secret ? Elles le prendraient sans doute mal. Si ça se trouve il y a une loi intergalactique qui interdit ce genre de relation avec les Terriens. Et si je faisais mine de rien ? Non, je suis bien trop gaffeuse pour rester crédible longtemps. Mieux vaut les confronter avant de valider la colocation. Je verrai bien si elles sont toujours d’accord pour une cohabitation dans ces conditions…

Cela dit, je pense qu’un petit tour sur internet s’impose. Avec toutes les théories du complot absurdes qui pullulent sur la toile, trier le vrai et le faux ne va pas être une partie de plaisir. Mais, malgré mon incompétence totale dans tous les sports impliquant de tenir debout sur une surface instable, je suis une surfeuse accomplie… sur ma planche virtuelle qui navigue sans problème sur les vagues du web. Etant donné qu’elles s’étaient renseignées sur moi via Facebook, je décide de commencer par leur rendre la politesse.

Gwénaëlle a un paysage de montagne en guise de photo de profil et elle n’a sur son mur que des banalités que l’on pourrait s’attendre à voir sur celui d’une jeune instit’ qui doit protéger son image virtuelle. Son profile est trop banal pour être honnête. Vérevkine a un peu plus personnalisé son compte. Sa photo de profil est un vieil iguane couvert de cicatrices et son mur pullule de photos d’animaux plus ou moins exotiques et dangereux. Un profil de femme qui passe ses vacances à barouder dans la jungle, à mi-chemin entre Indiana Jones et Crocodile Dundee. De quoi intimider les stalkers virtuels…

Passons maintenant aux aliens. Les Reptiliens… Comme dans ces théories du complot qui voudraient que des lézards métamorphes humanoïdes dominent le monde en volant la forme de nos dirigeants ? Et les Pléiadiens… Plus mystérieux. Les Pléiades sont un amas d’étoiles observable dans la constellation du Taureau. Les aliens venus de ce système ressembleraient aux Européens du Nord et auraient engendré le mythe de la suprématie de la race aryenne. En tout cas ces noms évoquent ce genre de choses à la geekette en puissance que je suis.

Puis je me plonge avec allégresse dans les profondeurs du dark web sur les traces de ces Pléiadiens et Reptiliens. Ca me prend un temps fou. J’ai l’impression de chercher un chat noir dans une pièce sans lumière… J’esquive les théoriciens du complot pour m’infiltrer en douce sur des sites secrets dans des langues cryptiques. Mes compétences de pirate informatique sont un peu rouillées : la dernière fois que j’ai hacké un réseau, c’était il y a six mois. L’un de mes profs avait laissé entendre que les filles n’avaient pas l’esprit suffisamment carré pour faire de la programmation. Alors j’ai pourri ses dossiers avec un mélange de pornographie et de presse féministe. Personne ne m’a jamais grillée mais c’était de la pure provocation. Là je dois faire preuve de davantage de prudence.

Je ne perds néanmoins pas patience, de grandes tendances commencent à se dégager. Dommage pour les aliens, je suis très douée en cryptographie. Et la traduction en ligne fait le reste. Apparemment, les Reptiliens descendent d’une espèce de dinosaure intelligente qui a survécu à la météorite en trouvant refuge sous terre pendant des millions d’années. Et les Pléiadiens seraient arrivés plus tard, colonisant la planète, s’hybridant avec des espèces locales pour donner naissance, entre autres, aux humains. Mais les Reptiliens ont commencé à remonter à a surface, provoquant de fortes tensions entre ces deux peuples belliqueux. Dans ce cas, une Pléiadienne qui partage le toit d’une Reptilienne est sans doute une situation exceptionnelle… Impossible de trouver la moindre trace de Gwénaëlle et Vérevkine, elles doivent avoir des noms de code. Si seulement Antarès était là pour éclairer ma lanterne… Il ne m’a laissé ni adresse ni numéro de téléphone. Va-t-il vraiment revenir me voir un jour ? Je préfère ne pas y penser.

Tant pis. Je suis une femme forte et indépendante. Je n’ai besoin de personne sur ma Harley Davidson, comme dirait l’autre. D’ailleurs, je n’ai même pas besoin de moto haha… Bon sang, je débloque complètement. J’ai dû rester trop longtemps devant mon écran. Il est grand temps de faire une pause, histoire de laisser décanter toutes ces informations, reposer mes yeux fatigués et mon cerveau ramolli. Ça tombe bien, il faut que j’aille en cours. Heureusement, je suis déjà toute habillée, j’ai le temps de manger un morceau. Je coupe une grosse tranche du pain complet que j’ai fait hier matin en préparant mon plan machiavélique. Puis je dépose dessus des tranches de tomates et de mozzarella, un zeste de pesto et hop je n’ai plus qu’à engloutir ma grosse tartine sur le chemin de l’école.

Je traverse mollement Paris en diagonale, bercée par les ressauts de la rame du métro et j’arrive en trainant les pieds devant le parvis de mon école. Je salue mes camarades de classe. Ils me trouvent une petite mine. Je prétends avoir joué sur Steam toute la nuit. J’écoute d’une oreille distraite les derniers ragots à propos des profs et je tente de connecter les deux neurones vaillants qu’il me reste pour prendre des notes durant le cours magistral. Bon sang que la vraie vie est ennuyeuse… Je ne peux empêcher mon esprit de spéculer à propos de mes deux nouvelles amies aliens. Que peuvent-elles bien me vouloir ? Il n’y a qu’une manière de le savoir : j’envoie un SMS à Gwénaëlle.

« Dis donc, je me demandais… David Bowie c’est un Reptilien ou un Pléiadien ? »

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