Nuit agitée, PARTIE 2
3 mars 2006
(Gabriel)
Je fonçais vers chez Nathan, mon meilleur ami, pédalant comme un dératé sur ma vieille bécane rouillée. Le vent fouettait mes cheveux blonds platine, les éparpillant dans tous les sens. Chaque coup de pédale faisait monter l'adrénaline dans mes veines. J'adorais cette sensation de liberté, de vitesse pure.
Les pneus crissaient sur le pavé à chaque virage serré que je prenais, manquant de peu les bordures. Mes Docs Martens cognaient contre les pédales à chaque secousse, le cuir usé protestant contre le métal rouillé.
Arrivé devant sa maison, je ne m'embêtai pas à passer par la porte d'entrée. Je fonçai directement dans le jardin, contournant la bâtisse pour me diriger vers l'arrière. Je connaissais le chemin par cœur.
Je frappai contre la fenêtre de sa chambre avec une impatience qui me rongeait. Trois coups rapides. Notre signal habituel.
Depuis qu'on avait déménagé il y a six mois, mes parents étaient devenus super stricts. Hyper chiants, même. Ils répétaient en boucle que je devais être plus calme, plus sage, plus présentable. Avant, je pouvais être un vrai petit démon — tatouages temporaires, piercings, fringues déchirées, concerts de métal jusqu'à point d'heure. Mais là, c'était fini.
Maintenant, je devais devenir l'élève modèle. Le fils parfait. En gros, un putain de robot bien obéissant.
Mais Nathan ? Nathan, c'était différent. C'était mon pote, mon frère de cœur, celui qui me comprenait sans que j'aie besoin d'expliquer. Celui qui me permettait d'être moi-même, sans jugement, sans attentes impossibles à tenir.
Je vis sa silhouette s'approcher derrière la vitre, un sourire aux lèvres. La fenêtre s'ouvrit dans un grincement familier.
— Tiens, Gabriel, quelle surprise... lança-t-il avec ce ton sarcastique que j'adorais.
Il me saisit sous les bras et me hissa directement dans sa chambre avec une facilité surprenante pour quelqu'un d'aussi maigre.
— Arrête, t'es malade ou quoi ? grognai-je en époussetant mes vêtements. Tu vas encore t'attraper un rhume avec ce courant d'air !
Nathan était tout le temps malade. Toujours pâle, toujours fragile, comme si son corps était fait de porcelaine prête à se briser au moindre choc. C'était flippant, parfois. J'avais peur pour lui, même si je ne l'aurais jamais avoué ouvertement.
Mais lui ? Il ne voulait rien entendre. Pas de médecin, rien. Il refusait catégoriquement d'aller consulter, comme si admettre sa faiblesse physique le diminuait en tant que personne.
— Tu me prends pour un petit garçon en détresse ? répliqua-t-il en levant un sourcil moqueur.
À peine avait-il fini sa phrase qu'une quinte de toux violente le secoua. Il se plia en deux, une main sur sa bouche, l'autre agrippée à son bureau pour ne pas tomber.
Je m'approchai et lui tapai dans le dos, essayant de l'aider à reprendre son souffle.
— Eh, doucement ! protesta-t-il entre deux toussotements. Je suis pas ton punching-ball, tu sais !
— Tu m'avais pas dit que t'étais pas un gamin ? rétorquai-je avec un sourire en coin.
On éclata de rire tous les deux, ce rire complice qu'on avait développé au fil des années. Nathan se laissa tomber sur son lit, épuisé par cette simple crise de toux. Ses yeux étaient fatigués mais toujours brillants de cette intelligence vive qui le caractérisait.
— Fais comme chez toi, mec, dit-il en tapotant le matelas à côté de lui.
Je m'installai et lui ébouriffai les cheveux sans ménagement. Une petite bagarre éclata instantanément entre nous, comme toujours. On se chamaillait comme des gamins, roulant sur le lit, essayant de se mettre des coups de coussins.
— Moins fort ! siffla Nathan en riant. Ils vont nous entendre !
— Ah ouais, c'est vrai, ironisai-je. On est censés être des élèves modèles maintenant. Parfaits et silencieux.
Une fois calmés, je sortis une pile de feuilles de mon sac à dos et les tendis à Nathan. C'était tous les cours qu'il avait ratés ces dernières semaines à cause de ses absences répétées.
— Oh, tu sais, je n'en ai pas vraiment besoin... commença-t-il en feuilletant distraitement les notes.
— Nathan, sérieux, coupai-je avec un soupir exaspéré. T'es peut-être un génie, mais tu peux pas continuer à sécher comme ça. T'as vu le programme ? On est en Première, mec. Le bac, ça se prépare.
Nathan, c'était l'élève parfait. Toujours en tête de classe sans même avoir l'air d'essayer. Mais il ne faisait jamais plus que ce qu'il jugeait strictement nécessaire. Une fois, j'avais vu ses résultats en maths et j'avais failli tomber dans les pommes — vingt sur vingt partout, des exercices bonus résolus avec une facilité déconcertante.
Mais lui ? Il se contentait de la moyenne. Dix ou onze sur vingt. Il n'allait jamais plus loin, comme s'il bridait volontairement son intelligence. Et ça, franchement, ça me perturbait.
— Arrête Gabriel, je suis pas plus intelligent qu'un autre, marmonna-t-il en détournant les yeux.
S'il y a bien une chose qui me rendait dingue avec lui, c'était sa modestie à toute épreuve. Cette façon qu'il avait de se diminuer constamment, de refuser de reconnaître son propre talent.
Franchement, est-ce qu'un humain aussi parfait pouvait vraiment exister ?
Je sortis un autre paquet de mon sac — des CD cette fois. Tout un assortiment de groupes de rock et de métal que j'avais dénichés dans un magasin d'occasion. Un sourire illumina instantanément le visage de Nathan.
Notre passion commune : la musique.
Depuis tout petit, j'étais un fou de rock et de métal. Metallica, Iron Maiden, Slipknot, System of a Down... J'avais toujours eu ce style un peu déjanté, rebelle, avec mes cheveux décolorés et mes yeux bleus électriques qui semblaient briller dans l'obscurité.
Je sais, j'avais un look qui effrayait les gens parfois. Les mères serraient leurs enfants contre elles quand je passais dans la rue. Les profs me regardaient de travers. Mais peu importe. Je n'étais plus ce gamin qu'on voulait briser, formater, transformer en quelqu'un de "normal".
Quand j'étais avec Nathan, je pouvais être Gabriel. Le vrai Gabriel, sans masque, sans compromis.
Mais mes parents, eux, ne comprenaient pas. Maintenant que nous avions déménagé dans ce quartier chic et bourgeois, j'étais obligé de porter des vêtements "normaux" en public. Chemises boutonnées, jeans propres, baskets discrètes. Je ressemblais presque à un type ordinaire.
Presque.
Mais ici, dans la chambre de Nathan, je pouvais redevenir moi-même.
Je sortis mon eye-liner de ma poche et m'installai devant le petit miroir accroché au mur. Je traçai soigneusement le trait noir autour de mes yeux, prolongeant légèrement vers les tempes. Puis je fixai mes chaînes métalliques sur mon pantalon déchiré, celles que je cachais toujours dans mon sac.
— Allez, il faut que je sois en condition pour enregistrer, tu sais bien, dis-je en admirant le résultat.
Nathan prit son stylo plume — ce vieux Parker en argent que sa grand-mère lui avait offert — et son carnet de cuir usé. Lui, il était plus inspiré par les mots que par les mélodies. Il écrivait des paroles de chansons en fonction de mes morceaux. Moi, de mon côté, je composais mes mélodies selon ce qu'il ressentait, selon l'atmosphère qu'il dégageait.
C'était notre duo à nous. Notre langage secret.
Parfois, il se mettait à écrire des trucs tellement profonds, tellement touchants, que ça me laissait complètement sans voix. Des métaphores sur la solitude, la mort, l'amour impossible. Des trucs qui me retournaient les tripes.
Mais là, ce soir, il avait l'air... différent. Plus fatigué que d'habitude. Plus distant aussi.
Je sortis ma guitare acoustique et commençai à gratter quelques accords, cherchant à capturer l'ambiance de la soirée. Nathan était calme, trop calme, le regard perdu dans le vague. Il paraissait encore plus pâle que d'habitude. Ses yeux étaient vitreux, presque éteints, comme si une partie de lui s'était déjà envolée ailleurs.
Ça m'inspira une série d'accords plus sombres, plus mélancoliques. Des notes mineures qui traduisaient son malaise invisible.
— Gabriel... tu vas bien ? demanda-t-il soudain, sa voix à peine audible.
Je posai ma guitare et m'assis à côté de lui sur le lit. Il semblait si faible, si fragile. Je ne pouvais pas le laisser passer ça sous silence.
— C'est plutôt à moi de te poser cette question, non ? Je te trouve plus faible que d'habitude...
— T'es sérieux ? rit-il amèrement. Depuis tout ce temps, tu n'as toujours pas compris que je suis un aimant à maladies ?
Je secouai la tête, l'inquiétude me nouant l'estomac.
— Non, Nathan. Tu es juste trop borné pour l'admettre quand tu vas mal. Tu diras jamais quand t'as besoin d'aide, hein ?
Je posai ma main sur son front. Il était brûlant. Vraiment brûlant. Une fièvre qui devait frôler les quarante degrés.
Nathan se mit à rire, mais ce rire sonnait faux, creux.
— Ah ah, on dirait ma mère...
— Fais pas l'idiot, Nathan, coupai-je sèchement. C'est sérieux.
Je me levai précipitamment et me dirigeai vers sa salle de bain pour aller chercher un gant de toilette et de l'eau froide. En passant près de la fenêtre, je jetai machinalement un coup d'œil dehors.
Chris. Ce connard de Chris de terminale.
Il était là, dehors, son skate sous le bras, marchant d'un pas décontracté dans la rue faiblement éclairée. Il était vingt-trois heures trente passées. Je n'aimais pas ce type. C'était le genre à traîner tout seul, à faire le malin, à jouer les caïds. Je pariais qu'il venait de draguer une nana et qu'il rentrait chez lui tout fier de lui.
Je haussai les épaules et continuai vers la salle de bain. Je pris un gant propre, le trempai dans l'eau glacée et y ajoutai quelques gouttes d'huiles essentielles de menthe poivrée que la mère de Nathan utilisait pour les maux de tête. Le parfum frais emplit instantanément mes narines.
Je sortis de la salle de bain dans le silence, marchant sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller les parents de Nathan qui dormaient deux chambres plus loin.
Mais alors que je m'apprêtais à rentrer dans la chambre, un bruit sourd résonna dans la nuit.
THUD.
Un bruit mat. Lourd. Final.
Mon cœur s'arrêta. Je laissai tomber le gant qui s'écrasa mollement sur le parquet.
Je courus vers la fenêtre, le souffle coupé, et regardai dehors.
Chris.
Chris était allongé sur le sol, immobile, près du lampadaire. Une flaque sombre se formait lentement autour de sa tête, s'étalant sur le bitume comme de l'encre.
Du sang.
— Putain... murmurai-je, la panique m'envahissant d'un coup.
Je dévalai les escaliers quatre à quatre, manquant de tomber dans ma précipitation. Je sortis en trombe de la maison, mes Docs claquant bruyamment sur le trottoir.
Je me précipitai vers Chris et tombai à genoux à côté de lui. Mes mains tremblaient quand je secouai son corps.
— Mec, réveille-toi ! criai-je, ma voix se brisant. Allez, c'est pas drôle !
Rien. Aucune réaction.
Derrière moi, Nathan sortit précipitamment de la maison, attiré par mes cris. Il aperçut la scène et devint encore plus pâle — si c'était possible. Il se précipita derrière un buisson et je l'entendis vomir violemment.
Je savais ce que je devais faire. J'avais été pompier volontaire avant notre déménagement. J'avais suivi les formations, fait les exercices. J'avais les réflexes.
Respire, Gabriel. Concentre-toi.
Je vérifiai le pouls de Chris. Rien. Je penchai sa tête en arrière, dégageai ses voies respiratoires, et commençai les compressions thoraciques.
Un, deux, trois, quatre, cinq...
Trente compressions. Deux insufflations. Je collai ma bouche à la sienne, soufflai de l'air dans ses poumons. Le goût métallique du sang envahit ma bouche.
Trente compressions. Deux insufflations.
Encore. Encore. Encore.
Mais rien ne fonctionnait. Son torse ne se soulevait pas. Ses lèvres devenaient bleues. Il n'y avait plus de pulsations.
C'était un cadavre.
Il est mort. Putain, il est mort.
Les sirènes de police déchirèrent soudain le silence de la nuit, hurlant dans la rue paisible. Les lumières s'allumèrent aux fenêtres. Les voisins sortirent en robe de chambre, choqués, horrifiés.
Nathan s'approcha de moi, les jambes tremblantes, le visage décomposé. Je m'effondrai contre lui, mes mains couvertes de sang, ma chemise trempée de rouge. Je tremblais de tout mon corps.
— Il est mort... murmurai-je. Putain, Nathan, il est mort...
Les policiers firent leur enquête. Ils nous interrogèrent longuement, Nathan et moi. J'ai tout raconté. Chaque détail. Nathan a confirmé ma version, sa voix blanche et monotone.
On avait un alibi en béton : pas le temps d'aller tuer Chris en trois minutes alors qu'on était dans la chambre ensemble. Et les voisins avaient entendu le bruit de la chute, puis m'avaient vu sortir en courant quelques secondes plus tard. Personne d'autre n'était présent dans la rue.
On a été épargnés, Nathan et moi. Au-dessus de tout soupçon.
Les parents de Nathan m'ont ramené chez moi à deux heures du matin. Mes parents, comme d'habitude, ne m'ont rien demandé. Pas de cris, pas de reproches, pas de questions. Je n'ai pas été puni. Ils étaient juste là, présents physiquement mais absents émotionnellement.
Ils avaient l'habitude de mes "conneries", comme ils disaient.
Mais honnêtement ? Je crois que j'aurais préféré une punition. Une vraie engueulade. N'importe quoi plutôt que ce silence indifférent.
J'aurais préféré ne jamais vivre ça.
Je me glissai dans mon lit, encore tremblant, les mains propres mais portant toujours l'empreinte invisible du sang de Chris. Je fermai les yeux mais je le voyais encore. Son corps inerte. Sa tête dans cette flaque rouge. Ses yeux vides.
Et une question me hantait, tournant en boucle dans mon esprit épuisé :
Qu'est-ce qui lui était arrivé ?

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