Apparition

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Chapitre 4
4 mars 2006
(Aya)

J'étais rentrée chez moi tôt ce matin, après avoir passé la nuit chez Capucine et Emy. Je ne voulais pas rester plus longtemps. Même si ce n'était qu'un rêve — du moins c'est ce que j'essayais de me convaincre — je sentais que j'avais besoin de calme. Et surtout, de repos.

Je balançai mes affaires au sol en vrac et me laissai tomber sur mon lit comme une loque, face contre l'oreiller. Mon corps était lourd, mes membres endoloris comme si j'avais couru un marathon.

Au bout d'un moment, la migraine revint en force. Cette douleur lancinante qui me vrillait les tempes depuis ce matin. Je tendis la main vers ma table de chevet et attrapai la boîte de doliprane. Mes maux de tête devenaient juste insupportables.

J'avalai deux comprimés à sec, grimaçant au goût amer qui me resta dans la bouche.

Après quelques minutes à fixer le plafond, je me forçai à me lever. On était dimanche, ok, mais même là, j'aimais pas ressembler à une morte-vivante. Je me traînai jusqu'à ma coiffeuse et tournai le grand miroir ovale face à moi. Mes cheveux violets étaient un vrai bordel, emmêlés dans tous les sens.

Je commençai à les attacher en queue de cheval, mes doigts démêlant machinalement les nœuds.

Et je m'arrêtai net.

Mon reflet... mon reflet n'avait pas bougé avec moi.

Je restai figée, la main encore dans mes cheveux, le souffle coupé.

Mon image dans le miroir me fixait, immobile, alors que je venais clairement de lever les bras. Elle gardait la même position qu'une seconde plus tôt, comme un film mis sur pause.

Qu'est-ce que...?

Est-ce que j'étais en train de délirer ? Ou est-ce que... c'était vraiment en train d'arriver ?

Ce genre de moment que tu sens là, dans ton ventre, quand t'as l'impression que la réalité elle-même se fissure sous tes pieds.

Est-ce que ce rêve bizarre de la nuit dernière avait un rapport avec ça ?

J'étais partagée entre la peur pure et une espèce d'excitation flippante. Cette sensation que j'avais toujours cherchée — la preuve que le paranormal existait vraiment — était peut-être enfin là, devant moi.

Je tournai le miroir face au mur, les mains tremblantes. Je pris trois grandes inspirations, essayant de calmer les battements affolés de mon cœur.

Un, deux, trois.

Quand je le retournai à nouveau, mon reflet bougeait normalement. Parfaitement synchronisé avec mes mouvements.

Je me mis à faire des grimaces débiles, tirant la langue, fronçant les sourcils, clignant rapidement des yeux. Mon reflet reproduisait tout exactement.

Puis j'abandonnai. Là, c'était pas la peur de mon miroir. C'était la peur de devenir complètement folle.

Je pris la boîte de dolipranes et relus la composition au dos, cherchant désespérément une explication rationnelle. Effets secondaires : troubles digestifs légers, réactions allergiques rares. Rien sur les hallucinations visuelles. Et j'en avais pas pris vingt non plus, juste deux. Bref.

Peut-être juste besoin de sommeil. Ou d'un psy.

Et là, brisant le silence de ma chambre... une voix m'appela.

— Aya ?

Mon cœur manqua un battement. La voix venait de derrière moi.

Je laissai un blanc, ma bouche soudain sèche, avant de répondre doucement :

— Maman ?...

Mais en me retournant lentement, le cœur battant à tout rompre... ce n'était pas ma mère.

C'était une fille. Assise tranquillement sur mon lit, les jambes croisées.

Et c'était moi.

Enfin, c'était moi. Genre copie conforme parfaite. Même visage aux traits identiques. Mêmes cheveux violets nuit qui tombaient sur les épaules. Même petite tâche de rousseur sur la joue gauche.

Qu'est-ce que...?

Je me pinçai fort le bras. La douleur fusa, bien réelle. Non. Pas un rêve. Cette fois, définitivement pas un rêve.

Je m'approchai prudemment, comme si elle allait disparaître si je bougeais trop vite. Sans demander la permission, je tendis la main et touchai une de ses mèches de cheveux. Même texture. Même douceur. Tout pareil.

C'était perturbant au-delà de l'imaginable.

La fille — mon double — me regarda en souriant. Un sourire que je connaissais, puisque c'était le mien. Puis elle prit la parole, sa voix identique à la mienne mais avec une qualité étrange, légèrement décalée :

— J'ai failli faire mon apparition dans le miroir, tu sais. Mais ça faisait trop film d'horreur cliché. Du coup j'ai opté pour quelque chose de plus... direct. Enchantée, Aya. Je suis heureuse de faire enfin partie de toi.

Elle était habillée de manière incroyable. Une tenue entièrement violette et brillante qui semblait presque lumineuse, avec des dizaines de montres à gousset accrochées partout — aux poignets, à la ceinture, sur les épaules. Certaines tournaient à l'endroit, d'autres à l'envers. C'était classe, hypnotique, et complètement surréaliste.

— Tu es la première à me découvrir aujourd'hui, continua-t-elle calmement. Ce midi et ce soir, deux autres humains rencontreront mes coéquipiers. Je sais que tu dois être complètement larguée en ce moment. C'est normal. Mais tu as sûrement déjà deviné, non ?

Elle fit un geste vers toutes ses montres.

— Je suis liée au Temps.

Je déglutis difficilement, essayant de rassembler mes pensées éparpillées.

— Qu'est-ce qui t'amène ici ? demandai-je d'une voix plus agressive que je ne l'aurais voulu, sur la défensive.

Elle ne sembla pas offensée. Au contraire, son expression devint grave.

— Hier, une date s'est déclenchée. Le 3 mars. Il y a exactement trois ans, jour pour jour, mon monde a ouvert un lien avec le vôtre. Et depuis ce jour-là, je suis en toi, Aya. Parce que tu m'as trouvée.

— Attends, quoi ? m'exclamai-je. Je t'ai jamais vue de ma vie, moi !

Elle rigola doucement. Un rire que je connaissais trop bien puisque c'était littéralement le mien. C'était déstabilisant de s'entendre rire sans avoir ouvert la bouche.

— C'est normal que tu ne t'en souviennes pas. Tes souvenirs ont été modifiés. Effacés, en quelque sorte. Je ne pouvais pas me montrer à toi avant aujourd'hui, avant que le cycle soit complet. Pendant trois ans, j'étais consciente à l'intérieur de toi, mais... sans corps, sans voix. Juste une présence. Et grâce à toi, je peux enfin agir. Exister physiquement. Et crois-moi, Aya, il y a urgence. Tout est en train de s'effondrer. Mon monde est en train de mourir. Et peut-être que le tien suivra bientôt.

Je fronçai les sourcils, submergée par le flot d'informations.

— Je comprends rien. Tu me fais flipper là...

Elle hocha lentement la tête, son regard — mon regard — empli d'une tristesse infinie.

— Je fais partie des trois derniers intangibles encore en vie. Le Temps, c'est moi. Mes deux amis sont la Clairvoyance et l'Invisibilité. Tous les autres... tous les autres ont été décimés, massacrés. Si nous trois mourrons, c'est fini. Définitivement fini. Pour notre monde. Et probablement pour le vôtre aussi.

Je commençais à m'agacer, frustrée par cette situation absurde.

— Mais vous avez foutu quoi pour que ça dégénère comme ça ?! C'est quoi ce bordel ?

Elle me regarda, son expression passant de la tristesse au désespoir pur.

— Justement... rien. On n'a rien fait de mal. On était trente-trois intangibles au départ. Trente-trois. Et un seul d'entre nous a vrillé. Juste un. Un seul intangible corrompu qui a tout détruit, tout anéanti. Il a été envoyé — ou s'est échappé — sur votre Terre. Et pour l'arrêter, pour le traquer, certains d'entre nous ont dû le suivre ici. Tous les trois ans, on est trouvés par des humains, liés à eux pour pouvoir exister dans votre dimension. Mais cette fois... cette fois, c'est la dernière tentative. Le dernier cycle. Aya, écoute-moi bien : moi et les deux autres, nous sommes les DERNIERS survivants. Les trois derniers. Tu es mon dernier espoir. Notre dernier espoir.

Et là, sans prévenir, le Temps se jeta dans mes bras, tremblante, en larmes.

Des sanglots qui secouaient tout son corps — mon corps.

— Non mais attends, protestai-je maladroitement en lui tapotant le dos. C'est moi qui devrais pleurer là, t'es sérieuse ? Tu viens de me sortir la dinguerie du siècle, tu débarques comme ça dans ma chambre en mode clone parfait, et maintenant tu chiales ?

Elle releva la tête, les yeux rouges et gonflés. Des larmes coulaient sur ses joues.

— La Mort, Aya. C'est elle. L'intangible qui a tout détruit. La Mort elle-même s'est infiltrée parmi nous. Et elle vient de chez vous, de votre monde, pas du nôtre. Elle a anéanti presque toute notre dimension. Si elle nous trouve, moi et les deux autres... si elle réussit à nous éliminer, c'est terminé. Pour tout le monde. Les deux mondes s'effondreront.

Je restai là, complètement bloquée, incapable de formuler une réponse cohérente.

— Je... je sais pas quoi dire. T'en balances beaucoup trop d'un coup. Mon cerveau va exploser. Et moi, je suis censée faire quoi là-dedans exactement ? J'ai jamais signé pour devenir une sorte de super-héroïne de dimension parallèle !

— Si, tu as signé, répondit-elle en s'essuyant les yeux. Tu m'as trouvée. Dans la forêt. Avec trois autres personnes. Il y a trois ans, le 3 mars 2003. Tu voulais du paranormal, Aya ? Tu voulais des preuves que quelque chose d'inexplicable existait ? Eh bien maintenant, tu l'as. Et tu ne peux plus faire marche arrière.

— Mais... mais je dois faire quoi exactement ? demandai-je, la voix tremblante.

Elle se tut un long moment. Puis, d'une voix grave :

— Tu dois trouver la Mort. L'identifier. L'arrêter.

Je ris. Un rire nerveux, presque hystérique.

— Pardon mais... moi, je suis pas suicidaire hein. Je suis une lycéenne normale. Et je suis humaine. T'es une entité cosmique toute-puissante, tu pourrais pas faire le boulot toi-même ?

Elle sortit quelque chose de sa poche. Un sablier minuscule, tout doré, qui brillait d'une lumière étrange et pulsante. On aurait dit qu'il contenait de la poussière d'étoiles.

— Je n'ai le droit qu'à une seule aide pour toi. Les règles sont strictes. Je ne peux rien faire directement ici, dans ton monde. Mes pouvoirs sont bridés, limités. Mais toi... toi, tu peux agir. Et ce sablier, il contient un seul pouvoir. Une seule utilisation du temps. Tu ne pourras l'utiliser qu'une fois. Après, il sera vide. Définitivement.

Je pris le sablier dans mes mains avec précaution. Il était chaud, vibrant légèrement contre ma paume. Fascinant.

— Donc tu me donnes le pouvoir de contrôler le temps ? Genre revenir en arrière ou stopper le temps ? Trop bien !

Ne joue pas avec ça ! s'écria-t-elle en me prenant fermement par les poignets, son regard intense planté dans le mien. Ce n'est pas un jouet. C'est une arme. Tu dois l'utiliser intelligemment pour retrouver la Mort. L'intrus qui se cache parmi vous. Et l'arrêter avant qu'il ne soit trop tard.

— Et je suis censée trouver la Mort comment, exactement ? demandai-je, soudain consciente de l'immensité de la tâche.

— Observe les gens autour de toi. Surtout dans la Vallée des Trois Sapins. Les trois autres personnes qui ont été liées aux intangibles sont au lycée avec toi. Cette nuit, quelqu'un a été tué par l'intrus. Assassiné. C'est comme une enquête, Aya. Tu dois retrouver le tueur caché. Mais écoute-moi bien : je ne peux venir te voir qu'une seule fois par jour. Alors fais attention à ce que tu fais. Et surtout... ne parle de moi à personne. Personne ne doit savoir. C'est vital. Je dois partir maintenant. Les règles, encore une fois. À demain, Aya.

Elle marqua une pause, son expression emplie de culpabilité.

— Et... désolée pour le choc.

Elle disparut avant même que je cligne des yeux. Comme si elle n'avait jamais été là.

Je restai plantée au milieu de ma chambre, le sablier doré serré dans ma main, essayant de digérer ce qui venait de se passer.

J'avais rien demandé. Rien du tout. Et maintenant j'étais embarquée dans une mission digne d'un film de science-fiction chelou.

Trouver la Mort. Super. Facile.

Je descendis les escaliers d'un pas un peu chancelant. Ma mère était dans la cuisine, en train de préparer le déjeuner. Elle leva les yeux vers moi et fronça les sourcils, perplexe.

— À qui tu parlais tout à l'heure ? J'ai entendu des voix.

J'hésitai une seconde. Puis je décidai de jouer la carte Gabriel.

— J'étais au téléphone avec Gabriel.

Son expression changea instantanément. Ses yeux s'élargirent légèrement, emplis d'inquiétude.

— Il va bien ?

— Bah... oui ? répondis-je, confuse. Pourquoi ?

Elle s'assit lourdement sur une chaise, l'air choquée.

— Le pauvre garçon... j'imagine qu'il t'a raconté ce qu'il a vu cette nuit, alors.

Je pigeais pas tout, mais je fis semblant de comprendre, acquiesçant vaguement.

— Ouais, ouais...

— Il a vu un truc horrible, Aya. Vraiment horrible. Un gamin de son lycée, mort. Assassiné. La police pense que c'est un meurtre. C'est affreux. Et si ça arrive au meilleur ami de Gabriel... ça peut arriver à toi. À n'importe qui. Alors reste prudente, d'accord ? Et va le voir demain après les cours, pour vérifier qu'il va bien. Ce genre de chose, ça traumatise.

Mon sang se glaça.

Tout se confirmait. C'était bien lié à l'histoire du Temps, des intangibles, de la Mort.

Gabriel avait été témoin de la première victime. Du premier meurtre.

— Bien sûr, t'inquiète pas maman.

Je montai rapidement dans ma chambre, le cœur battant, et attrapai mon téléphone. Je composai le numéro de Nathan, le meilleur pote de Gabriel.

Il décrocha à la deuxième sonnerie.

— Allô ? T'appelles pour Chris et Gabriel, hein ? Merci de prendre des nouvelles. Il est assailli d'appels depuis ce matin...

Chris. Donc c'était lui. Chris était la victime.

— Il va bien ? demandai-je, la gorge serrée.

— Comme un mec qui a vu un cadavre avec la tête éclatée, ouais. Pas top, mais il tient le coup. Il refuse de parler à la plupart des gens. Je pense qu'il est encore sous le choc.

Je me sentis mal rien qu'en imaginant Gabriel dans cet état.

— Et toi, ça va ?

— Moi ? J'ai rien vu directement, mais j'ai quand même gerbé mes tripes quand je suis sorti et que j'ai aperçu le corps. Je vais peut-être passer voir Gabriel ce soir discrètement, histoire de vérifier qu'il va pas faire une connerie. Tu crois que c'est une bonne idée ?

— Ouais, carrément. Je pense que ça lui fera du bien de pas être seul. J'irai le voir demain, après les cours.

— Parfait. Je te dirai comment il va ce soir. Merci Aya.

— De rien, Nathan. Repose-toi. À demain.

Il raccrocha.

Je restai assise sur mon lit, fixant le sablier doré posé sur ma table de chevet. Il brillait faiblement dans la lumière de l'après-midi.

Et moi... je venais de me rendre compte que demain, j'allais vraiment devoir commencer à chercher la Mort.

Littéralement.

Et très franchement... c'était le cas de le dire : j'étais morte de trouille.

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