Rumeurs partie 1
RUMEURS — PARTIE 1
Chapitre 5
5 mars 2006
(Gabriel)
Il était tôt. Six heures quarante-cinq du matin. Le réveil avait sonné et j'avais décidé d'aller au lycée aujourd'hui, malgré le désaccord ferme de mes parents.
— Tu es sûr que tu veux y aller ? avait demandé ma mère ce matin, les sourcils froncés d'inquiétude. Personne ne t'en voudrait de prendre quelques jours...
Mais justement. Ils n'allaient quand même pas m'empêcher d'aller en cours maintenant, ça serait tout de même ironique après m'avoir bassiné pendant des mois sur l'importance de la scolarité !
Aujourd'hui, je ne mis pas ma tenue de petit élève modèle parfait. J'en avais marre de jouer ce rôle. J'avais enfilé ma vieille veste en cuir noir — celle que mes parents détestaient — ébouriffé légèrement mes cheveux blonds platine pour leur donner ce côté sauvage que j'aimais, et opté pour un jean délavé déchiré aux genoux.
C'était pas non plus trop extravagant, mais je décidai de me faire plaisir pour une fois. Tant pis pour les parents et les autres du lycée. Nathan serait sûrement content de me voir redevenir moi-même, ne serait-ce qu'un peu.
En descendant les escaliers, je passai devant le buffet du salon. Le paquet de cigarettes de mon père traînait là, à moitié ouvert. J'hésitais depuis hier à en prendre une. Mais mes vieux démons me rappelèrent à l'ordre. L'époque du collège refit surface dans ma mémoire — cette période sombre où je fumais pour oublier, pour me sentir vivant.
Juste une...
Je tendis la main et en pris une.
C'est toujours comme ça que commencent les addictions, je le savais. Mais bon, j'avais bien réussi à m'en débarrasser une fois, pourquoi pas deux ?
Et puis hier midi, j'avais eu un genre d'hallucination flippante. J'avais pourtant rien fumé, rien pris ! Mais un double de moi — parfait, identique, troublant — s'était matérialisé dans ma chambre. Il se prétendait être le maître de l'Invisibilité, l'un des trois derniers intangibles. Il m'avait parlé de sauver le monde, de traquer la Mort elle-même.
Il m'avait fait putain de flipper.
On aurait dit... mon ancien moi. Le vrai. Celui d'avant le déménagement, avant que mes parents décident de me "civiliser". Celui qui n'avait peur de rien.
Heureusement que Nathan était arrivé dans la soirée. Ça m'avait fait un bien fou de le voir. Il avait toujours ce timing parfait, ce con. Comme s'il sentait quand j'allais mal sans que j'aie besoin de le dire.
Je fourrai la cigarette entre mes dents et sortis dehors. Le froid matinal me gifla agréablement le visage. Le temps semblait plutôt clément aujourd'hui malgré l'heure, rien de mieux pour calmer un peu les nerfs à vif.
J'allumai la cigarette. La première bouffée me brûla les poumons. Je toussai légèrement. Mon corps avait oublié cette sensation.
Je m'amusai à faire de longues volutes de fumée dans l'air glacé. Je ne le ferais qu'une fois, autant en profiter pleinement.
Je me postai face à chez Nathan, juste de l'autre côté de la rue. Sa maison était plongée dans la pénombre, à part une fenêtre éclairée au premier étage — sa chambre. Celui-ci sortit quelques minutes plus tard, son sac à dos visiblement trop lourd sur ses épaules frêles. On aurait dit qu'il allait s'effondrer sous le poids.
Faudra que je pense à lui apporter une collation la prochaine fois. Des barres de céréales, des fruits, n'importe quoi. Ça lui ferait pas de mal de prendre un peu de poids...
Malgré tout, il restait classe. Toujours bien habillé, ce mec. Pantalon beige impeccable, pull col roulé noir, écharpe assortie. J'adorais ce côté soigné qu'il avait, même à six heures du matin.
— Gabriel ?!
Sa voix trahissait la surprise. Il courut pour me rejoindre, manquant de trébucher sur le trottoir, puis articula tout essoufflé :
— Mais depuis quand tu fumes ?!
— C'est l'unique du restant de mes jours à vivre, laisse-moi en profiter, répondis-je avec un sourire en coin.
Il me l'arracha brutalement de la bouche, énervé. Ses yeux normalement doux brillaient de colère.
— Va pas croire que tu vas noyer tes problèmes là-dedans, imbécile. Tu ne feras que t'en rajouter ! Tu m'entends ? C'est pas la solution !
Je le voyais rarement dans ces états-là. Généralement, Nathan était calme, posé, presque trop zen. Mais là, il était vraiment en colère.
— Parce que toi, en tant que gentil garçon parfait, t'as jamais testé ? rétorquai-je, sur la défensive.
Il me lança un regard noir. Glacial. Blessé aussi.
Dès l'instant où cette phrase sortit de ma bouche, je la regrettai immédiatement. Putain, Gabriel, pourquoi tu dis toujours des conneries quand t'es nerveux ?
Il partit sans un mot, marchant d'un pas vif vers le lycée. Je le suivis à ses côtés, mal à l'aise. Je détestais le savoir vexé. Surtout à cause de moi.
Après un long silence tendu, Nathan reprit la parole, sa voix plus douce mais ferme :
— Tu sais Gabriel, je veux pas que tu fasses comme les autres mecs qui se la jouent cool ou qui fument pour oublier. T'es pas comme ça. T'es meilleur que ça. Et ça a beau être qu'une cigarette, si un jour tu sombres vraiment, cette "unique fois" se transformera en trois paquets par jour. Et je te perdrai.
Ces derniers mots me frappèrent en pleine poitrine.
Je te perdrai.
J'éteignis le mégot sous ma chaussure et le jetai dans la poubelle la plus proche.
— T'as raison. Désolé. C'est vrai que c'est dégueulasse, de toute façon. T'aurais pas un bonbon pour changer le goût ?
L'ombre d'un sourire réapparut enfin sur son visage. Il fouilla dans la poche de son manteau et me tendit un Tic Tac à la menthe.
— Tiens, tête de mule.
J'avais peur de retourner au lycée. Je savais bien que d'un côté j'en avais besoin — rester enfermé chez moi à ruminer aurait été pire. Mais d'un autre... j'avais peur des gens. Pas les vrais, pas les potes. Les autres. Ceux qui t'observent trop longtemps avec ce regard curieux et malsain. Ceux qui ricanent dans ton dos. Ceux qui savent rien de ce qui s'est vraiment passé, mais qui parlent quand même. Qui inventent. Qui jugent.
— Nathan, commençai-je d'une voix hésitante, j'ai pas envie d'avoir des questions...
— Tu veux qu'on reste en dehors du lycée ? proposa-t-il immédiatement. On peut aller dans un café ou juste se poser quelque part.
— Non. Je veux pas t'embarquer à sécher avec moi. T'as déjà raté trop de cours à cause de ta santé. Mais s'il te plaît... me lâche pas d'une semelle aujourd'hui, ok ?
Il posa sa main sur mon épaule, son regard plongé dans le mien.
— T'avais même pas besoin de demander, tu sais. Je reste toujours avec toi. Toujours. Mais si tu veux bien, on ira voir Aya à un moment dans la journée. Je l'ai eue au téléphone hier soir, et je crois qu'elle voulait vraiment te voir. Prendre de tes nouvelles.
— Ah ouais ? Ça me dérange pas tant que ça, alors. Elle est pas chiante, Aya.
Aya était cool. Vraiment cool. Au début, je me souviens qu'on s'aimait pas trop, elle et moi. Je crois. Mais je saurais pas dire pourquoi exactement. À vrai dire, je m'en souviens pas trop... comme si cette période était floue dans ma mémoire. Mais maintenant, j'aimais bien sa philosophie de vie. Sa façon de foncer sans réfléchir aux conséquences. Elle était rigolote, spontanée, vivante.
On s'approcha du portail du lycée. L'immense grille en fer forgé se dressait devant nous comme l'entrée d'une prison.
Je me sentais bizarre. Vraiment bizarre. Comme si j'entrais dans quelque chose de plus grand que moi. Comme si un rideau invisible allait se lever d'un moment à l'autre et révéler quelque chose que je n'étais pas censé voir.
Un frisson me traversa la colonne vertébrale. Le genre de sensation qu'on a quand quelque chose s'apprête à changer radicalement, mais qu'on sait pas encore quoi ni comment.
Je passai devant une grande vitre du hall d'entrée. Mon reflet me regarda.
Et il me regarda un peu trop longtemps.
Mon reflet semblait... légèrement décalé. Comme s'il bougeait avec une demi-seconde de retard. Ou peut-être d'avance ? Mes lèvres bougeaient, mais celles de mon reflet semblaient prononcer des mots différents.
Je clignai des yeux, le cœur battant soudainement plus vite.
Quand je rouvris les yeux, le reflet était redevenu normal. Parfaitement synchronisé.
Qu'est-ce que...?
Je jetai un œil vers Nathan. Il marchait tranquillement à côté de moi, consultant son téléphone. Il semblait n'avoir rien remarqué.
T'as juste besoin de sommeil, Gabriel. Calme-toi.
Nous franchîmes les portes du lycée.
J'étais loin d'être un mauvais élève. Je m'en tirais avec une moyenne plutôt excellente — seize ou dix-sept de moyenne générale selon les trimestres. Mais l'ambiance du lycée était souvent pourrie. On sentait que tout le monde n'était pas encore très mature. Les petits drames, les clans, les embrouilles pour rien.
Enfin, c'était quand même moins pire que le collège, dieu merci.
En classe de littérature — notre premier cours de la journée — on s'installa comme d'habitude au fond de la salle. Nathan s'assit à côté de moi et sortit ses affaires dans un calme presque trop parfait. Toujours méthodique, toujours organisé.
Quelques élèves me dévisagèrent en entrant. Leurs regards s'attardaient, curieux, gênés. Certains chuchotaient entre eux.
C'est lui qui a trouvé le corps... Paraît qu'il y avait du sang partout... Il doit être traumatisé...
Ça ne durait jamais bien longtemps. Nathan se chargeait de leur faire comprendre par le regard de nous foutre royalement la paix. Il avait un regard assez froid quand il le voulait, maintenant que j'y pensais. Mais à la fois profond. On pourrait s'y perdre pendant des heures.
La prof arriva et commença son cours. Bonjour, sortez vos livres, page quatre-vingt-trois. Le ronronnement habituel.
On avait traversé la tempête. Pour l'instant.
À la pause de dix heures, Capucine — l'amie d'Aya — nous rejoignit près des distributeurs. Elle avait son air habituel, un peu taquin, mais je voyais bien qu'elle était inquiète aussi.
— Salut les gars. Je pensais pas vous trouver ici aujourd'hui, dit-elle en nous regardant tour à tour.
— Tu sais, je préfère venir ici plutôt que de ruminer chez moi tout seul devant la télé, répondis-je en haussant les épaules.
Nathan hocha la tête en sirotant son jus d'orange.
— À moins que ce soit pour rester avec toi, Gabriel, ajouta-t-il avec un petit sourire. Mais j'ai trop loupé de cours dernièrement. Faut pas abuser des bonnes choses non plus.
Capucine se rapprocha de nous, jetant un coup d'œil autour d'elle avant de baisser la voix.
— Par contre, faites vraiment gaffe de pas tomber sur le groupe de secondes avec Robin et toute sa clique... Ils sont assez actifs niveau conneries en ce moment. Ils cherchent la merde, comme d'hab. Et si jamais ils vous tombent dessus pour vous faire chier...
Nathan pouffa, levant les yeux au ciel.
— Pff, ils sont juste frustrés parce qu'ils ont tous redoublé, c'est tout. Des gamins qui se la jouent.
Capucine allait rajouter quelque chose, puis hésita. Elle se gratta nerveusement la tempe, comme si elle voulait pas trop en dire. Ou comme si elle ne savait pas comment formuler ce qui allait suivre.
— Et... euh, y'a un truc bizarre, finit-elle par lâcher. Hier, quelqu'un a dit t'avoir vu sur une civière, Gabriel. Dans l'aile B. Genre, vers l'infirmerie. Allongé, immobile. Alors que... t'étais même pas là. T'étais chez toi.
Un blanc.
Le silence tomba entre nous comme une chape de plomb.
Je sentis mon estomac se tordre. Une sensation glacée se répandit dans mes veines.
— Ils ont sûrement confondu, non ? dis-je d'une voix que j'espérais convaincante. Je ressemble peut-être à quelqu'un d'autre.
Mais même moi, j'y croyais pas vraiment.
Capucine fronça les sourcils, peu convaincue.
— Ouais... peut-être. Mais c'est quand même bizarre. La personne était sûre que c'était toi. Elle a même dit que t'avais ta veste en cuir. Celle que tu portes là.
Nathan releva lentement les yeux vers moi. Un petit froncement de sourcils, à peine visible. Mais je le connaissais assez pour savoir qu'il réfléchissait intensément.
Un autre frisson me parcourut l'échine. Plus intense cette fois.
Ça recommence.
Les intangibles. Le double qui m'avait parlé hier. Cette histoire de Mort, de traqueur, de monde en train de s'effondrer.
Ce n'était pas une hallucination. C'était réel.
Et maintenant, quelqu'un — ou quelque chose — prenait mon apparence dans ce lycée.
Putain.

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