Rumeurs Partie 2

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Chapitre 6
5 mars 2006
(Aya)

Nous entrions en classe de français. Je pris place à ma table attitrée, celle que j'avais eue dès le début de l'année. Un peu trop près du tableau à mon goût — madame Georges pouvait me surveiller facilement — mais bon, j'avais pas eu le choix.

Ma collègue Hannah, comme j'aimais bien l'appeler, s'installa à mes côtés dans un froissement de tissus. C'était probablement la fille la plus solitaire que j'avais jamais rencontrée. Elle ne vivait que pour l'Histoire — les dates, les batailles, les civilisations perdues. Et son style vestimentaire semblait tout droit sorti d'un vieux roman steampunk oublié sur une étagère poussiéreuse.

Aujourd'hui, elle portait un corset marron par-dessus une chemise blanche à jabot, des lunettes à monture en cuivre, et une montre à gousset qui pendait à sa ceinture. Ses cheveux châtains étaient relevés en un chignon compliqué avec des petites épingles en forme d'engrenages.

Elle était complètement barrée. C'était pour ça que je l'aimais bien. Et je crois qu'elle m'aimait bien aussi, vu que j'étais la seule de la classe à qui elle parlait vraiment.

En fait, je crois qu'elle m'avait captée dès la première semaine, quand elle m'avait surprise à griffonner des plans pour explorer la forêt des Trois Sapins au lieu de prendre des notes sur le classicisme français. Au lieu de me juger, elle s'était penchée vers moi et avait chuchoté : "Tu crois qu'il y a vraiment quelque chose là-bas ?"

On était devenues amies sur-le-champ.

— Alors, c'est quoi l'expédition pour ce soir ? dit-elle à mi-voix, les yeux brillants d'impatience derrière ses lunettes.

J'avais presque oublié. Elle m'accompagnait souvent lors de mes petites virées nocturnes dans la forêt. Elle adorait ça, même si elle faisait genre que tout était scientifique, rationnel, explicable. Moi, j'appelais ça explorer les frontières du réel. Elle appelait ça "recherches de terrain sur les anomalies environnementales locales".

Mais ce soir...

— Écoute Hannah, c'est pas que je veux pas, mais... avec tout ce qui se passe en ce moment, j'ai pas vraiment le droit de sortir. Ma mère est en mode parano total. Genre elle vérifie que les fenêtres sont fermées trois fois avant d'aller se coucher.

Hannah hocha la tête, compréhensive.

— Tu sais, ça doit pas être si dangereux que ça. Mon père dit que ce qui est arrivé samedi soir, c'était sûrement un accident.

Je relevai les yeux, un peu trop vite. Trop brusquement.

Un accident ?

C'était pas ce que le Temps m'avait soufflé. Ou ce que ces espèces de murmures bizarres — ceux que je faisais semblant de pas entendre depuis hier — m'avaient laissé entendre. Ces voix qui résonnaient parfois dans ma tête, comme des échos d'une autre dimension.

— Comment il sait ça, ton père ? demandai-je en essayant de garder un ton neutre.

— Gendarme. Ma mère est infirmière. Je suis trop fière de mes parents ! répondit-elle avec un grand sourire.

Ah. Bingo.

Je sentais que j'étais peut-être en train de tirer un fil important. Une piste. J'allais pas m'arrêter là.

— Dis-moi Hannah... sans vouloir paraître indiscrète... tu sais comment exactement s'est passé l'accident ?

Elle hésita. Sa mâchoire se contracta une seconde. Ses doigts tripotèrent nerveusement les boutons de son corset. Puis elle reprit d'un ton neutre, presque trop contrôlé :

— Eh bien... on n'est pas encore sûrs à cent pour cent. Mais d'après ce que mon père m'a dit au petit-déjeuner ce matin, la victime se serait pris un projectile. Genre une tuile ou un morceau de pierre, tombé d'un bâtiment délabré à côté de chez la victime. Un truc lourd, tombé d'en haut, quoi. Ça expliquerait les blessures à la tête.

Un projectile ? Une tuile ?

Ça collait pas du tout avec ce que j'avais ressenti ce soir-là. Ce n'était pas un "accident". C'était comme... comme si quelque chose — ou quelqu'un — avait brouillé les lignes entre nos deux mondes. Comme si un Intangible s'était glissé dans notre réalité juste assez longtemps pour tout dérégler, pour tuer.

— Tu sais s'ils ont trouvé des preuves ? Genre... des empreintes, une trace ? Même minime ?

Elle baissa les yeux. Je vis ses doigts se crisper sur sa trousse Hello Kitty complètement incongrue avec le reste de son style. Ça me suffisait comme réponse.

Elle en savait plus. Mais elle pouvait pas en parler.

— Excuse-moi, je suis peut-être allée un peu trop loin avec mes questions.

Elle releva la tête, un sourire faible aux lèvres.

— Oh non, t'inquiète pas Aya... mais du coup, c'est toujours non pour ce soir ?

Ma conscience me hurlait "NON, RESTE CHEZ TOI". Mais mon inconscient — celui qui croyait encore aux mondes invisibles, aux portes cachées dans les arbres, aux dimensions parallèles — crevait d'envie de dire "oui, allons explorer".

Mais... prudence. Le Temps m'avait dit de faire attention.

— Désolée Hannah. Ma mère est déjà assez stressée comme ça. Si elle me chope dehors ce soir après ce qui s'est passé, je suis littéralement morte. Genre enterrée vivante jusqu'à mes dix-huit ans.

— D'accord, t'inquiète. On ira un autre jour.

Le cours traîna en longueur. Je sentais qu'Hannah s'était refermée après notre conversation, alors je n'osais pas relancer. J'avais mal aux fesses à force de rester assise, mal au dos, mal à l'attention. Mon esprit vagabondait sans cesse vers Gabriel, vers Nathan, vers cette histoire de Mort qui se baladait quelque part dans notre village.

Et surtout, j'avais une envie irrépressible d'aller voir Gabriel. De vérifier qu'il allait bien après ce qu'il avait vécu.

À la sortie du cours, à midi pile, je sortis mon téléphone portable en marchant dans le couloir bondé. Je composai le numéro de Gabriel.

Ça sonna. Une fois. Deux fois. Trois fois. Répondeur.

"Salut, c'est Gabriel. Laisse un message si t'es pas chiant."

Je tentai Nathan. Même résultat. Répondeur.

"Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Nathan. Je vous rappellerai dès que possible."

Génial. Mais qu'est-ce qu'ils fichaient tous les deux ?

Je pressai le pas vers la cantine, quand soudain, une voix surgit dans mon dos :

— AyaaAAAA !!

Je me figeai sur place, manquant de me faire percuter par un groupe de troisièmes.

J'étais partagée entre la joie et l'agacement. C'était Léandre.

Mon ami de basket. Léandre, c'était un peu mon rayon de soleil cabossé, si je devais le décrire. On se voyait souvent au gymnase après les cours. Il était très proche de moi, et je m'étais attachée à lui plus que je voulais l'admettre.

Il avait quinze ans, un an de moins que moi, mais il semblait encore plus jeune. Petit — un mètre cinquante-huit à tout casser — avec des traits délicats, des cheveux bruns coupés courts, et des yeux noisette immenses qui lui donnaient un air perpétuellement surpris.

Il avait ce truc, ce petit air fragile mais déterminé. Mais il se faisait souvent harceler. À cause de... certaines choses. Des choses personnelles que je garderais pour moi parce que c'était pas à moi de les dévoiler.

— Aya, Aya ! Y a un super match qui se prépare pour vendredi après-midi, un mix de lycéens et de collégiens ! Tu veux jouer avec moi ? S'il te plaît ?

Je fis une moue. J'adorais Léandre, vraiment. Mais j'étais nulle au basket. Genre catastrophiquement nulle. Je voulais pas lui ruiner son match.

— Tu sais très bien que je t'adore, Léandre, mais... je vais pas jouer dans un vrai match. Je suis pas assez douée, je veux pas freiner l'équipe.

Et c'était vrai. J'étais sportive — je courais vite, j'avais de l'endurance. Mais pas compétitive. Le basket, je l'aimais juste parce que ça me défoulait. Et surtout parce que c'était notre truc à nous deux, notre moment rien qu'à nous. Mais je perdais tout le temps. Logique mathématique.

— Mais j'ai besoin de toi, moi ! insista-t-il, les yeux brillants. Je veux pas être tout seul ! Les autres vont encore se moquer...

Il était le plus petit de l'équipe masculine. Même moi je le dépassais d'une bonne tête. Et ça, les autres joueurs le lui faisaient bien sentir. Constamment.

À ce moment-là, Gabriel, Nathan, et Mathieu débarquèrent au bout du couloir. Comme sortis de nulle part.

— Oh bah ça tombe bien ! m'exclamai-je en me dirigeant vers eux. Gabriel, j'ai besoin de te parler !

Gabriel leva immédiatement la main pour m'arrêter, l'air paniqué.

— Chut ! Pas de questions sur samedi, s'il te plaît. Je veux pas qu'on me remarque, OK ? Fais comme si de rien était.

Il rabattit sa capuche sur sa tête et tenta de se planquer derrière Nathan. Mauvaise idée : Nathan était plus petit que lui. Beaucoup plus petit. L'effet était presque comique.

Mathieu prit la parole, calme mais ferme, d'une voix posée qui inspirait naturellement le respect :

— Vous inquiétez pas pour Gabriel. J'ai prévenu l'administration que je m'occuperais de gérer les rumeurs le concernant. Gabriel peut être tranquille ici. Si quelqu'un lui cherche des noises ou pose des questions déplacées, il me le dit et je règle ça à ma façon.

Mathieu. Le fameux Mathieu.

C'était un peu le Padre du lycée, comme je l'appelais affectueusement. En seconde comme nous, mais avec un statut complètement à part. Proche du directeur, autorisé à filer des heures de colle si nécessaire, délégué permanent, médiateur officiel... Le mec avait gagné le respect de tout le monde. Même de ceux qui le traitaient de lèche-bottes derrière son dos. Parce qu'en vrai, tout le monde voulait secrètement être lui.

Moi, je l'appelais Padre. Ça me faisait marrer. Peut-être parce que l'espagnol était ma matière préférée. Et aussi parce que personne d'autre n'y foutait rien dans ce cours à part moi.

Mais alors que je souriais, rassurée pour Gabriel, un détail me frappa soudainement.

— Attendez... vous avez vu Léandre ?

Je balayai le couloir du regard, l'angoisse montant progressivement dans ma poitrine. Il était là il y a trente secondes. Où était-il passé ?

— Je crois l'avoir vu près des panneaux d'activités sportives, tout à l'heure, dit Nathan en pointant vers le couloir menant au gymnase.

Je me sentis d'un coup terriblement coupable. Je l'avais à moitié ignoré quand les autres étaient arrivés. Alors qu'il m'avait simplement demandé de rester avec lui, de le soutenir.

Merde.

Je me mis à courir sans réfléchir, mes baskets claquant bruyamment sur le lino.

Et ce que je vis en arrivant près des panneaux me coupa littéralement le souffle.

Léandre. Dos au mur. Entouré de la bande à Diego.

Diego et ses potes. Des terminales qui avaient la maturité émotionnelle de collégiens et l'arrogance de types persuadés de régner en maîtres absolus sur le lycée. Équipe adverse au basket, évidemment. Et surtout, connards notoires.

— Foutez-moi la paix !! cria Léandre, les poings serrés le long de son corps tremblant.

— Tu ferais mieux de pas t'inscrire à ce match, fillette, ricana Diego en se penchant vers lui de manière intimidante. On va te démonter sur le terrain ! Littéralement. Tu vas finir à l'infirmerie.

— Crois pas que faire le malin te rend impressionnant, répondit Léandre d'une voix qui tremblait légèrement mais gardait un calme surprenant.

Je connaissais ce ton. C'était celui qu'il prenait quand il était terrifié mais refusait de le montrer.

— Même sa voix, elle est ridicule ! ajouta un autre membre de la bande, hilare. On dirait une meuf !

Les autres éclatèrent de rire. Un rire cruel, moqueur.

Je n'ai pas réfléchi. Mon corps a agi avant mon cerveau.

J'ai foncé.

Je me suis interposée entre Léandre et Diego, me plantant face à ce connard, à sa hauteur exacte. Je le regardai droit dans les yeux. Les miens devaient cracher du feu.

— Vous êtes pathétiques. Vraiment pathétiques. Lâchez-le. Maintenant.

— Oh, la copine vient défendre son petit chouchou ? ricana Diego. Quelle tendresse... C'est mignon.

Il attrapa soudainement le bras de Léandre, le tirant vers lui.

— Regarde, poupette, dit-il en pointant mes jambes. Ta copine est couverte de bleus partout. Pas très douée au basket, hein ? Et tu veux jouer avec elle ? T'es encore plus nul que je pensais.

Là, j'ai explosé.

La colère monta en moi comme une vague brûlante. Incontrôlable.

— T'as vu ta gueule ?! crachai-je en avançant d'un pas vers lui. C'est toi que je vais couvrir de bleus, espèce de...

Mais avant que je puisse finir ma phrase — ou faire quelque chose de vraiment stupide — une main ferme se posa sur mon épaule.

Mathieu.

— Aya, calme-toi, dit-il d'une voix basse mais autoritaire.

Puis il se tourna vers Diego, son expression passant instantanément du calme à quelque chose de glacial.

— Diego. Mon bureau. Dans dix minutes. Toi et tes amis. On va avoir une petite discussion sur le règlement intérieur concernant le harcèlement.

Diego voulut protester, mais le regard de Mathieu le fit taire net.

— Maintenant, dégage.

Ils partirent en grognant, lançant des regards noirs dans notre direction.

Je me tournai vers Léandre. Il tremblait légèrement, les yeux humides mais refusant de pleurer.

— Ça va ? demandai-je doucement en posant ma main sur son épaule.

Il hocha la tête, incapable de parler.

Et moi, je me jurai à cet instant que plus jamais je ne le laisserais seul face à ces connards.

Plus jamais.

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